Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki : deux lueurs dans la nuit

La guerre en Ukraine, qui fait craindre le pire à un pays qui n’est pas membre de l’OTAN et possède plus de 1000 km de frontière avec la Russie. La nuit qui s’étend sur les chantiers d’Helsinki, la nuit froide et interminable du grand nord. Le travail au noir, le travail sous surveillance, sous la menace d’une dénonciation. L’inflation, la crise économique, le dérèglement de la mondialisation et du partage des richesses. La vie qui s’égrène, irrémédiable. Le silence qui se fait, qui scelle les lèvres, quand on est fatigué. L’alcool qui aspire la conscience, meurtrit les corps. Le miroir qui renvoie un visage brisé, comme une feuille déchirée. Les Feuilles mortes est un film désespéré.

Dans cette nuit, deux lueurs. Deux coeurs solitaires qui s’éprennent. Le hasard qui les réunit, les sépare, les rassemble derechef, capricieux mais bienveillant. Le cinéma, lieu de leur première sortie, qui agrandit le champ de leur conscience. Le cinéma qui est multiple, qui est le lieu de l’espoir. Qui est toutes les affiches de films classiques qui parsèment le film. Le cinéma merveilleux de Chaplin où, face aux Temps Modernes, se lève l’espoir d’un horizon vers lequel marche un couple heureux. Le cinéma miraculeux de Leo McCarey, où dans Elle et lui, la tragédie d’un accident ne peut séparer un couple – une voiture chez McCarey, un train ici. Le visage bon de Holappa, homme sans prénom, comme L’Homme sans passé. Le visage à la fois tendre et volontaire d’Ansa, si courageuse dans l’adversité qu’on voudrait le lui dire. La musique, Tchaïkovski, Schubert, le rock finlandais cher à Kaurismaki, les feuilles mortes de Kosma, qui illumine les heures, quand ce n’est pas un karaoke mélancolique. La fantaisie d’un humour pince-sans-rire, comme un haussement d’épaules devant le mutisme et l’indifférence du monde. Les Feuilles mortes est un film plein d’espoir.

Aki Kaurismäki filme un amour naissant entre deux prolétaires ballotés par la vie, qui est peut-être, comme dans Elle et lui de McCarey (deuxième version), un amour de la dernière chance. Et c’est très beau. Les cadres à la composition harmonieuse, où le goût du beau (devenu, par un autre dérèglement, trop rare au cinéma) transpose dans l’espace les sentiments purs des deux héros, sont les ornements de cet amour, en dessinent les couleurs vives dans la pénombre. Dans Les Lumières de la ville de Chaplin, tout l’amour du monde était contenu dans une main tendue ; ici, c’est un baiser d’Ansa sur la joue d’Holappa qui en cueille la fleur. On reconnait le monde préservé du cinéma de Kaurismäki, toujours le même, et de familières silhouettes auxquelles il a prêté un futur : le héros naïf des Lumière du faubourgs devenu ami et confident de Holappa, ou les migrants de L’Autre côté de l’espoir. Si Aki Kaurismäki n’existait pas, il faudrait l’inventer. A force de devoir démêler la complexité du monde, il est doux de contempler des coeurs simples. Les beaux sentiments ne font pas de mauvais films.

Strum

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6 Responses to Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki : deux lueurs dans la nuit

  1. Avatar de Pascale Pascale dit :

    Madame Breillat devrait en prendre de la graine 🙂
    Mais rrrrrr tu spoiles à nouveau même si ce n’est pas un film à suspense.
    En tout cas, oui, ce cinéma là il réchauffe le coeur à l’heure où les feuilles commencent à tomber.

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    • Avatar de Strum Strum dit :

      Je ne spoile qu’indirectement il me semble et mon article est court cette fois. J’évoque certaines références du film. Si on ne pouvait pas raconter un minimum, on ne pourrait plus écrire sur les films, en tout cas, j’en serais incapable.

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  2. Bonjour Strum, j’ai toujours aimé l’ambiance des films de Kaurismaki, son humour particulier, sa noirceur candide, aussi… Je me souviens encore avec émotion de « la vie de bohème » ou « des lumières du faubourg ». J’espère pouvoir regarder ces « feuilles mortes » très prochainement !

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  3. Je l’ai vu, à la fin de l’année dernière et je souscris à tout ce que tu dis.

    Eh oui, il y a toutes les horreurs que tu cites dans ton premier paragraphe mais c’est un film beau, optimiste j’ai envie de dire. C’est émouvant, cela fait sourire et aussi pleurer, c’est magnifique. Pour moi, tout l’amour est contenu dans le petit clin d’œil d’Ansa à le toute fin. Pourquoi user de mots si on n’en a pas besoin ?

    Si Kaurismäki n’existait pas, il faudrait vraiment l’inventer. On ne peut pas mieux dire.

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