Mains criminelles de Roberto Gavaldon : un autre « sui generis »

Ce remarquable film noir de Roberto Gavaldon, sous influence américaine, raconte l’histoire d’un genre d’ensorcellement, celui d’un diseur de bonne aventure par une veuve criminelle. Au début, une voix-off affirme avec ferveur qu’il existe au-delà de la raison des forces obscures dépassant notre entendement. Mais celui qui parle est un charlatan, qui fait profession d’exploiter la crédulité de ses patientes. Armé d’une boule de cristal et d’un costume pailleté, trônant au centre d’un cercle zodiacal, le professeur Karin tire profit des secrets de famille que lui confie son amie Clara, qui travaille dans un salon de beauté où ces dames palabrent. Toute cela est exposé sur un ton guilleret, celui d’une aimable comédie policière où le couple de héros est complémentaire : à Karin, le cynisme, les bons mots et les citations tronquées de Rama Krishna, à Clara la bonté et la boussole morale qui les guide lui et elle. C’est grâce à l’estime que lui porte Clara, son ange gardien, que Karin connait les bornes qu’il ne doit pas dépasser.

Bientôt, cependant, la comédie policière prend une tournure inquiétante. Lassé de ce rôle de magicien de pacotille rapportant peu, Karin décide de faire chanter Ada, une séduisante veuve qu’il soupçonne d’avoir assassiné son mari fortuné – une veuve qui s’est faite elle-même, « sui generis » selon la formule trouvée par les scénaristes. Il a affaire à forte partie, lui l’intrigant amateur qui veut « jouer avec le feu sans se brûler ». Ada est une femme machiavélique et sans scrupules – en elle, coule une volonté de domination sans borne, pareille à la cascade du film. Tombé sous sa coupe, il s’engage à supprimer un neveu qui en sait trop. Le film change alors de nature. Pour Karin, commence un long cauchemar, un voyage sans retour, sous les regards impuissants de Clara, qui essaie en vain de le sauver.

Ce changement qui s’opère en Karin signifie donc qu’il y avait en lui une prédisposition au meurtre, quelque chose échappant à la raison et à la vertu que symbolise Clara. Ses actes remettent en cause le postulat de départ du récit selon lequel seuls les plus crédules peuvent croire à l’existence de forces obscures. Car s’il y a deux Karin, le spirituel charlatan du début, et l’assassin brutal qui advient ensuite, de quelle pénombre sise dans son for intérieur a surgi ce nouveau Karin que Clara ne reconnait plus ? Qui a engendré ce double aux mains criminelles, cet autre « sui generis » qui s’est brûlé les mains ? Pessimisme de Gavaldon sur la nature double de l’homme. Tuer, c’est mourir soi-même dit le film, et si Karin a changé c’est parce que son ancienne persona qui incarnait un personnage de comédie est mort. Le nouveau Karin joue sa propre vie sur la scène du crime, pantin dans les mains d’Ada. Tout est ici une question de mains, bonnes et douces, ou bien menteuses et criminelles, comme l’observe Karin lui-même. Bientôt, il ne reconnait plus ses propres mains. Rimbaud avait vu l’avènement d’un « siècle à mains » dans sa Saison en enfer.

Comme souvent avec les films noirs, le glas du destin sonnera à la faveur d’une amère coïncidence, à l’instar de la fin de La Déesse agenouillée. Mais à la différence de ce dernier film, où le scénario n’était pas sans faiblesses, tout ici est écrit avec habileté et les dialogues rehaussent constamment l’intérêt de ce film superbement agencé par Gavaldon et ses scénaristes José Revueltas et Luis Spota. De surcroit, l’interprétation est excellente, de Arturo de Cordova – aux regards hallucinés, comme dans El et La Déesse Agenouillée, à Carmen Montejo et Leticia Palma dans les rôles de Clara et Ada – ange et démon. Comme les autres films du cycle Roberto Gavaldon, on peut voir découvrir Mains Criminelles sur Artetv jusqu’à fin juillet.

Strum

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