Le Pont du Nord de Jacques Rivette : les contrebandières

lepontdunord

Le Pont du Nord (1980) de Jacques Rivette est un film de contrebandier. On y croise deux femmes, Marie (Bulle Ogier) et Baptiste (Pascale Ogier) (mère et fille), dans un Paris filmé comme un décor de science-fiction. Marie, apparentée aux mouvements gauchistes des années 1970, sort de prison et espère retrouver Julien (Pierre Clémenti) qu’elle aime ; Baptiste, qui vient d’on ne sait quel « ailleurs », crève les yeux des affiches publicitaires qui envahissent la ville. Les deux femmes errent dans les rues d’un Paris gris et bruyant, passant par ses ponts et ses escaliers secrets, ses voies ferrées et ses chemins de traverse. Walter Benjamin avait écrit sur les passages parisiens. « La ville est une toile d’araignée où nous sommes surveillés par les Max » assure Pascale Ogier de sa voix de petite fille naïve qui demande un temps d’adaptation.

C’est le film d’un homme qui refuse la société de contrôle et de surveillance du monde moderne, qui prétend se placer hors d’elle pour dénoncer le quadrillage qu’elle a mis en place. C’est pourquoi l’on passe ici tant de temps dans des hangars vides, des terrains vagues, des chantiers, des immeubles décrépits voués à la démolition, lieux d’où part le regard de Rivette sur un monde qui change. C’est à partir de ce poste d’observation extérieur à la société qu’il fait le bilan des années de présidence de Giscard, faisant voir dans une scène des coupures de presse évoquant certains faits divers emblématiques de la fin des années 1970 (l’enlèvement du baron Empain, les assassinats de Jean de Broglie et de Pierre Goldman, la mort de Mesrine, etc.). Marie et Baptiste sont aux prises avec une mystérieuse organisation qui complote contre la société sans que jamais Rivette en désigne les instigateurs ou en explicite le but. Vingt ans auparavant, Lang annonçait mille yeux nous observant dans Le Diabolique Docteur Mabuse et nommait un coupable : Mabuse ; en 1980, Rivette renvoie à un pouvoir de surveillance gazeux et invisible au nom d’une intime conviction plutôt que d’un raisonnement, comme les adeptes des théories du complot. S’agissant des liens entre l’urbanisme et le pouvoir politique, on peut se référer à L’Invention de Paris, livre intéressant d’Eric Hazan.

Maigres sont les moyens de Marie et Baptiste pour s’opposer au complot dans ce film au budget limité tourné avec un esprit de contrebande. Rivette filme les gesticulations de Baptiste (qui s’entraîne au premier kata de Karaté) avec parfois autant de tendresse que de circonspection. Du reste, celle-ci n’utilise pas toujours son libre arbitre avec bon escient peut-être parce que cette jeune femme qui vit dans une réalité parallèle croit avant tout « au destin » : ainsi dans cette scène où elle abat un homme peut-être innocent d’une balle dans le dos. Dans la mesure où un « Max » (Jean-François Stévenin) censé faire parti des « méchants » tente aussi de protèger Marie, on en vient à penser que ce film complotiste est peut-être moins manichéen, moins ouvertement révolutionnaire, qu’il n’y parait, à moins qu’il ne soit surtout désabusé. D’ailleurs, ce que Rivette craignait en 1980 en imaginant une héroïne cherchant à aveugler un Big Brother nous surveillant à travers des affiches publicitaires n’est rien par rapport au réseau de surveillance instauré progressivement par Internet ; la paranoïa d’hier est devenue prescience du futur.

L’ensemble forme un film à l’atmosphère singulière, non dénué de charme, où certains plans, par exemple les panoramiques d’ouverture et de fermeture, donnent une image saisissante de la ville nouvelle qui se construit. L’utilisation du Libertango d’Astor Piazzolla dans la bande-son ajoute un agrément supplémentaire. Il est dommage que l’humour potache d’une scène de Karaté vienne gâcher le potentiel tragique de la fin, Rivette choisissant même de garder un plan où Pascale Ogier éclate de rire. Cette primauté donnée par principe aux imprévus d’un tournage se fait au détriment d’une approche plus concrète du cinéma où l’intérêt général du film primerait sur toute autre considération. On peut le regretter. Mais c’est sans doute ainsi que Rivette estimait exercer sa liberté de cinéaste, liberté que chacun des membres historiques de la Nouvelle vague française (Truffaut, Godard, Chabrol, Rohmer, Rivette) exerça si différemment.

Strum

PS : Le Pont du Nord fait partie d’un coffret qui vient de paraitre aux éditions Potemkine où l’on trouve aussi Céline et Julie vont en bateau.

