La Maman et la putain de Jean Eustache : les caprices d’Alexandre

Film-fleuve, La Maman et la putain l’est par sa durée, par la douceur des voix d’Alexandre et de Veronika, par l’écoulement de ses longs monologues, par son rythme alangui qui est celui de l’eau qui coule, cette eau qu’aime voir Veronika le soir quand elle demande à Alexandre de la conduire au bord de la Seine. Mais le fleuve du film ne s’écoule pas vers la mer infinie, son embouchure est celle d’un étang aux eaux stagnantes : l’impasse de certaines attitudes schématiquement héritées de mai 68 (puisqu’Alexandre cite l’évènement plusieurs fois), l’imposture inconsciente de la vie d’Alexandre qui prétend vivre libre et sans lois, mais qui impose en réalité son bon plaisir aux autres, et en particulier à Véronika et Marie qu’il veut aimer en même temps. Il n’y a que chez Lubitsch qu’un ménage à trois peut réussir.

Alexandre ne travaille pas, il ne fait pas partie des « abrutis » qui se lèvent le matin, il n’est pas une « crapule » qui gagne de l’argent, il refuse d’entrer dans « la nouvelle société qui bâtit sur du pourri ». Enfant gâté de la société de consommation, sa vie se consume dans les verres de (bon) whisky et la fumée des cigarettes qui nimbe les conversations, dans la valse des cafés qui scandent les journées, dans la lecture quotidienne des journaux. Sa vie tourne sur elle-même comme le tourne-disque de Marie. Son monde a deux pôles où il échoue chaque jour, Les Deux Magots et le Café de Flore, deux cafés du quartier latin séparés d’à peine 20 mètres sur le boulevard Saint-Germain. Avec ses lunettes aux verres fumés, ses foulards étudiés, ses poses d’une bohème rimbaldienne, ce qui le désigne d’emblée comme un double d’Eustache, il peut proclamer que rien n’a d’importance sinon son désir pour une inconnue, promesse des jours à venir, puisqu’il n’est responsable de rien, ne s’est imposé aucune obligation. C’est le temps béni de la jeunesse où tout semble permis, mais aussi l’écho du jeu de la grenouille au plafond qu’Alexandre découvre avec un ami : à force de trop l’avoir fixée dans une image, on continue de la voir une fois le regard tourné vers le plafond : on est incapable de penser au monde des autres, on se figure qu’il n’y a pas d’autre monde que le sien, que le reste n’existe pas. Alexandre, à la prose verbeuse et inextinguible, n’a pas assez d’imagination pour penser à la vie des autres.

Car pour que lui puisse vivre sans rien à faire, il faut que les abrutis et les crapules travaillent et produisent la richesse qui nourrit la société, il faut qu’il y ait un crochet pour qu’il puisse s’y pendre nonchalamment, une bonne poire comme Marie pour payer ses costumes en flanelle et ses occasionnels déjeuners au Train Bleu, à la Gare du Lyon (car il affirme que ce n’est pas parce qu’il n’a pas d’argent qu’il doit se priver de bien manger). Il faut qu’existe la voiture qu’il emprunte, les cigarettes qu’il fume, les cafés qu’il fréquente, les appartements de ses compagnes où il habite, il faut que toute une société industrielle et laborieuse produise cela qu’il méprise, et tolère ses caprices qu’il chérit. Il faut qu’il y ait une Marie qui accepte de le loger et de recevoir sous ton toit Veronika, son nouvel amour. Il faut qu’une femme fasse le ménage tandis qu’il met ses chaussures sur le lit. Il faut qu’il y ait une Veronika qui accepte de partager Alexandre avec Marie, et que chacune travaille, soit insérée dans la société. Il faut encore que chacune cède aux illusions de l’amour libre et se mente à elle-même (sous couvert d’un langage cru et direct) et prétende être heureuse de cette situation tout en versant des larmes, dès que tombent les apparences. Les caprices d’Alexandre : voilà un titre qui sonnerait plus vrai que les caprices de Marianne, car ici l’homme décide de tout et quand Marie veut inviter ne fut-ce qu’à diner son ami Philippe, Alexandre sort de ses gonds et le lui interdit. Lui seul s’octroie le droit d’avoir des caprices et plusieurs amours car lui seul existe à ses yeux. Et quand il rêve, comme il l’a rêvé en mai 1968, que tout cela cesse un jour, que tous les travailleurs quittent leur lieu de travail et partent sur la route avec un baluchon comme à la fin des Temps Modernes de Chaplin, c’est comme s’il rêvait l’anéantissement du monde. De même quand il se demande si l’on a gagné au change lorsque les cadres et les professions libérales ont remplacé les soldats de la seconde guerre mondiale – médiocre provocation, qu’il se permet puisque lui-même s’est défini comme un médiocre de peur qu’on lui renvoie l’épithète

