
Plus encore que le sujet du temps peut-être, c’est la possibilité de la fin du monde qui obsède l’esprit de Christopher Nolan. Après Tenet, qui imaginait un temps rétractile se défaisant, Dunkerque qui racontait un évènement qui, s’il n’avait pas tourné à l’avantage des Alliés, aurait probablement donné la victoire aux nazis, Interstellar qui chroniquait la fin d’une Terre mourante, ou encore Inception et ses rêves de mort emboités, voici qu’arrive Oppenheimer (2023). Trois strates temporelles s’y enchâssent comme dans Dunkerque, mais le sujet en est unique : c’est l’histoire d’un homme qui, pour éviter que le monde ne se défasse sous la férule nazie, coure le risque qu’il disparaisse dans l’apocalypse nucléaire. Ce sont des visions de fin du monde, celles d’Oppenheimer, qui ouvrent et clôturent le film, et ses fils narratifs sont pareils à des filaments de lumière pouvant mener à l’anéantissement général.
C’est un film de conjurateurs. Les scientifiques y conjurent contre les politiciens, les politiciens y conjurent contre les scientifiques, et chacun tente à sa façon de conjurer le désastre qui vient, dont la probabilité est plus ou moins lointaine, selon que l’on se place sur le terrain de la guerre ou celui des sciences. La probabilité de l’embrasement de l’atmosphère en cas d’explosion de la bombe A est proche de zéro, attestent les calculs mathématiques, mais proche de zéro ne signifie pas zéro. Dieu ne joue pas aux dés, a dit Einstein ; mais l’homme, cet arrogant funeste, se croit autorisé à jouer au jeu de l’autodestruction. C’est pourquoi, tel qu’incarné par Cillian Murphy, Oppenheimer a l’air d’un funambule navigant au milieu des gouffres, l’oeil grand ouvert pour chasser les visions d’apocalypse que recèlent ses paupières closes. Ce que le personnage perd en crédibilité d’homme d’action (silhouette frêle au regard de hibou, sans autorité naturelle, il semble peu à même du fait de cette interprétation fragile de diriger à Los Alamos une population de deux mille âmes réunies là par la volonté du gouvernement américain), il le gagne en intranquillité. Dans une des meilleures scènes du film, au milieu d’un discours de félicitation des équipes de Los Alamos, des hallucinations l’assaillent : la lumière d’Hiroshima et de Nagasaki, les grondements de la bombe, les cadavres noircies qui en sont la progéniture. Atroces visions intérieures qui ne le quitteront plus, lui le père de la bombe A ; et peut-être l’ont elles toujours assaillies, peut-être que la mort le courtisait depuis longtemps, sous la forme d’une pomme emplie de cyanure (anecdote contestée historiquement), ou sous celle cajôlante de Jean Tatlock, cette femme suicidaire encore plus intranquille que lui, qu’il aimait mais qu’il ne pourra plus revoir en raison de ses sympathies communistes. Lorsqu’il commencera à exprimer ses scrupules en public, s’opposant notamment au développement de la bombe H, Oppenheimer sera mis au ban de l’establishment politique américain, peu désireux de s’embarrasser d’un scrupuleux dans l’exercice du pouvoir – scène glaçante que celle de son entrevue avec Truman, qui décida sans remord apparent de lancer une bombe atomique à la fois sur Hiroshima et Nagasaki, « dernier degré de sauvagerie de la civilisation mécanique » selon Camus, l’une des rares grandes voix d’alors à dénoncer ce crime de guerre.
