Dans La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), Luis Buñuel s’adonne à son activité de cinéaste de prédilection : montrer les fantasmes et les pulsions que les conventions sociales s’efforcent de recouvrir. C’est l’un de ses films où sa vision du monde et son irrévérence ludique apparaissent le plus clairement. Adapté d’un roman du dramaturge mexicain Rodolfo Usigli, le film raconte l’histoire d’un criminel impuissant, ou plus exactement d’un homme (l’Archichald du titre), dont le fantasme est de tuer une femme (le meurtre fut un fantasme surréaliste, du moins sur le papier, comme l’atteste Le Second manifeste du surréalisme (1930) d’André Breton) mais qui n’y parvient jamais malgré de multiples tentatives. Buñuel filme à chaque fois avec soin les préparatifs du meurtre prémédité, faisant presque de son film un giallo avant l’heure – mais sans les prétentions esthétiques du genre et avec une ironie qui désamorce les situations et ridiculise souvent son héros.
Ce fantasme de meurtre, Buñuel en situe l’origine dans une image qui a marqué Archibald enfant, celle d’une danseuse de porcelaine tournoyant au faîte d’une boite à musique. Ce souvenir ouvre le film : touchée par une balle perdue de la révolution mexicaine, une gouvernante meurt sous les yeux de l’enfant au moment même où celui-ci, impressionné par un conte où elle avait ce pouvoir, ordonne à sa boite à musique de la tuer. Il en conçoit l’étrange idée qu’il est responsable de la mort de sa gouvernante, et cette idée d’un pouvoir de vie et de mort sur les femmes lui donne du plaisir. Une fois adulte, Archibald (Ernesto Alonso) retrouve par hasard la boite à musique et en entendant de nouveau sa musique cristalline (chez Buñuel, le son est aussi important que le pictural), il revoit l’image de sa gouvernante morte et ensanglantée. Un rideau de sang descend alors sur l’image comme si ce fantasme se substituait à la réalité l’environnant. Lui vient alors le désir de tuer une femme pour faire couler ce sang, en mettant en scène un crime. Plus tard, une autre image s’impose à lui : un visage de femme derrière un champ de flammes, et à nouveau il imagine un stratagème qui lui permettrait de faire advenir cette image dans la réalité. Mais à chaque fois, ses manigances échouent et l’image reste à l’état de fantasme.
La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz est l’un des rares films de Buñuel énonçant une morale, qui est une justification du surréalisme : « La pensée n’est pas délinquante » dit un policier, de sorte que dans le domaine de la pensée, toutes les immoralités et tous les fantasmes seraient permis. Lorsqu’il imagine ses crimes, Archibald devient cinéaste et non assassin, alter ego de Buñuel dans le film d’une certaine façon. D’ailleurs, le film décrit bien le processus de l’acte de création : ce sont des images surréalistes qui déclenchent chez Archibald l’envie de tuer et chez Buñuel l’envie de créer et dans les deux cas, elles oblitèrent la réalité en s’y substituant. Mais en même temps, et cela dit bien la richesse du film, Archibald est un représentant de la haute bourgeoisie mexicaine, et ce fantasme de vie et de mort sur les femmes qui le poursuit est peut-être aussi une manière pour Buñuel de faire voir la place difficile de la femme dans la culture mexicaine de l’époque, où ses tourments sont le fait d’hommes jaloux et dominateurs, qui retirent du plaisir de cette situation. Ainsi Buñuel ne se prive-t-il jamais, avec l’humour noir qui le caractérise (car il y a plus d’une victime dans le récit), de se moquer de son héros et des piliers de la société mexicaine, chaque femme en représentant un : l’éducation (la gouvernante), la religion (la bonne soeur), la bourgeoisie (Patricia et Carlota), cibles habituelles de son cinéma contestataire. Il faut voir avec quelle délectation il filme cette scène où un commissaire et un général, qui viennent peut-être d’ordonner une exaction, devisent sur « le voile de poésie de la pompe de l’Eglise« . Il ridiculise aussi la prétention d’Archibald à la pureté et l’inconséquence intellectuelle avec laquelle il affirme hésiter entre pureté et crime. Et le film est traversé de ces idées de renversement de situation qui font le sel de son cinéma – ainsi cette scène où le mari jaloux propose un verre à l’amant au lieu de s’en prendre à lui.
Buñuel avait une imagination concrète et matérielle et il rechignait aux recherches exclusivement esthétiques, aussi ce film est-il souvent filmé le plus simplement du monde. Mettre à nu les fantasmes et les ressorts cachés de la société bourgeoise de l’époque nécessitait pour Bunuel de les révéler de manière simple sans ce « voile de poésie » que peuvent déposer sur l’écran de belles images. Il filmait des personnages fétichistes (ce qu’est certainement Archibald ici, avec sa boite à musique, ses rasoirs, sa goutte de sang et son mannequin de cire), mais lui-même n’était certes pas un fétichiste de la belle image. Le temps semble ne pas avoir de prise sur le cinéma si original et provoquant du plus grand réalisateur surréaliste de l’histoire du cinéma.
Strum
Le souvenir de ce splendide Buñuel période mexicaine (tout comme li’mplacable « El » et son drame de la jalousie) est si lointain et si diffus que je peine à en retrouver la trame générale. Cependant, ton évocation du « giallo avant l’heure » me donne une furieuse envie de reprendre le chemin de cet exil.
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Il forme d’ailleurs avec El une sorte de duo. Du coup si je trouve le temps (…), je reverrai El prochainement également.
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Tout comme Prince, trop loin pour émettre une opinion, sauf que ça m’avait plu.
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Oui, c’est un de ces films qui délivrent à la fois le plaisir simple d’un film bien enlevé (ce qui fait que, à défaut de bien s’en souvenir, on se souvient au moins du plaisir pris) et le plaisir plus intellectuel de l’analyse par son riche contenu.
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