Et pourtant, beauté du cinéma, on regarde ce film non pas en détestant Alexandre mais en le plaignant, et souvent en l’aimant, jamais en lui retirant notre sympathie. On écoute attentif et fasciné ses longs monologues filmés en plans fixes rigoureusement composés (au diable l’hasardeuse caméra portée qui détruit l’espace), monologues merveilleusement écrits, en espérant qu’il puisse enfin trouver le bonheur. Vécue par Alexandre, la jeunesse est une suite de monologues et de dialogues qui recueillent le bonheur de dire, le bonheur de raconter des histoires, de prendre un verre au café, mais il ne sait pas lui-même ce qui adviendra ensuite de sa vie. Est-ce parce que Jean Eustache s’est inspiré de sa vie personnelle pour raconter son histoire (ce qui le rattache à la Nouvelle Vague) que le film émeut, bouleverse parfois (Françoise Lebrun qui incarne Veronika était dans la vraie vie le personnage de Gilberte, cette femme professeur de lycée qui quitte Alexandre au début du film) ? On ne peut évidemment répondre à cette question – il est impossible de démêler la réalité de la fiction malgré le caractère autobiographique du récit. Mais il y a dans les voix de Jean-Pierre Léaud et de Françoise Lebrun une douceur particulière (celle de Marie que joue Bernadette Lafont est déjà abimée par la cigarette), une douceur qui est comme un appel, une douceur que ne parviennent pas à éteindre les bruits de la circulation qui parfois recouvrent les dialogues (le film est tourné en son direct), une douceur qui force le spectateur à prêter une attention particulière à leurs mots, qui semblent provenir de leur for intérieur, de tout un continent de douleurs intimes et de rêves de jeunesse dont on craint soudain qu’ils ne se réalisent jamais, et que dissimule la volubilité d’Alexandre. Jean-Pierre Léaud n’a peut-être jamais été meilleur que dans ce film – son plus beau rôle avec Les 400 coups – sa voix à la diction particulière (et qu’on lui a tant reproché) n’a jamais été aussi pleine et frêle à la fois, comme dans cette extraordinaire scène de confession, où Alexandre confie son amour pour celle qui l’a quitté dans un long plan fixe en regard caméra au Café de Flore, cachant ses yeux en cours de monologue avec ses lunettes aux verres fumés (les mêmes lunette qu’Eustache) afin que Françoise Lebrun, à qui Eustache s’adresse (la fiction rejoignant l’intime), ne le voit pas pleurer. Sa voix se brise quand il avoue qu’il a voulu un enfant, qu’il a voulu travailler pour cette femme, qu’il a une poussière dans la gorge qu’il ne peut recracher. Et l’on croit comprendre alors que ce film, c’est cette poussière que Jean Eustache parvient enfin à recracher pour, peut-être, oublier son chagrin. Car qui ne peut oublier, ne peut avancer. Et justement Alexandre ne veut pas (encore) quitter ce temps béni où il peut errer, divaguer, sans devoir rendre des comptes. Il défend le droit de ne pas oublier ses idéaux de jeunesse, quand bien même cela ferait parfois de lui un minable qui dégoutte Véronika, comme elle le lui dit à la fin du film.

