Sabrina de Billy Wilder : question de place

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De tous les films de Billy Wilder, Sabrina (1954) est l’un des plus conventionnels, l’un des moins caractéristiques de l’ironie de son auteur. Cette comédie romantique raconte l’histoire en forme de conte de fées de la fille du chauffeur d’une richissime famille new-yorkaise, les Larrabee. Nul ne fait attention à cette adolescente incertaine de sa place jusqu’à son retour d’un séjour de deux années à Paris. Conformément à une vision d’un romantisme naïf, la culture française et l’éloignement l’ont transformée : elle en revient femme radieuse dans des parures de gala, raffinée jusqu’au bout des ongles, faisant la fierté des domestiques de la demeure familiale. Il faut dire qu’Audrey Hepburn, et son visage de poupée, l’incarne. Son retour bouleverse les plans de Linus Larrabee (Humphrey Bogart) qui compte sur son écervelé frère cadet, David (William Holden), pour épouser la fille d’un magnat industriel afin de sceller une alliance économique primordiale pour l’avenir de l’entreprise familiale. Car David, pourtant déjà fiancé, n’a désormais d’yeux que pour Sabrina qui l’aime depuis son enfance. Prêt à tout pour éviter que ce mariage d’affaires tombe à l’eau, Linus s’emploie à séduire Sabrina tout en n’ayant comme seul objectif que de la renvoyer en Europe. Mais l’homme d’affaires blanchi sous le harnais a sous-estimé le charme de la jeune femme.

Sabrina fut pour Wilder un tournage difficile car son ami Cary Grant, qui devait jouer le rôle de Linus, lui fit faux bond au dernier moment, l’obligeant à la fois à trouver un acteur de substitution et à remanier le scénario en cours de tournage. De fait, on a du mal à croire à la romance qui est censé éclore entre Hepburn et Bogart. Le talent de ces deux merveilleux acteurs n’est pas en cause, mais plutôt le scénario qui ménage peu de scènes entre eux permettant de croire à ce renversement de situation et creuse insuffisamment le sujet du passé de Linus, qui aurait permis de susciter le sentiment de la mélancolie. La différence d’âge flagrante entre les deux personnages (le visage de Bogart est déjà marqué) ne contribue pas non plus à la crédibilité de l’ensemble, et ce d’autant plus que la romantique Sabrina aimait depuis toujours David, qui est bien plus jeune que Linus. Quelques bonnes répliques, le plus souvent aux dépens de David, et des idées de mise en scène réhaussent bien sûr la qualité de l’ensemble, Wilder restant Wilder, mais son ironie coutumière, hors les scènes impliquant le père Larrabee et son cigare géant, peine à transpercer les conventions d’un récit où l’amour fait tomber les différences sociales, Sabrina brisant la vitre de verre séparant la place du chauffeur de la place du maître pour s’en faire une à ses côtés. D’ailleurs, Wilder, contrairement à ses habitudes, ne devait plus travailler avec Ernest Lehman qui signe avec lui le scénario. Reste bien sûr le charme de l’irrésistible Audrey Hepburn et le beau noir et blanc de Charles Lang, sur lequel on peut toujours compter.

Sabrina fut pour Wilder un succès public, mais ce n’est peut-être pas un hasard si, insatisfait du résultat, il lança trois années plus tard la production d’Ariane (1957), un film au canevas assez proche, toujours avec Audrey Hepburn et cette fois encore avec le désir de faire jouer Cary Grant. Il était dit pourtant qu’il ne devait jamais tourner avec ce dernier, qui déclina une deuxième fois le rôle après des tergiversations liées à son âge, forçant Wilder à faire appel à Gary Cooper. Il retint cependant les leçons des difficultés d’écriture rencontrées pendant la production de Sabrina et put s’appuyer à force de travail sur le superbe scénario d’Ariane, qui non content de rendre hommage à son maître Lubitsch par ses effluves européennes et son humour fantaisiste, trouva un juste équilibre entre des scènes très drôles et une veine mélancolique, la différence d’âge entre Hepburn et Cooper étant cette fois reconnue et intégrée comme un élément dramatique du récit, rendant la fin très émouvante. Entre la comédie romantique de l’un et la comédie mélancolique de l’autre, on choisira sans hésiter la seconde.

Strum

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13 commentaires pour Sabrina de Billy Wilder : question de place

  1. Pascale dit :

    Je suis d’accord avec toi, je n’ai jamais cru à la romance entre Linus et Sabrina d’autant qu’elle aime David.
    L’amour c’est compliqué.

