Le cinéaste iranien Asghar Farhadi avait fait beaucoup parler de lui en 2011 avec Une Séparation. A juste titre : c’est un film remarquable, qui relate un divorce entre une femme qui veut quitter l’Iran et un homme qui veut y rester, et bien plus encore. Une Séparation confie aux spectateurs le soin de juger ses personnages, car chacun a ses raisons (la femme pense à l’avenir de sa fille ; l’homme pense à son père malade qu’il doit soigner). L’art de juger est un art difficile. Trop souvent au cinéma, la mise en scène juge pour nous. D’avance, tel personnage est condamné, tel autre glorifié. La lumière du film, l’emplacement de la caméra, la volonté de schématiser et d’expliciter le monde, divisent l’univers cinématographique entre bons et méchants. Rien de tel ici. Le début du film décrit les prémices d’un divorce, mais l’intrigue, de manière inattendue, bifurque en route vers un triste fait divers, impliquant un accident du quotidien (la chute, hors champ, d’une femme de ménage enceinte dans un escalier), une fausse couche et une procédure pénale – je n’en dis pas plus pour ne pas déflorer l’intrigue.
En se plaçant constamment dans le cadre des difficultés de la vie quotidienne, faite de petits gestes, qui pris individuellement ne signifient rien, mais qui additionnés, tracent une destinée ou désignent un coupable à la société ou à la loi, Une Séparation pose une des questions clés de la vie : qui est coupable, qui est responsable ? De la séparation, de la fausse couche ? Grâce à l’ingéniosité de son scénario, c’est à nous qu’une Séparation pose cette question, par l’entremise de la fille du couple séparé. Parfois, son père lui dit : « si tu estimes que je suis coupable de ceci, je ferai cela… ». Terrible responsabilité qu’il lui fait porter ! On n’entend jamais la réplique de la fille, personnage très émouvant qui est la première victime de cette séparation. Pourtant, on guette sa réponse, on l’espère intérieurement sans oser se l’avouer : on attend qu’elle juge pour nous. Il en va souvent ainsi au cinéma ou dans la vie réelle, on attend que quelqu’un, metteur en scène ou modèle, juge pour nous. Mais dans Une séparation, rien ne vient, la fille reste silencieuse ou remet sa réponse à plus tard, comme dans la scène où elle doit choisir entre ses deux parents. Alors, nous sommes sommés de répondre à sa place, de juger par nous-mêmes.
Or, il ne peut s’agir que d’un jugement rétrospectif, fondé sur des faits reconstitués par la mémoire. Car bien que la connaissance des faits de la première partie du film soit essentielle pour que nous puissions bien juger, Une Séparation ne nous les remontre pas en flashback (on ne revoit jamais la chute dans l’escalier et d’ailleurs qu’avons-nous vraiment vu, nous les témoins du drame ?). C’est toute la force du scénario que d’etre construit comme un train sans arrêts : il file, il ne revient pas en arrière, il est irréversible, imprévisible, comme le déroulement des faits. C’est tâche impossible que de se remémorer précisément ces faits passés en particulier lorsqu’il s’avère qu’ils étaient importants. Notre jugement s’en trouve faussé, comme tout jugement rétrospectif. D’un point de vue formel, cette vitesse dans le déroulement des faits, dûe à un découpage très rigoureux, donne au film une grand fluidité, et procure un vrai plaisir cinématographique, comme celui que donne un excellent récit policier.
Une Séparation décrit aussi deux particularités de la société iranienne : d’une part, l’absence d’avocats lors des procédures judiciaires, pénales ou civiles. Sans cette huile dans les rouages, sans cet intermédiaire (et les intermédiaires sont la clé d’une société civile qui marche à peu près), la procédure tourne aux insultes et à la foire d’empoigne. Le juge navigue à vue, se fiant à ses préjugés, ses intuitions, à l’habileté des prévenus, qui savent pour certains cacher la vérité. Ici, peu importent les arcanes de la justice : les intuitions de Kafka, qui décrivait un monde où il y avait cette fois trop d’intermédiaires, ne permettent pas de déchiffrer ce monde iranien. Dans Une Séparation, il y a simplement un juge tout puissant qui décide, selon un principe d’unicité. A un homme, le pouvoir.
D’autre part, Une séparation nous montre deux familles qui s’opposent, provenant de deux classes sociales différentes. La première, la famille du couple qui divorce, issue de la bourgeoisie moyenne éclairée, s’est émancipée du Dieu du Coran. Sécularisée, elle vit au gré des compromis de la vie de tous les jours, sans illusions sur ce qu’est la vérité ou sur les moyens de la trouver. La seconde est la famille de la femme de ménage : pauvre et peu éduquée, elle vit toujours sous la tutelle du Coran, et selon des concepts de pureté et de vérité ; selon elle, il n’y aurait pas de chemins multiples ; il n’y aurait que des erreurs multiples, la Vérité serait une, et on la trouverait dans le Coran selon une formule sacramentelle : « Jurez sur le Coran » ! Le Coran a beau être un Dieu de papier, pour cette famille, c’est une chappe de plomb paralysant les gestes les plus simples de la vie quotidienne. Pour elle, l’argent peut être impur, vieille croyance passée de mode (ou presque) dans nos sociétés. Dans la scène la plus cruelle du film, la famille bourgeoisie, en demandant à la famille pauvre de jurer sur le Coran, tire parti avec profit de cette foi aveugle en un Dieu de papier. A nous de juger, encore une fois, si cela était bien. Parler de la société sans condamner, sans diviser le monde entre les bons et les méchants comme le fait trop souvent le cinéma français dit social, et le faire en créant par l’intelligence du scénario et le découpage un suspense digne d’un film policier de haut vol, voilà qui n’est pas commun.
Strum
J’ai découvert Asghar Farhadi grâce à ce film, où l’on tente effectivement de déchiffrer la société iranienne à travers chaque personnage, comme vous le soulignez très bien…Cette terrible scène dans laquelle Razieh, sous le poids du « blasphème », craque et provoque la rage de son mari nous en dit beaucoup sur l’affrontement symbolique de deux mondes ! Pour moi c’est un film magistral qui révèle et nous rend curieux de ce pays étrange !
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Bonjour jeannik et merci pour votre commentaire. En effet, cette scène est formidable. Toute la fin est particulièrement réussie.
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Très joli souvenir de ce film juste avant de me rendre en Iran… puis au Liban. Retranscription superbe de la société iranienne.
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Oui, c’est très bien. Merci pour votre texte.
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