Le Million de René Clair : en chantant, en courant

Une opérette, un film muet chanté, un croisement hybride entre poursuites chaplinesques et comédie de vaudeville, un film dont les décors réfutent tout réalisme et qui fait en même temps appel à des idéaux-types de la société françaises de 1931 (l’artiste, le policier, le voleur, le boutiquier), c’est tout cela qui vient à l’esprit devant Le Million de René Clair, un classique parfois charmant, mais d’un abord suranné, faisant voir combien la société française a changé depuis cette époque. Si j’avais un million… se demandera Lubitsch un an plus tard. Mais ici, l’esprit de Lubitsch fait défaut et le million, Michel ne le possède pas encore, puisque le billet de loterie gage de cette coquette somme se trouve dans un veston qu’il ne retrouve plus. Et pour cause : il a été donné par sa fiancée Béatrice au voleur le Père La Tulipe pour lui permettre d’échapper aux policiers à ses trousses. Toute l’intrigue est construite autour de cette mésaventure qui donne lieu à une série de courses-poursuites commentées par des chansons : Michel est poursuivi par ses créanciers (ce butor volage est couvert de dettes) tandis que Le Père La Tulipe tente d’échapper aux policiers (première acte) ; Michel et le Père La Tulipe se lancent à la poursuite du précieux veston contenant le billet de loterie, l’apothéose du film se déroulant à l’Opéra comique, comme un écho à sa souriante irréalité (deuxième acte). Tout le monde court de long en large, sans que jamais le film ne s’arrête, pareil à une boule de loterie roulant sans fin. Le mouvement de ce film est d’une chanson d’antan qui finit bien.

Dans les intéressants bonus figurant sur le DVD/bluray du film, qui vient d’être réédité chez Tamasa, René Clair affirme qu’il se défiait des dialogues du parlant (qui lui paraissaient appartenir au théâtre, alors même que Lubitsch prouva rapidement le contraire) et avait souhaité les remplacer par des chansons dans la mesure du possible, la musique servant de contrepoint aux images. Mais ce recours aux chansons, en particulier dans la première partie du film, a pour effet de le rapprocher de l’opérette, qui n’est elle-même pas sans rapport avec le théâtre. Ce n’est pas un hasard sans doute si la meilleure partie du film est celle se passant à l’Opéra comique. Auparavant, les décors peints en blanc et couverts de tulle lui conféraient un air d’étrangeté peu en rapport avec l’histoire racontée (et ce d’autant plus que la lumière au début aplanit l’action sans les contrastes de l’expressionnisme). A contrario, dans les séquences se déroulant sur la scène ou dans les coulisses de l’Opéra comique, un lien naturel s’établit entre les décors factices et les évènements fantaisistes se déroulant au premier plan. A cet égard, la plus belle scène du film est celle où Michel et Béatrice se dissimulent derrière un décor de la scène de l’Opéra comique et où leurs gestes d’amoureux (le charme gracile d’Annabella opérant face au boudeur René Lefèvre) répondent aux paroles de la chanson entonnée, un mouvement de grue les révélant au milieu des ornements du décor qui paraissent s’élargir pour servir d’écrin à leur bonheur : les amoureux sont seuls au monde.

Certes, on peut tout à fait estimer que le film raconte dans son ensemble une histoire qui relève du conte, où l’argent qui n’a pas d’odeur et tombe du ciel adoucit les moeurs, le million gagné à la loterie permettant une réconciliation générale entre l’artiste et ses créanciers, avec l’aide d’une pègre complice et sentimentale – alors que l’artiste, lorsqu’il était pauvre, avait copieusement insulté les commerçants le poursuivant – et ne rien trouver à redire à sa légèreté. Mais la date même de sortie du film, en 1931, au moment même où la crise de 1929 allait commencer à produire ses effets en France, accentue d’autant plus le caractère d’irréalité de l’intrigue et de sa chute enchantée, qui est comme une bulle de savon, avec sa légèreté mais aussi ses attributs éphémères et candides, l’humour étant du reste toujours bon enfant voire potache (ainsi cette partie de rugby improvisée avec le veston). Clair voit ici le monde comme une fête ; au même moment, ou presque, en Allemagne, Fritz Lang annonçait dans M Le Maudit les prémisses du cauchemar à venir.

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2 commentaires pour Le Million de René Clair : en chantant, en courant

  1. princecranoir dit :

    Je n’ai pas vu ce « Million » visiblement « charmant » mais « suranné ». Je me souviens en revanche avoir beaucoup aimé « A nous la liberté » qui doit dater de la même époque à peu près, et que pourtant Lourcelles avait trouvé « très surfait ». Comme quoi.

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