Dans sa construction (qui distingue un fil narratif nommé fission et un fil narratif nommé fusion), le film oppose la fission nucléaire de la bombe A, qui renvoie aux déchirements intérieurs d’Oppenheimer, à la fusion de la bombe H, creuset des ambitions mauvaises des apprentis sorciers et des cyniques servant sa puissance de mort plus grande encore. Mais il n’y a pas une bonne bombe face à une mauvaise. Les deux apportent la mort. Et n’en déplaise à l’incipit du film et au titre de la biographie américaine qui a inspiré Nolan (American Promotheus), Oppenheimer est un faux « Promothée », car le feu qu’il apporte n’est pas celui libérateur de Promothée qui permit la civilisation, mais celui de la foudre qui promet sa destruction. Reste que comme Prométhée, Oppenheimer sera rejeté par le pouvoir et restera torturé toute sa vie d’homme, regrettant les trop nombreux morts d’Hiroshima et Nagasaki. Now, I am become death, the destroyer of worlds, dit-il citant Vishnu dans le Mahabharata.
Si le film parvient à rendre compte du for intérieur d’Oppenheimer, à intéresser le spectateur au sort du personnage jusqu’à désirer que Lewis Strauss soit puni pour lui avoir fait retirer son habilitation sécurité sur fond de maccarthysme et de dissension sur l’opportunité de développer la bombe H, comment se fait-il que ses images s’oublient si vite une fois vues ? Pour quelle raison séduit-il au moment de sa vision – plusieurs scènes impressionnent par l’impact des images et leur mixage sonore – mais voit ses effets s’estomper en quelques jours ? La raison en est peut-être que Nolan, si occupé par le sujet du temps et de la disparition, ne l’est pas assez par celui de la durée du plan. Les plans d’Oppenheimer sont des instants qui se dissolvent dès qu’ils sont exposés à la lumière, comme une photographie mal développée dans une chambre noire. Les champs – contrechamps sont si rapides, épousant le rythme d’un dialogue très soutenu, qu’ils s’effacent rapidement de l’écran, tout comme les visions d’Oppenheimer. Peu de profondeur de champ ici du reste, les visages accaparant souvent toute l’image. Nolan possède un sens de la construction narrative qui lui permet d’entrelacer trois temps de récit, d’embrasser un nombre très important de personnages, y compris les plus grands scientifiques de leur époque (Einstein, déjà vétéran, Bohr, Eisenberg, Fermi, Teller, etc.) dans un who’s who parfois étourdissant, et de fait, on ne voit pas défiler les trois heures du film, mais de la durée dans le plan même, il se méfie ou se dédie, soit qu’il ait trop à raconter, soit qu’il veuille vite passer au plan suivant. Rétif au calme et à la méditation, il lui faut toujours un découpage vif, une narration trop complexe (le récit de l’échec de Lewis Strauss devant la commission sénatoriale relaté dans un noir et blanc grisâtre est trop long, et parait même superflu, bien qu’il illustre la dérive du pouvoir), et une musique tonitruante – au mixage sonore périlleux pour les oreilles – poursuivant le silence jusque dans les coins du cadre. Interstellar, son plus beau film, était justement celui où les plans avaient une durée plus grande, où l’émotion avait un espace où se déployer. Or, sans durée, il n’y a pas de mémoire possible. Et même, il n’y a plus de temps puisque le temps est durée – comme un désir d’annihilation inavoué, écho des pulsions de mort du film. C’est là l’immense paradoxe du cinéma de Nolan, et de ce film dont on ne peut cependant nier la réussite à l’aune des intentions du cinéaste : Nolan est un cinéaste qui parle du temps tout en s’escrimant à en faire disparaitre le sentiment pour le spectateur. Un film à voir malgré tout, ne fut-ce que pour son intranquillité et ses paradoxes mêmes, ou pour le miroir qu’il tend à notre époque et ses prophètes d’apocalypse. Et le film a le mérite de rappeler que c’est en raison de l’antisémitisme d’Hitler qui le conduisit à persécuter d’éminents scientifiques juifs enrôlés ensuite par Oppenheimer que les nazis perdirent la course à la bombe atomique.
Strum
Le film m’a hantée plusieurs jours (mais tu as raison, pas plus), ce qui n’est déjà pas mal comparé aux films que l’on oublie dès la sortie de la salle.
Les 3 h passent sans un instant d’ennui ou de lassitude. C’est beaucoup quand tant de films ont au moins une demi heure de trop.
