Notre Agent à La Havane de Carol Reed : aspirateurs nucléaires

havana

Agent du MI6 pendant la Seconde Guerre Mondiale, Grahame Greene en avait conclu que l’activité d’espion était souvent absurde, qu’elle contribuait à créer une réalité alternative friable et nourrie de paranoïa. Son roman Notre Agent à la Havane, paru en 1958, était à ce titre moins une parodie avant l’heure des récits d’espionnage (ce qu’il est toutefois) qu’une mise en garde contre les assertions des espions et la crédulité des Etats. Un seul agent, sur la foi d’un rapport exagéré, d’informations de seconde main, peut mettre en branle les rouages de l’Etat, qui est parfois moins bien informé que ce que l’on peut imaginer. C’est ce que Greene avait pu constater en apprenant qu’un espion allemand stationné au Portugal pendant la guerre avait envoyé de faux rapports dans l’espoir de voir augmenter ses primes.

Carol Reed était le réalisateur idoine pour adapter le roman, autant parce que les deux hommes avaient déjà collaboré ensemble sur Le Troisième Homme en 1949, avec le succès que l’on sait, que parce que le style baroque, quasi-expressionniste, de Reed, avec ce bric-à-brac qui envahit ses plans, son goût des ombres et des cadrages obliques, pouvait rendre compte du décalage du monde des espions par rapport à la réalité. L’histoire de cette comédie noire parait aberrante et pourtant le roman comme le film annoncent à la fois la crise des missiles cubains de 1962, qui conduisit le monde au bord de l’apocalypse nucléaire, et Docteur Folamour de Kubrick. Nous sommes dans le Cuba de Batista en 1958, un an avant la révolution castriste. Wormold (Alec Guinness), un vendeur d’aspirateur anglais, doit faire face à un dilemme : sa fille Milly, une écervelée de 17 ans aux goûts de luxe exponentiels, dépense à crédit et sans compter l’argent de son père. Quand par le plus grand des hasards, Hawthorne (Noël Coward, très drôle), un espion anglais à la démarche ridicule et au jugement hasardeux, propose à Wormold de travailler pour le service des renseignements extérieurs britanniques, le MI6 de James Bond, il réalise qu’il tient là un moyen de trouver les subsides pour inscrire sa fille chérie au Country Club dont elle rêve.

Faute d’avoir compris ce qu’un espion est censé faire (sujet sur lequel Hawthorne n’est lui même pas très au clair), et sur les conseils de son ami allemand Hasselbacher (savoureux Burl Ives), Hawthorne justifie sa nouvelle existence d’espion par une série de rapports codés où il invente la totalité des faits rapportés. L’argent envoyé par Londres coulant à flot, il s’enhardit et envoie au MI6 des dessins d’aspirateurs géants (par déformation professionnelle) qu’il affirme représenter des bases militaires découvertes par un de ses propres agents dans la montagne. La scène la plus drôle du film est celle où les têtes pensantes du MI6 se réunissent à Londres pour étudier ces dessins d’aspirateurs et concluent qu’il s’agit là d’armes nucléaires de la dernière génération, bien que Hawthorne, assez ennuyé mais ne pouvant plus arrêter l’engrenage, ne puisse s’empêcher de leur trouver un air de ressemblance avec les produits de la boutique de Wormold. C’est le branle-bas de combat : le Premier Ministre est informé, l’alerte renforcée, l’agent à La Havane désigné espion essentiel à la sécurité du monde libre, et des renforts lui sont envoyés, dont la jolie Beatrice (Maureen O’Hara, au rôle un peu sacrifié et que l’on aurait aimé voir davantage).

On rit souvent devant cette farce, aux dépens du MI6 comme des policiers du régime de Batista, qui paraissent plus ridicules que dangereux dans leurs uniformes rehaussés d’une moustache, jusqu’à ce que le rire vire au jaune, quand les élucubrations de Wormold mettent en péril la vie de son entourage, comme si ses récits fictifs s’étaient mis à remplacer une réalité que les gouvernements impatients voudraient souvent plus docile. Les images de Reed, où la lumière cède la place aux ombres nocturnes, accompagnent bien cette évolution du comique vers l’inquiétant. C’est que la police de La Havane, qui a intercepté les câbles de Wormold, le fait désormais surveiller tandis que d’autres services que l’on imagine venir de l’Est commencent à s’intéresser à lui. Bientôt, la tragédie frappe : des hommes meurent à cause de ses faux rapports. Wormold, bien malgré lui, a déclenché une machinerie infernale plus difficile à arrêter que ses aspirateurs, quoique ces derniers s’assemblent en vissant des tuyaux, pareils à cette réalité alternative qu’un individu doué peut construire pourvu que la représentation ait lieu devant un public crédule.

Sans doute, la manière dont Wormold parviendra à se sortir de cette inextricable situation est peu crédible, de même que la fin optimiste à laquelle on ne croit guère où l’intrigue se dégonfle et le comique reprend ses droits. Kubrick retiendra la leçon et imaginera une fin autrement plus grinçante et efficace pour son Docteur Folamour, qui fera sa réputation. Notre Agent à la Havane n’en reste pas moins un film tout à fait recommandable, dépaysant et distrayant, émaillé de traits d’humour dans la meilleure tradition de l’humour anglais, dont une série de bons mots autour du mot anglais vacuum cleaner (aspirateur) difficilement traduisibles en français. Il permet également de voir La Havane filmée par Carol Reed avec ce savoir-faire qui est le sien quand il s’agit de regarder une ville la nuit, lorsque la réalité semble sur le point de verser dans une autre dimension plus angoissante – la production ayant été autorisée à tourner à Cuba.

Strum

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4 commentaires pour Notre Agent à La Havane de Carol Reed : aspirateurs nucléaires

  1. Salut Strum

    J’ai vu ce film plusieurs fois et toujours avec le même plaisir, je n’ai pas pris au sérieux son côté angoissant, il m’a simplement, à chaque fois, fait tout simplement mourir de rire. Le duo Alec Guiness et l’extraordinaire Noel Coward (costume noir chapeau melon dans la moiteur de La Havane) m’a semblé irrésistible. C’est un film que je vais revoir à chaque fois qu’il repasse. Le meilleur de l’humour anglais au service d’un scénario d’espionnage assez captivant (mais pas crédible, mais là n’est pas le propos puisque c’est pour moi une pure comédie), que du bonheur!

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    • Strum dit :

      Hello, c’est vrai qu’on rit beaucoup et que Noel Coward est génial en espion ridicule. Pure comédie, je ne suis pas sûr que tel ait été l’intention car la farce tue quand même deux personnes. Une comédie noire. Je pense d’ailleurs que la réputation du film serait tout autre s’il avait vraiment viré à la fin en tragédie car j’ai trouvé la fin décevante par rapport aux prémisses, toutes absurdes soient-elles. Mais ça reste bien !

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  2. Eeguab dit :

    J’aime beaucoup ce film. L’humour de Graham Greene, l’immense Alec Guinness et l’excellent Carol Reed se conjuguent plutôt bien. Il me faudrait le revoir.

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