Ce qui rend les films de Satyajit Ray uniques, c’est en particulier la confrontation qu’il y organise entre le temps de la campagne et le temps de la ville, l’orgueil de l’homme et la conscience d’elle-même de la femme, les espérances nées de la littérature et l’expérience du vécu. Des Jours et des nuits dans la forêt (1970), un de ses plus beaux films, l’atteste de manière éblouissante. C’est l’histoire de quatre bengali ayant quitté Calcutta pour passer quelques jours dans les forêts de Palamau, dans l’Etat du Bihar. Dès le prologue de ce film-choral, se dessinent les caractères de chacun : Ashim (Soumitra Chatterjee), dirigeant arrogant, Shanjoy (Subhendu Chartterjee), fonctionnaire lettré, Hari (Samit Bhanja), joueur de cricket ne se remettant pas d’une rupture, Shektar (Robi Ghosh), boute-en-train au chômage. Tous agrémentent leur conversation d’interjections en anglais disant leur appartenance à un milieu culturel sous influence occidentale. Lorsque Shanjoy lit dans leur voiture des extraits de l’écrivain bengali Chatterji sur la région, leur faisant miroiter la perspective de forêts vallonnées où résident des femmes aux moeurs libres, seulement vêtues d’un sarong autour de la taille, leurs préjugés comme leurs buts nous sont révélés : passer quelques jours débarrassés de la mauvaise conscience et des précautions de rigueur en ville.
Nos quatre citadins arrivent dans un bungalow bordant la forêt comme en terrain conquis. Faisant fi de l’autorisation administrative requise pour loger dans ce parc naturel protégé, ils corrompent un gardien affaibli par la maladie de sa femme (« thank god for corruption » lance Ashim en sortant ses billets) et investissent deux chambres d’autorité, s’octroyant par ailleurs les services d’un homme du cru dans cette région appauvrie. « We are V.I.P. » clament-ils fièrement, avec les excès de langage qu’autorisent les groupes. Une scène illustre l’alliage de la littérature et du vécu qui donne sa forme au film. Ashim et Shanjoy devisent devant le beau paysage d’une plaine paisible cernée par la forêt : – « Un tel endroit rajoute des années à la vie », dit Shanjoy. – « Est-il nécessaire de la rallonger ? » rétorque Ashim sur un ton cynique. – « Plus longtemps tu vivras, plus haut tu monteras » insiste Shanjoy – « Plus haut je monterai, plus bas je tomberai », conclut Ashim. Dans n’importe quel autre film ou presque, ce dialogue sonnerait de manière grandiloquente ou artificielle. Le génie de Ray fait qu’il sonne juste parce qu’il lui donne un contre-champ, constitué des actions des personnages qui forment leur vécu. C’est ce vécu qui va faire de ces citadins arrogants et un peu ridicules des personnages universels et in fine dissemblables.
Chacun a apporté de la ville quelque chose que les sortilèges de la forêt et des femmes rencontrées sur place ne peuvent effacer : lui-même, avec ses insuffisances, le souvenir de ses échecs, sa crainte de l’avenir. Vain est le geste de Shektar brûlant un journal pour signifier symboliquement leur rupture pour quelques jours « avec la civilisation » car ils incarnent eux-mêmes cette dernière, elle est avec eux pour toujours. On ne se défait pas de soi-même. La seule distraction que les compères vont au début trouver à la campagne, c’est la boisson, et leurs soirées de beuverie font voir que déjà ils s’ennuient de la ville. Seul Hari est susceptible de trouver son compte dans cet endroit car il est poursuivi par les mêmes désirs de possession qui lui ont fait perdre l’amour d’une femme en ville ; il va s’enticher d’une femme de la tribu locale aux charnels attraits. Mais Hari subit sa nature impulsive sans chercher à la connaître et le paiera. Shektar que l’on croyait être le souffre-douleur du groupe, toléré par les autres uniquement pour l’égaiement que dispense sa bouffonnerie, se révèle un compagnon fidèle, veillant sur ses amis (Ray révèle également au spectateur ses propres préjugés), en particulier le soir où ils se mêlent aux tribus locales lors d’une soirée de carnaval. Lui non plus ne cherche pas à connaître sa nature mais il y entre une gaieté et une candeur exempt de la condescendance d’Ashim, et c’est ce qui le sauve.