Ce qui me hantait etait cette question qui revient encore parfois tant elle reste sans réponse : comment, mais comment après avoir largué la bombe sur Hiroshima ont-ils pu recommencer sur Nagasaki ? Juste pour (dé)montrer que les américains, ça rigole pas, ça pardonne pas (Pearl Harbor) et ça punit ?..
La scène qui me reste en tête est celle de l’essai au milieu du désert (tous ces gens équipés comme pour regarder une éclipse, ont dû être bien exposés…) et le son qui arrive un temps (qui m’a paru interminable) après. Je trouve cette scène incroyable.
Le casting luxueux est parfaitement parfait (oui je parle comme Barbie (la Poupée)) et j’accorde une statuette à Cillian Murphy et Robert Downey Jr.
Ce n’est pas un chef d’œuvre, ne sera pas un classique sans doute mais je suis ravie de l’avoir vu et que ce soit Nolan qui l’ait fait.
Je suis d’accord, Interstellar est son meilleur, mon préféré en tout cas.
J’ai vu la semaine dernière Following son premier film, le seul que je n’avais vu. Diabolique à défaut d’être labirynthique. Cela te plairait de découvrir ce 1er Cobb (si ce n’est déjà fait).
des vision de fin
servant sa sa puissance
Je crois que Jean s’appelle Tatlock
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Merci pour ta relecture ! L’interprétation est de qualité en effet, mais j’ai quelques réserves sur celle de Cillian Murphy, dans un rôle qui n’est pas facile il est vrai. La scène de l’essai est excellente, oui. En ce qui concerne Nagasaki, dès le départ, il était prévu de lancer deux bombes pour laisser le Japon penser que les américains continueraient tant que le Japon ne se rendrait pas – c’est mentionné dans le film. Mais en effet, cela double le crime de guerre. Pas vu de Following, ni d’ailleurs Memento.
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Cillian Murphy est un acteur… difficile. Il ne doit pas être très commode dans la vraie vie d’ailleurs 🙂 Mais il apporte beaucoup à ce rôle monstrueux, ne serait-ce que par son apparence frêle.
Oui c’est bien mentionné dans le film l’idée de faire comprendre aux Japonais, cela reste quand même au-delà du supportable. L’attitude du Président est détestable.
Alors il t’en reste deux pour afficher complet 🙂 J’aimerais revoir Memento que je dois avoir en DVD. Un vrai casse-tête dans mon souvenir. Inception et Tenet à côté sont limpides.
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N’aimant ni Inception, ni Tenet, justement pour leur côté alambiqué, tu ne me donnes pas très envie de voir ceux qui manquent à l’appel. 🙂
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Nombreuses sont les images qui meurent les unes à la suite des autres, ce n’est pas faux. Reste malgré tout une angoisse, une tension, le rappel que le plus grand danger de ce monde de Guerre Froide est à peu de chose le plus grand danger qui demeure aujourd’hui.
J’aime beaucoup l’idée que tu exprimes sur ce « film de conjurateurs ». Il y a dans ce monde physique-là une dimension magique, prophétique peut-être même, indéniable. Une chimère dans un monde de raison.
Tes premiers mots me ramènent à une idée qui m’est venue après échange avec Princécranoir : « la possibilité de la fin du monde », c’est la ligne de fuite la plus nette à laquelle on pense avec la loi de Murphy. J’ai le sentiment que cette loi qui n’en est pas une, qui est comme une blague en fait, revient ici avec une pertinence inattendue.
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Merci. Oui, la possibilité de la fin du monde était déjà la toile de fond inéluctable d’Interstellar où la loi de Murphy était énoncée. C’est l’horizon du film et de tout le cinéma de Nolan. Et la chimère est en effet un vrai monstre électrique, une hydre à plusieurs têtes. Je viendrai te lire !