    Aimé par 1 personne

  2. J. R. dit :

    Embrasse-moi idiot
    Assurance sur la mort
    Certains l’aiment chaud
    La Garçonnière
    Un, deux, trois…
    Ce sont mes Wilder préférés, mais je n’ai pas vu Ariane… Je ne suis pas renversé par Boulevard du Crépuscule et Le Gouffre aux Chimères… De très bons films, certes, mais qui me plaisent moins.
    Sabrina est modeste, mais je l’avais bien apprécié, peut-être parce que je ne m’attendais pas à voir un bon film : compte tenu de sa modeste réputation. On ne croit pas à la romance entre la jeune et jolie Hepburn et Bogart, mais moi j’avais interprété ça comme une espèce de cynisme conjugal et le refus de tout romantisme… Avec Cary Grant c’est certain que le charme aurait opéré à l’intérieur du couple, et le film aurait été très différent. Ici c’est un peu Gabin et Bardot avec plus de vernis…
    Je n’ai donc pas vu Ariane, mais le Couple Cooper/Hepburn ne me paraît pas plus vraisemblable… C’est en tous cas de l’ironie envers les conventions hollywoodienne, lorsque on voit en fin de carrière les jeunes partenaires de Clark Gable par exemple… John Wayne qui n’était pas un acteur glamour a eu l’intelligence de jouer le protecteur plus que les amants de ses partenaires plus jeunes… À quelques exceptions chez Hawks, avec les trop jeunes Angie Dickinson (ça marche malgré tout) et Elsa Marinelli (on n’y croit déjà moins) … J’arrête mes digressions

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    • Strum dit :

      J’aime beaucoup Ariane parce que la différence d’âge devient justement le sujet du film grâce à un scénario très intelligent. Et puis ça ressemble par moment à du Lubitsch, cinéaste que j’adore. Sabrina reste un film plaisant même si ce n’est pas un grand Wilder. J’aime beaucoup Avanti et La Scandaleuse de Berlin aussi que tu n’as pas cités. Et son Sherlock Holmes possède un charme secret avec des scènes émouvantes.

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      • J. R. dit :

        Je n’ai pas vu Avanti, je viens de changer La Scandaleuse de Berlin pour le découvrir… Je ne suis pas un amoureux de son Sherlock Holmes, mais je suis difficile sur le sujet du détective… Par contre j’ai oublié Témoin à Charge vu au Ciné Club Claude-Jean Philippe en 1990 de mémoire… Mais revu depuis. Il est bon ce Billy Wilder quand même.

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        • J. R. dit :

          J’ai vu La Scandaleuse de Berlin, qui est disponible en ce moment sur Ciné +. C’est intelligent, comme toujours avec Wilder. Jean Arthur crève l’écran, c’est une surdouée de la comédie. Cependant c’est un cran en dessous des meilleures films sus-cités, pour ma part… Stalag 17 et le Poison sont bien également, et je crois n’avoir jamais vu un film moyen ou médiocre de Wilder. J’aimerais beaucoup voir son premier film américain…

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    • J. R. dit :

      Non, Wayne, après réflexion, n’est pas un bon exemple, il a plusieurs très jeunes partenaires lorsqu’il est vieillissant, j’avais notamment oublié Élisabeth Allen dans Donovan’s Reef…

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  3. Jean-Sylvain Cabot dit :

    bonjour. Les cinq films préférés de J.R. sont aussi les miens auquel j’ajouterai Le gouffre aux chimères. Je suis moins fan des comédies romantiques Ariane et Sabrina alors que j’aime beaucoup Avanti ! Ne pas oublier Stalag 17et Irma la Douce.!,, Je préfère de loin le Wilder caustique que romantique.

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    • Strum dit :

      Je ne mets pas Ariane (comédie mélancolique) dans le même lot que Sabrina (comédie romantique), mais sinon, moi aussi, je préfère le Wilder caustique et évidemment Assurance sur la mort, chef-d’oeuvre du film noir.

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  4. Martin dit :

    Pour ma part, j’aime beaucoup « Sabrina », sans rien enlever à « Ariane ». Même si le couple Hepburn / Bogard est peu crédible, je m’en fiche. Je n’attends pas d’une comédie romantique qu’elle soit réaliste. Ce pays de princesse me va bien, avec ses fantasmes propres, et il me semble que « Sabrina » est suffisamment bien écrit pour qu’on ne fasse pas (ou pas trop) la fine bouche.

    Bon, après, Audrey me rend toujours très indulgent… 😉

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    • Strum dit :

      Merci Martin. Disons que devant un cinéaste du calibre de Wilder on s’attend à un peu plus qu’une simple comédie romantique. Effectivement, Audrey Hepburn est égale à elle-même, c’est-à-dire charmante.

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  5. Je suis à peu près d’accord avec tout le monde ici : un Wilder mineur malgré un casting – sur le papier – incroyable. Je me demande ce que cela aurait donné avec Cary Grant.

    Sinon sur Ariane … il faudra que je le revoie (je l’ai vu il y à quinze ans en même temps que Sabrina) et cela ne m’avait pas emballé plus que Sabrina.

    Et enfin pourquoi personne n’aime Boulevard du crépuscule, c’est pour moi un des vingt meilleurs films que j’aie vu dans ma vie … enfin cela nécessiterai un trop long développement , j’en discuterai sur un autre post.

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    • Strum dit :

      Oui, je t’invite vivement à revoir Ariane. Personnellement, je préfère de loin Assurance sur la mort (chef-d’oeuvre absolu, le plus grand film noir avec Les Tueurs) à Boulevard du crépuscule, mais ce dernier film est assez universellement considéré comme un très grand classique, comme l’un des chefs-d’oeuvre de Wilder.

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