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15 commentaires pour Le Pont du Nord de Jacques Rivette : les contrebandières

  1. modrone dit :

    Je déclare ma totale incompétence quant aux films de Rivette. J’ai vu jadis, très jadis La Religieuse et aussi un peu moins jadis la première partie de Jeanne d’Arc. Aucun souvenir.

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    • Strum dit :

      Je n’en ai pas vu tant que cela non plus. C’est le plus secret des cinéastes de la nouvelle vague, le plus contestataire aussi avec Godard et pas le plus abordable. C’est vrai que ses films ne sont pas très marquants en termes d’images. Celui que j’aimerais voir c’est Céline et Julie vont en bateau. Après, je m’estimerai quitte.

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      • J.R. dit :

        J’ai vu Céline et Julie… Un sommet de dilettante, j’oserais pas dire un grand n’importe quoi, mais une certaine vision de la liberté. À l’heure où les soixante-huitards historiques sont devenus des libéraux bon teint, ce film me paraît précurseur dans l’air du vide, le nôtre…

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        • J.R. dit :

          L’ère… Pardon!

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          • Strum dit :

            Les deux fonctionnent presque ! Sur le libéralisme, il place la responsabilité au niveau individuel (à chacun de choisir) si on regarde son bon côté et non ses défauts. Mais c’est un autre débat qui n’est pas fait pour ce blog. 😉

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            • J.R. dit :

              On a le droit, et c’est honorable, d’être libéral, seulement c’est toujours pareil, lorsqu’on c’est le même disque rayé qui passe toute la journée on finit par se lasser. Mais le vertige de voir les tristes Cohen Bendit et Romain Goupil soutenir Macron, ça m’interroge sur les idées dominantes du moment… Mais en effet on est plus dans le sujet.

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              • Strum dit :

                Toujours pas dans le sujet, mais Macron est loin d’être le plus libéral des dirigeants occidentaux (si l’on regarde les réformes proposées et compte tenu des engagements européens de la France), étant entendu que nous sommes dans un monde libéral qu’on le veuille ou non (ce qui fait que le socialisme dans un seul pays n’est plus possible). Pour le reste, effectivement, Cohn-Bendit et Goupil ont changé mais comme la plupart d’entre nous quand nous entrons dans la vraie vie (avec ses contraintes) et prenons de l’âge. A titre personnel, je suis pour une politique du juste milieu en tenant compte du principe de réalité – et puis l’excès est mauvais en tout.

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                • J.R. dit :

                  Comme toujours, vous êtes plus mesuré que moi… Je le reconnais.
                  Vous n’avez pas tort! L’Histoire tirera le bilan de notre époque…
                  Revenons donc au cinéma

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                  • J.R. dit :

                    « étant entendu que nous sommes dans un monde libéral qu’on le veuille ou non (ce qui fait que le socialisme dans un seul pays n’est plus possible) »
                    Néanmoins j’émettrai une réserve, je ne suis pas socialiste (par ailleurs!), mais je ne crois pas à la providence économique, au fatalisme. Le monde libéral n’a pas le monopole du réel… La politique c’est la volonté, pas l’adaptation. Puis j’attaquais plus le libéralisme philosophique (celui qui m’intéresse) que le libéralisme économique (jamais assez libéral pour certain). Je suis pour la médiation entre l’homme et le ciel, il n’y en a pas pour un libéral.

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        • Strum dit :

          Une certaine vision de la liberté : c’est ce que j’espère y trouver dans le meilleur des cas, le dilettantisme avec.

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        • Strum dit :

          J.R., je réponds ici à votre dernière réponse de 18:06, sinon, cela devient illisible. 🙂 Certes, mais dans la mesure où nous faisons partie d’un tout petit pays à l’échelle du monde pris dans les feux croisés d’une mondialisation et d’une révolution technologique aussi irréversibles l’une que l’autre, nous sommes condamnés à nous ajuster à cette situation. Pour ce qui est de la politique, j’ai plus d’affinités avec l’éthique de responsabilité qu’avec l’éthique de conviction (fameuse distinction, toujours utile, faite par Max Weber – qui a par ailleurs rapproché avec beaucoup de finesse éthique protestante et esprit du capitalisme dans un autre livre). On se rejoindra cependant pour dire que libéralisme économique ne doit pas être confondu avec la morale (l’élection récente de quelqu’un d’aussi immoral que Trump avec le soutien de certains capitalistes le montre assez).

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  2. Ronnie dit :

    Rivette ça ne m’évoque pas grand chose voire rien si ce n’est le gars qui déclarait à propos de ‘La nuit du chasseur’ que c’était le sommet du cinéma d’amateur.’ 😦

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