Listes et notes du cinéphile

Le cinéphile est souvent friand de listes. Cela tient peut-être à sa vocation complétiste, du moins pour ce qui concerne le cinéphile organisé qui tient le compte de ses visions ou se promet de voir toute la filmographie d’un réalisateur. Cette externalisation de la mémoire a ses vertus. Elle fait voir à d’autres le compte tenu, jetant une lueur sur les centres d’intérêt du cinéphile, donnant des idées de films à voir. Elle soulage notre cerveau moderne encombré d’informations. Serait-ce aussi une façon de matérialiser la passion et le chemin parcouru par le cinéphile et de se convaincre, par la variété des films cités, de la nature mouvante et multiple du cinéma ? Singulier penchant que ces listes où entre une part de jeu.

Le cinéphile note aussi souvent les films. La note peut être le préalable de la liste puisqu’elle hiérarchise les films vus. Elle est alors un autre outil d’externalisation de la mémoire, rappelant au cinéphile oublieux sa première appréciation d’un film plusieurs années après. Elle tient le même office pour le lecteur pressé qui se fie aux goûts du critique et désire les connaitre d’un regard rapide. C’est ici sa dimension prescriptrice de films qui prévaut. Mais la note soulève plusieurs difficultés.

Méthodologique : si la note n’est pas adossée à un système de notation stable, elle est peu fiable ; si celui qui la découvre ne connait ni les goûts ni les habitudes du notateur, ni son système de notation, elle est trompeuse.

Arithmétique : les mathématiques sont une science et la hiérarchie d’une numération s’impose à tous. Il n’en est rien de l’appréciation critique. Elle est par essence subjective, elle représente l’idée que le critique se fait du film, quand bien même celui-ci fait valoir des principes esthétiques toujours pertinents. On ne note pas une idée. On peut en revanche la développer par une série d’arguments qui diront mieux qu’une note la raison pour laquelle on aime un film – indispensable tentative d’objectiviser le subjectif. Un système de notation par étoiles en lieu et place de notes chiffrées échappe en partie à cette contradiction, mais en apparence seulement.

Temporelle : la note est donnée à un instant « t ». Elle est le marqueur du goût ou de l’envie à ce moment. Donnée plus tard, elle aurait été différente. Le goût évolue, les centres d’intérêt aussi, comme l’acuité du critique découvrant ultérieurement l’importance du recul et les roueries de l’enthousiasme. Des années après, la note censée rappeler au critique son appréciation d’alors donnera une fausse idée de ce qu’il est devenu. Car il n’y a pas de système d’ajustement ou d’indexation qui fasse évoluer la note concomitamment avec le goût du critique, alors même qu’elle se déguise en ordre mathématique.

Critique : il y a quelque chose d’un peu étrange à noter sévèrement certains films classiques comme le ferait un maître d’école ignorant dépassé par le talent de ses élèves. « Elève Hitchcock : 4/10. C’est insuffisant. Il faut étudier davantage« . Noterait-on un tableau de Rembrandt ou une sonate de Beethoven ? Bien sûr, ceux qui notent ne se posent pas ce genre de questions et ne se voient pas en maître d’école. Le notateur sait sans doute ces difficultés et recherche juste la simplicité. Mais il y a là comme une reproduction de ce que nous avons subi notre vie durant, cette manie de la note et de la sélection, et elle n’est pas beaucoup mieux adaptée au travail critique. Voilà pourquoi les mots sont des compagnons plus fidèles du critique. Eux savent dire les nuances et les interstices où réside l’idée que l’on se fait d’un film. Eux résument mieux qu’un chiffre ce que l’on aime et ce que l’on aimait. Eux permettent d’argumenter en défendant une position. Eux seuls enfin peuvent donner une idée de l’ambivalence de l’appréciation critique, ce mélange d’affects, d’émotions contrôlées et de principes.

C’est pourquoi noter les films, quand on a recours à des chiffres et même des étoiles, consiste surtout en fin de compte à noter le plaisir que l’on y prend. La note devient alors la graduation de ce plaisir.