Face à Alexandre, il y a le contrechamp des deux femmes auxquelles il parle, contrechamp qui va peu à peu réclamer sa place face au champ (ce qui rend caduque le reproche de misogynie parfois fait au film lors de sa présentation au Festival de Cannes en 1973). La plupart du temps, Véronika écoute Alexandre en silence, et Eustache filme le beau visage de Françoise Lebrun écoutant, souriant parfois ; c’est un visage de tableau, un visage de Madone, un très beau visage, pur et au modelé doux, mis en valeur par le noir et blanc de l’image, qui réfute le titre trompeur du film (Véronika revendique le droit de coucher avec qui elle veut sans être une putain et Marie n’a rien d’une maman), titre qui pourrait avoir été trouvé par Alexandre dans un moment de sarcasme et qui est d’autant plus mensonger qu’il s’est oublié dedans. Quitte à rester dans la même veine, il faudrait écrire La Maman, la putain et le minable (terme dont l’affuble Veronika), n’était notre affection pour Alexandre. Véronika écoute Alexandre tandis que Marie supporte ses frasques. Mais peu à peu, les deux femmes vont se rebeller contre lui, une rébellion d’abord silencieuse et puis ouverte par leurs mots et leur attitude qui révèlent qu’elles commencent vraiment à en avoir assez de ses caprices et de son bon vouloir arbitraire. Alexandre flamboie, séduit, dans la liberté de son être, mais il rend ses compagnes malheureuses. Les femmes aussi devraient avoir le droit d’être libres. Ce qu’elles demandent à Alexandre, ce n’est pas grand chose, c’est de cesser de parler, de choisir l’une d’elles et de s’engager dans quelque chose. C’est aussi ce que Jean Eustache finit par demander à Alexandre, dans ce film où il bat sa propre coulpe, sorte d’autoportrait en miroir. Il lui demande de reconnaitre qu’il a rencontré Véronika au moment où Gilberte le quittait, coïncidence telle que les affectionnaient les surréalistes. Il lui demande d’apercevoir la douleur et l’amour de Véronika, et de cesser de jouer les dandys affectés à la parole inépuisable. Il lui demande de réaliser que la vie lui offre une seconde chance. En un mot, il lui demande d’aimer, ce qui requiert de cesser de parler de soi. Taisez-vous, Alexandre, puisqu’à cette époque, on se vouvoyait, et laissez Véronika parler, pour qu’elle ait elle aussi droit à son monologue – elle l’aura. Et au lieu de pérorer, « rendez-vous utile » fut-ce pour les tâches les plus ingrates. C’est comme si avec ce film Eustache demandait au cinéma, à travers son alter ego à l’écran, de lui faire le don d’un autre amour pour remplacer son amour disparu. Longtemps invisible pour des raisons de droit, La Maman et la putain vient d’être réédité par Carlotta dans un coffret Jean Eustache. Ce très beau film contradictoire (comme la vérité), magnifiquement écrit, est à la hauteur de sa réputation. La présentation du film à Cannes eut un prolongement tragique dans la réalité puisque quelques jours après, Catherine Garnier, la compagne d’Eustache qui inspirait le personnage de Marie, se suicidait.

Strum

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2 Responses to La Maman et la putain de Jean Eustache : les caprices d’Alexandre

  1. Salut Strum, moi je dois admettre que je ne me range pas au rang des thuriféraires d’Eustache. Je souscris à ce que tu dis au début de ton post (Alexandre est un branleur et un personnage pas sympathique) mais je n’ai pas trop vu les qualités du film que tu mentionnes dans la deuxième. J’ai trouvé le film long et même bavard. La prose d’Eustache est très belle mais faut-il l’écouter pendant trois heures quarante ?

    Je garde un souvenir ému, pas de la musique mais des chansons, Piaf et surtout Fréhel et ses fortifs qui m’ont personnellement beaucoup touché

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    • Avatar de Strum Strum dit :

      Alexandre est hélas un genre de parasite en effet. Mais c’est très bien écrit et pour ma part, j’ai écouté certains monologues en étant captivé et sans voir le temps passer. Ah oui, je suis d’accord, les scènes où Alexandre écoute de vieilles chansons sont très belles et j’aurais pu en parler.

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