Cinquième des six contes moraux, Le Genoux de Claire (1970) met en scène un personnage qui s’apprête à se marier, à l’instar de Jean-Louis dans Ma Nuit chez Maud. Dans ce dernier film, le mariage procédait d’un acte de volonté, d’un désir si puissant que Jean-Louis résistait à Maud car elle n’était pas l’épouse qu’il s’était choisi alors même qu’elle s’offrait à lui. Dans Le Genoux de Claire, Jérôme (Jean-Claude Brialy), un attaché culturel, est au contraire un personnage velléitaire qui a décidé d’épouser sa compagne par défaut plus que par inclination. Ils se sont rencontrés tant de fois sans le vouloir qu’il a fini par tenir ce hasard pour une nécessité.
A quelques jours de cette union, Jérôme rencontre à Annecy une ancienne amie, Aurora (Aurora Cornu), écrivaine roumaine qui loge dans une très belle maison de l’autre côté du lac. Jérôme va y faire la connaissance des deux filles de la propriétaire, Laura (Béatrice Romand) et Claire (Laurence de Monaghan) âgées de 16 ans. Aurora, qui ne parvient pas à finir la nouvelle qu’elle a commencée, demande à Jérôme, comme s’il s’agissait d’un jeu, de jouer le personnage de fiction de son livre, un homme plus âgé qui se laisse séduire par une adolescente. Par amitié pour Aurora mais aussi parce que ce rôle qu’elle lui demande d’endosser convient à son tempérament de velléitaire se laissant guider par le hasard, Jérôme se laisse convaincre qu’il lui faut séduire Laura.
La suite du film est comme toujours chez Rohmer une suite de dialogues et de situations, un premier dialogue ouvrant le champ des possibles de la situation (par exemple, Laura cédant à Jérôme ou se refusant à lui), un second le bornant (Jérôme et Aurora devisant des leçons à en tirer), chaque dialogue représentant les étapes d’un suspense sentimental et moral. Ici, Jérôme finit par échapper au personnage que lui demande de jouer Aurora en réalisant que son désir le porte plutôt vers Claire, la belle-soeur de Laura, plus exactement vers son genou, entraperçu alors que la jeune fille cueille des cerises sur son échelle.
Chez Rohmer, les hommes sont rarement sympathiques, et Jérôme est l’un des personnages rohmériens qui l’est le moins. Il s’affirme dépourvu de désirs pour cacher le désir réel qu’il éprouve pour de plus jeunes filles que lui sous ses dehors d’Ulysse nonchalant (en 1970, les rapports avec de plus jeunes filles étaient souvent acceptés avec une tolérance coupable). Il s’imagine sans responsabilités car il se perçoit sans volonté, comme s’il se retirait de lui, comme s’il se voyait extérieur à ses actes, comme si ce n’était pas lui. Lorsqu’il tente sans succès d’embrasser Laura, profitant de l’ascendant qu’un homme de 35 ans peut avoir sur une jeune fille de 16 ans, il prétend jouer le rôle qu’Aurora a écrit pour lui. Lorsqu’il caresse le genou de Claire, en profitant lâchement d’un moment de faiblesse de la jeune fille, il s’imagine à l’inverse faire un acte « moral » qui consolerait Claire, réinvestissant alors son « moi ». Il considère également « moral » d’avoir averti Claire que son ami la trompe. L’homme est la mesure de toutes choses nous apprenait le Protagoras ; y compris de sa propre morale, nous dit Rohrmer. On peut imaginer d’ailleurs qu’Aurora connaît suffisamment Jérôme pour le savoir capable de ce genre de raisonnement, ce genre d’illusions sur lui-même. L’épilogue montre que la révélation de Jérôme sur les agissements de l’ami de Claire n’a servi à rien, la jeune fille pardonnant à son amant. Rohmer n’est pas dupe de ce personnage qui se dupe lui-même.
Comme de coutume, Rohmer ne s’intéresse à son découpage que dans la mesure où les plans contiennent des dialogues, qui sont chez lui le moteur de l’action. En revanche, c’est l’un de ses films les mieux éclairés, où la lumière est la plus belle, le chef-opérateur Nestor Almendros capturant le soleil dans les filets marins de sa caméra et dans les reflets du lac d’Annecy. Un juvénile Fabrice Luchini fait une apparition en ami de Laura. Ce ne sera pas la dernière chez Rohmer.
Strum
C’est un Rohmer qui a je trouve un peu vieilli mais qui n’a pas mal vieilli, qui est devenu en quelque sorte « vintage » je dirais. Les mœurs – comme tu le soulignes – ont pas mal changé depuis ce temps là et cela fait toujours plaisir de voir un Brialy barbu et un Luchini adolescent. Cela ne me rajeunit pas vraiment 🙂
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Oui, c’est le côté moraliste du XVIIIe siècle de Rohmer : il a l’air d’appartenir à une autre époque et en même temps cela marche toujours. C’est sûr que Luchini a vieilli, et que l’on n’a pas rajeuni. 🙂
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Il faut quand-même le faire, de ne pas citer le nom de l’actrice jouant Claire !
Elle s’appelle Laurence de Monaghan. Voilà, c’est fait …
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En effet j’ai oublié de la citer, ce qui ne me parait pas très important. Ce n’est pas un grand rôle en termes de temps d’écran et j’avoue qu’elle ne m’a pas marqué. Par équité vis-à-vis de sa soeur Laure, ou parallélisme des formes, je vais la rajouter. Je ne cite pas toujours les actrices ou acteurs et celle-ci n’a pas fait une grande carrière puisque sauf erreur (je ne compte pas les films télévisés) elle n’a joué que dans cinq films après ce Rohmer.
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Très juste : « le bijou de Claire », « le caillou de Claire », « le chou de Claire », « le hibou de Claire », « le joujou de Claire ». Le dernier est mon préféré.
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J’ai peu de souvenirs de ce Rohmer parmi les plus souvent cités. Mais ceux qui restent son assez bons, comme l’est souvent le regretté Brialy dont je savoure en général des apparitions à l’écran.
Excellent article que je ne manquerai pas de relire après avoir revu le film.
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Merci. Chez Rohmer il y a toujours une énigme, un jeu litteraire, une morale à trouver, j’aime bien ce côté ludique de son cinéma. Brian a rarement été aussi bon qu’ici.
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