Restent Ashim et Shanjoy, les deux personnages principaux, qui sont les plus proches, par la psychologie et le milieu social, de Ray lui-même. Ces deux-là ne se plaisent pas tellement dans la forêt, et d’ailleurs leurs préjugés sur les tribus locales les excluent du lieu. Mais ils vont rencontrer deux femmes de Calcutta avec lesquelles ils vont avoir une aventure, non pas d’un point de vue physique, mais du point de vue de la connaissance de leurs propres désirs. Chez Ray, les femmes sont les miroirs dans lesquels les hommes voient les enfants qu’ils continuent d’être (ainsi dans Charulata, La Grande Ville ou Le Lâche). Ashim va être confronté à une femme plus intelligente que lui, Rini (Sharmila Tagore), qu’il essaie d’acheter pas son argent, mais qui va l’obliger, à force d’humiliations successives, à laisser tomber son masque arrogant. Shanjoy va se retrouver lui dans une toute autre situation, manquant de courage face à une veuve joyeuse qui n’en manque pas, qui refuse de devenir fantôme. Tout est ici affaire de contre-champ, comme souvent chez Ray, et l’on est bouleversé devant cette soudaine image de douleur de la femme du gardien qui est malade et qu’Ashim prétendait ignorer. Rini, elle, a regardé la douleur. Ray nous oblige à regarder, il oblige ses personnages à prendre conscience du monde autour d’eux. Quand survient l’aube du départ, c’est tout un vécu qui a donné chair aux mots du début. A quoi servirait-il de quitter la ville pour aller dans la nature sinon pour découvrir la sienne ? Alors regardons ce film superbe, notamment cette scène si belle du jeu de mémoire où les personnages sont assis sur une nappe dans l’herbe et sont cadrés tour à tour par la caméra, formant une ronde que n’aurait pas renié Renoir (celui de Partie de campagne), dont Ray fut l’assistant. On est heureux de revoir dans les rôle d’Ashim et Rini, Soumittra Chatterjee, acteur fétiche du réalisateur, et Sharmila Tagore, qui forment le couple inoubliable du Monde d’Apu (1959), l’un des plus beaux films du monde.
Strum
Salut Strum. J’ai beaucoup de plaisir à retrouver ce beau film ici, après en avoir déjà discuté avec toi « chez moi ». Pour rappel, je l’avais découvert un peu avant ‘Tonnerres lointains », un autre Ray qui m’a marqué.
Je n’ai pas recroisé le réalisateur depuis, mais je le ferais dès que l’occasion se présentera.
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Merci Martin. Oui, et je suis content que tu aimes Ray également car il faut porter la bonne parole sur ce réalisateur qui n’est pas assez connu : c’est un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma et il ne faut surtout pas s’arrêter au Salon de musique qui est en général le seul film que le cinéphile français connaît de lui et qui est loin d’être représentatif de son cinéma. Tonnerres lointains c’est quelque chose aussi, quoique la plupart des Ray soient marquants.
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Salut Strum, je viens de découvrir ce film ce soir dans le cadre de l’intégrale Ray diffusée chez moi au BFI.
Merci pour ton post très éclairant : c’est un magnifique portrait de groupe et qui appuie là où ça fait mal pour illustrer les différences citadin / ruraux. Un thème de toute façon très cher à Ray puisque jusqu’à la fin des années 70, ses films insisteront toujours sur soit la campagne (son début de carrière), soit la ville depuis Mahanagar à peu près.
Un très grand film, le couple central Sharmila Tagore / Soumitra Chatterjee, je pense comme toi que Ray est un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma et ce film en est la preuve
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Hello, je suis en vacances, mais je t’envie. Quelle chance de pouvoir voir une intégrale Ray, un de mes cinéastes préférés, comme tu le sais ! Avec plaisir pour la critique. Ce film est génial en effet. Léger et profond à la fois.
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Bonne vacances Strum (et merci de me répondre 😉)
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