Serre moi fort de Mathieu Amalric : la douleur de Clarisse

Voici un film d’une immense tristesse où une femme tente d’inventer une autre réalité pour conjurer la mort. Le titre le dit bien avec son « serre moi » dépourvu de trait d’union : il n’y a plus de lien entre Clarisse (Vicky Krieps) et ceux qui pourraient la serrer dans leurs bras. Seul demeure, dans ce récit d’une subjectivité extrême, un moi solitaire, producteur d’images et de sons. Lorsque nous voyons Clarisse quitter son foyer au début du film, laissant derrière elle mari et enfants pour aller voir la mer, nous sommes trompés par les images : ce n’est pas elle qui est « partie la première ».

La révélation du caractère imaginaire du récit n’intervient qu’en son milieu, quoique le montage ait déjà donné des indices, montré la corrélation entre, d’une part, ce que pense Clarisse au volant de sa vieille voiture, d’autre part, les dialogues et les actions de son mari et de ses enfants. La mise en scène attentive d’Amalric, qui choisit une échelle de plan resserrant le regard sur son personnage principal, accentue la sensation de subjectivité du récit, de même que le caractère sensoriel des images et du mixage sonore qui viennent envelopper le spectateur. La musique se déverse sur les deux plans de la conscience de Clarisse, la réalité et ce qu’elle imagine : Serre moi fort est un film musical à la bande-son soigneusement composée. Sur le visage frémissant de Vicky Krieps, qui a de faux airs de Jeanne Balibar dans certains plans, passent tour à tour les saisissements de la douleur et les consolations de l’imagination.

Mathieu Amalric a déclaré que le prénom de son personnage principal, Clarisse, provenait de L’Homme sans qualités de Robert Musil, roman-somme racontant une crise existentielle, celle de la conscience européenne à l’aube de la première guerre mondiale, mais pas seulement. Ulrich, son héros, se trouve dans l’incapacité de donner du sens au monde, et par conséquent d’agir dans la réalité : aucun langage ne peut la décrire précisément, aucune valeur partagée ne peut la rendre habitable, puisque les hommes et les femmes ne sont plus d’accord sur rien. Clarisse, dans le livre, est une amie d’Ulrich qui par son vitalisme refuse cette démission face au monde. Mais la voie qu’elle suit est pire encore : prétendant créer une autre réalité à partir de ses pensées, elle sombre peu à peu dans la folie.

Or, et bien que la lecture en soit ardue, une chose ménage le lecteur de L’Homme sans qualités : l’ironie. Ce que Musil raconte est effrayant (la disparition des valeurs et du caractère certain du monde, l’impossibilité pour les êtres de se comprendre), mais l’ironie permanente du livre crée une distance permettant de le supporter, y compris la descente de Clarisse dans la folie. Il n’en est rien dans le film d’Amalric qui est entièrement dépourvu d’ironie pour des raisons que l’on peut comprendre, car il serait indécent de se moquer de cette femme. Mais de ce fait, une fois que la vérité nue surgit, une fois que l’on comprend l’horreur de la situation à laquelle doit faire face Clarisse, et son incapacité à l’accepter, le spectateur prisonnier de la subjectivité totale des images se trouve heurté de plein fouet, et tombe dans la béance ouverte par le récit. La tristesse du film se trouve renforcée par la boucle narrative que forme l’histoire puisque les derniers plans du film reviennent au départ du début, fausse bonne idée qui prive le film de lueur d’espoir. Dès lors, et bien que réussi sur un plan cinématographique, il m’est impossible de recommander ce film si douloureux, si difficile à regarder – sauf la scène où l’on entend Cherry de J.J. Cale.

Strum

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9 commentaires pour Serre moi fort de Mathieu Amalric : la douleur de Clarisse

  1. lorenztradfin dit :

    Moi j’arrive à le recommander…. pour moi il est très très fort ce cher Almaric.

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  2. Pascale dit :

    Je n’ai pas aimé le… dispositif. Passé présent avenir secoués dans un shaker.
    Je n’ai pas versé une larme, même au moment du dégel… alors que j’aurais dû être effondrée.
    Comme dans Drive my car, une belle voiture rouge donne envie de partir et les acteurs sont agréables à regarder.
    Je trouve ce film ennuyeux, le moins bon d’Amalric alors je me remets à La lettre à Élise.

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    • Strum dit :

      C’est un « dispositif », comme tu dis, particulier en effet. J’ai trouvé la scène où l’on retrouve les corps après le dégel très dure et globalement je n’ai pas pris aucun plaisir devant le film, pourtant bien fait. Sinon, le film n’a pour moi rien à voir avec Drive my car (que je préfère et de loin) – une vieille voiture rouge est leur seul point commun ; quant au reste, le traitement du sujet est complètement différent.

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  3. lorenztradfin dit :

    Drôle que Pascale trouve le film « ennuyeux » – nous étions 4 à le voir : 1 personne (F) presque effondrée de tristesse, 1 personne (F) le trouvai trop long à partir du milieu du film (après, en effet, l’accumulation des indices…) et les 2 H (dont un qui a perdu sa femme l’année dernière) ont été touchés sans nous effondrer….. Moi je l’ai préféré à son dernier.

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  4. Kawaikenji dit :

    Il a mis le texte original devant le ventilateur et puis il a ramassé comme ça venait … encore pire comme réal que comme acteur…

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