Quatrième et dernière partie de notre article sur l’adaptation cinématographique. Pour les trois premières parties, voir ici : première partie, deuxième partie et troisième partie.
Conclusion : d’un monde de liberté à un monde codé.
La littérature est un monde de liberté individuelle. L’écrivain écrit pour soi, et est roi en son royaume dont il fixe les règles. S’il est lu, il peut en faire son métier. Alors coexistent cet individualiste qu’est l’écrivain et ces autres individualistes que sont les lecteurs, car la lecture est une expérience personnelle. S’il n’est pas lu, il reste quand même écrivain, fût-il asservi à d’autres contraintes professionnelles. L’écrivain choisira la forme d’écriture qui conviendra le mieux à sa sensibilité, à ses moyens d’expression et à sa vision du monde, qu’elle soit poème, roman linéaire ou à plusieurs voix, fable ou autres, sans avoir à discuter de ses textures avec un chef opérateur ou de ses décors avec un directeur artistique. Il lui faudra bien négocier avec son éditeur, mais sous d’autres auspices, alors, que celles de la création pure.
On dit parfois que tout est permis au cinéma, car c’est l’art de faire croire à l’invraisemblable. En réalité, c’est aussi de tous les arts, l’un des moins libres, car il est soumis à l’impondérable. Le cinéma est le produit de centaines d’individus au travail, où le cinéaste, phare dans la tempête, doit lier les volontés, commerciales et artistiques, aussi diverses que le monde, vers un objectif commun, sans perdre de vue cette vision originelle qui l’a décidé à faire un film. Le cinéma est aussi affligé de règles et de codes, de canons dont chaque génération de réalisateurs a tenté de se défaire, et qui reviennent inlassablement, chaque violation d’une règle (absence de regard caméra, règle des 180 degrés ou raccord de plan) devenant à son tour figure de style ou règle d’un genre nouveau venant rejoindre ces codes cinématographiques qu’elle était censée mettre à bas. L’Aurore de Murnau peut bien dater de 1927, on y trouve des plans, des travellings, une structure qui est celle du cinéma contemporain. Le cinéma est un pourvoyeur de récits et même Tarkovski qui en appelle dans son livre Le Temps Scellé aux « liaisons poétiques » au sein d’un film comme reflet plus juste de la pensée humaine que la dramaturgie traditionnelle, même Bunuel et Lynch lorsqu’ils mélangent rêve et réalité, racontent une histoire, avec un début et une fin, un récit ayant un sens. Ce sont les sujets traités, au gré des changements de mentalités comme de préjugés, qui ont varié au cours des décennies, mais les formes du cinéma sont toujours les mêmes, bien que le secret de certaines semble parfois s’être perdu. C’est peut-être pour cela que tant de réalisateurs sont aussi de vrais cinéphiles, qu’ils le clament haut et fort comme les jeunes turcs de la nouvelles vague ou les cinéastes américains des années 70 ou qu’ils gardent secrètes leurs admirations. Ils recherchent et recyclent toujours ces formes éternelles du cinéma. Le cinéaste cherche à épuiser le champ du possible, mais ce champ, quand bien même il serait fait d’orge blond nous éblouissant de sa lumière, se situe dans un périmètre réduit.
Le génie d’un cinéaste réside en ceci : nous faire croire que dans le monde secondaire créé par son film, tout est permis, tout est vrai, et nous faire oublier les contraintes cinématographiques. Le cinéma relève de l’ordre de la foi. Chez Powell et Pressburger, dit Scorsese dans son introduction au livre de Michael Powell, Une Vie dans le Cinéma, « tout peut arriver ». Mais c’est grâce à leur génie que Powell et Pressburger réussissent à créer cette illusion d’un monde libre de règles. Woody Allen, lorsqu’il répétait dans sa jeunesse des tours de magie, dans sa chambre à Brooklyn, comme il le confie à Eric Lax dans un beau livre d’entretiens, ne le savait peut-être pas encore, mais il s’entraînait en réalité à devenir cinéaste.
Strum
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Un autre chef-d’oeuvre de Murnau, pas le moins beau, effleuré avec justesse au sein de réflexions intéressantes et clivantes (avec votre serviteur) ; une lecture spéculaire, si cela vous dit : http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2015/06/laurore-linconnu-du-lac.html?view=magazine
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Bonsoir et merci pour votre message. J’irai vous lire pour me « replonger dans l’Aurore ».
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Bonjour Strum,
Lu avec grand intérêt vos réflexions sur l’adaptation cinématographique. N’oublions jamais que nombres de chefs-d’œuvre sont des adaptations d’œuvres littéraires mineures, notamment dans le cinéma de genre.
Récemment Arte a diffusé un documentaire : Le Mystère Clouzot, où il est dit que le réalisateur n’avait pas d’imagination : il aurait eu besoin des idées narratives des autres. On peut donc être un immense cinéaste sans imagination (c’est sans doute un propos exagéré) mais jamais un écrivain sans imagination (Georges Perec peut-être… je sens que je vais me faire des ennemis). Je pose la question de savoir s’il existe des adaptations littéraires dignes de ce nom, de films bons ou mauvais – en dehors des adaptations de la Guerre des Étoiles et autres serials à destination d’ados. Quelqu’un a-t-il adapté 8 1/2, un exemple de film très littéraire qui n’est justement pas une adaptation – la preuve je suis toujours obligé de le voir en plusieurs fois ; )
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Bonsoir JR. Merci, oui, le sujet de l’adaptation est inépuisable et me permet de joindre mes deux passions. Concernant l’imagination, je ne compte plus le nombre de grands écrivains racontant la même chose que Clouzot et expliquant qu’ils tiraient la matière de leurs livres de faits divers ou de choses vécues. Bien sûr, après, il faut écrire, construire un univers et des personnages, ce qui n’est pas une mince affaire. Et sinon, la manière dont Pérec construisait ses livres témoigne quand même de beaucoup d’imagination.
Pour votre question, je n’en ai aucune idée. A ma connaissance, effectivement, l’adaptation dans le sens film livre ne concerne que des blockbusters déclinés à l’infinie pour des raisons commerciales. Mais c’est une très bonne question en tout cas !
PS : 8 1/2 tient par le génie visuel de Fellini, c’est inadaptable en livre à mon avis ou alors en faisant quelque chose de très différent.
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Pour Perec je plaisantais au sujet de son formalisme, c’est évident qu’il a fallu beaucoup d’imagination pour écrire La Disparition. Au sujet de 8 1/2, il est très littéraire à la façon d’un roman d’introspection, à la première personne. J’avoue après ne pas être trop sensible à son génie visuel mais surtout à la trompette de Nino Rota. Sans importance.
Sinon pour ma question il faut croire que la littérature bénéficie toujours d’une aura supérieure, on passe de l’écrit à l’image, comme pour achever l’œuvre, mais jamais de l’image à l’écrit. Quoi qu’il y a peut-être l’exemple de Pagnol… il a écrit L’eau des collines après avoir tourné Manon des Sources (à vérifier). Bonne journée.
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Pour 8 1/2, je suis très sensible au noir et blanc « blanchi » du film. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler un jour car 8 1/2 a compté dans mon parcours cinéphilique comme l’atteste mon avatar.
Concernant votre question, je crois aussi à cette explication, entre autres. Le cinéma garde ses complexes. C’est en tout cas une question assez passionnante qui mériterait un article à elle toute seule.
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