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Cela fait maintenant près d’un mois et demi qui me sépare de la projection de « Oppenheimer » et, c’est seuls quelques flash me restent en tête : une explosion et une détonation à contre-temps bien sûr, mais encore ? une vision malaisante face à un tribunal d’inquisition, une pomme empoisonnée façon Blanche Neige, un chagrin d’amour contre un arbre, les gouttes de pluie qui font onduler la surface d’un étang,… Sur trois heures, c’est peu, c’est vrai. Mais non, tout n’a pas totalement disparu. Pas plus, et pas moins que mon souvenir de « Citizen Kane » ou du magnifique « Laura » que j’ai vu pourtant cet été pour au moins la troisième fois.
J’aime l’idée de cette « possible fin du monde » qui vient d’ailleurs contredire Einstein. « Arrêtez de dire à Dieu ce qu’il doit faire avec ses dés » lui avait d’ailleurs rétorqué Niels Bohr, mentor et allié d’Oppenheimer. Une possibilité de fin du monde déjà au coeur de « Tenet », il ne faut pas l’oublier. Un horizon inéluctable que l’on croyait réservé aux hurluberlus millénaristes mais dont l’approche, sous diverses formes, semblent préoccuper une bonne partie de l’humanité aujourd’hui. Une question qui semble effectivement le cœur du réacteur Nolan depuis longtemps, et que les films tentent, par leur mécanique narrative « alambiquée », de conjurer sans doute. Disant cela, mieux vaut que tu évites « Memento » et sa narration à double sens, mais tu peux tenter le Nolan fauché de « Following » et son côté « Nouvelle Vague » qui te séduira peut-être davantage.
Ce qui est sûr, c’est qu’un fois encore tu livres un article à d’une rigueur analytique redoutable.
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Merci. Je ne peux pas dire ce que seront les images qui me resteront du film dans un mois et demi, mais alors que je me suis couché le soir en y pensant beaucoup après l’avoir vu, je me suis réveillé le lendemain en ayant presqu’oublié ses images, d’où cette interrogation que j’exprime dans mon article. Mais peut-être que c’est aussi parce que ma nature optimiste ne m’incite pas à penser beaucoup à cette fin du monde qui semble tant obséder Nolan. J’irai peut-être voir du côté de Following, en évitant Memento et ses alambics suivant tes conseils.
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J’ai vu le film il y a environ un mois, je me souviens avoir eu du mal à entrer dedans, trouvant que la première heure était laborieuse, remplie comme un oeuf de détails redondants (avait-on besoin de mentionner tous les lieux où il est allé, tous les scientifiques qui l’ont entouré etc.) A partir de l’essai nucléaire, le film m’a semblé décoller et je me suis demandé si le tribunal d’exception qui prive Oppenheimer du renouvellement de son accréditation n’était pas une façon pour lui d’échapper à la culpabilité en se posant comme victime. Les scènes que j’ai préféré sont celles avec Einstein, surtout celle de la fin. En bref, j’ai trouvé le film inégal.
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L’heure centrale qui tourne autour de l’essai est la meilleure. Le who’s who de la première heure et sa visite guidée des grands scientifique de l’époque m’a plutot amusée même si on peut la trouver rébarbative. La thèse selon laquelle Oppenheimer se pose en victime devant le « tribunal » d’exception est en effet celle de sa femme qui le mentionne dans le film. J’ai bien aimé également les scènes avec Einstein !
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Vu la semaine dernière et j’ai moi aussi quelques réserves, la principale résidant dans la dernière heure consacrée au procès ou à l’audition qui m’a semblée interminable et pas vraiment nécessaire alors que j’avais vraiment accroché aux deux premières heures, surtout la partie centrale à Los Alamos.
Je trouve Murphy très bien dans ce rôle, je ne l’avais vu que dans Ken Loach il y a déjà presque vingt ans et je dois admettre que, lorsqu’il est bien employé (c’est un acteur au physique particulier), il peut faire des étincelles.
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Je trouve que Murphy manque de charisme et d’autorité naturel pour être crédible dans le rôle du chef du projet Manhattan. Mais il est bien lorsqu’il s’agit de montrer les angoisses et les scrupules d’Oppenheimer. D’accord avec toi pour dire que la dernière heure est trop longue et superflue.
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