Pour pallier à ces défauts de la note, mais aussi pour d’autres raisons, la corporation du cinéma a inventé un substitut devenu rituel : la délivrance de prix décernés à l’occasion de diverses cérémonies. Le prix, par le prestige qu’il confère, commande des attentes souvent déçues par le film lui-même. Et l’on se demande parfois par quel mystère, par quel effet de mode, quel marchandage peut-être dans l’isoloir collectif du jury, tel film a reçu tel prix alors qu’il semble si éloigné de l’idée que l’on s’en fait. C’est de notre faute si nous sommes déçus. Il faut se résoudre au caractère relatif, de circonstance, du prix. Et malgré son caractère relatif, le prix est une reconnaissance des pairs autrement plus chaleureuse que le froid visage de la note.

Strum

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20 commentaires pour Listes et notes du cinéphile

  1. kawaikenji dit :

    mouais, ce que tu dis sur la note (subjectivité, marqueur à un moment t, côté maître d’école, etc.) vaut pour le texte critique lui-même ! ^_^

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    • Strum dit :

      Pas tout à fait quand même. Le texte critique porte une appréciation sur le film mais il explique en quoi consiste cette appréciation et donne des arguments, entre autres (voir mon texte sur la critique cinématographique), ce que ne fait pas la simple note.

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  2. princecranoir dit :

    Je suis globalement d’accord sur l’évaluation d’un film dont une note ne saurait refléter à leur juste valeur les qualités et les défauts. Je tiens d’ailleurs à faire remarquer que le professeur des écoles d’aujourd’hui a tendance à délaisser toute forme de notation de l’élève pour lui préférer l’évaluation par compétences. Doit-on alors procéder de la sorte afin d’apprécier les points forts et les points faibles de mesdames Lupino, Bigelow ou Denis et de messieurs Hitchcock, Kubrick ou Dolan ? Une grille d’analyse formelle tendrait je crois à oblitérer notre rencontre sensible avec ces œuvres. Si le recours à la note chiffrée ou étoilée semble à ce point discutable, elle ne permet pas pourtant pas de se départir d’une appréciation personnelle des films qui conduit invariablement à une forme de hiérarchisation inconsciente, celle qui consiste à considérer, par exemple, que « le Parrain 2 » est supérieur au « Parrain 1 » qui est lui même meilleur que le 3.
    Bref, cette question de l’évaluation (et de la réévaluation a posteriori) est un vrai sujet que je te remercie grandement d’avoir mis sur la toile.

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    • Strum dit :

      De rien, merci à toi pour ton commentaire. Heureux de savoir que les professeurs des écoles ont tendance à évaluer par compétences, ce qui me semble une bonne chose quand il s’agit d’évaluer les enfants car il faut leur donner confiance. Je ne suis pas sûr en revanche que noter les films par compétences fonctionne. Un film est un tout et souvent sa singularité réside dans le dialogue ou les rapports qu’il instaure entre scénario et mise en scène, lumière et composition du plan, etc. Dès lors, noter ces aspects séparément pourrait donner une idée fausse ou trompeuse du film. Hiérarchiser n’est pas un problème en soi, c’est même nécessaire quand il s’agit de distinguer les grands films des bons films, les bons films des mauvais, etc. (je ne crois pas au relativisme à tout crin). Mais je pense qu’il n’y a pas de système chiffré qui soit satisfaisant pour parler d’un film. il faudra toujours un texte qui éclaire la note ou la remplace car elle n’est guère nécessaire en réalité.

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  3. tinalakiller dit :

    La note, c’est quand même compliquée : comment mêler un minimum l’objectivité – quand on veut être objectif – et son propre avis ? En tout cas pour mon blog, il s’agit avant tout d’un repère visuel mais je préfère tout de même discuter d’un film parce que parfois la frontière entre certaines notes peut être floue.

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    • Strum dit :

      Ce peut être un répère visuel en effet, avec ses défauts (cela crée des repères flous et relatifs entre les films comme tu dis), mais qui ne remplacera ni le texte ni la discussion, on est d’accord.

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      • Olivier Henry dit :

        Tu as écrit dans un de tes textes :
        « Cette absence d’interaction entre personnages permet de ressentir l’étendue de sa solitude mais emporte plusieurs conséquences.
        D’abord, il prive le récit de l’ambiguité des mots, lesquels ne sont pas toujours une redite de l’image ; ils peuvent aussi la contredire ou la compléter, établir un dialogue avec elle ou créer un interstice qu’il reviendra au spectateur de combler par son interprétation. »
        La note est une image condensée du texte et n’a pas à en être le redite. 😉

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        • Strum dit :

          Oui, j’ai écrit cela dans ma critique d’Under the skin de mémoire. Une note qui est un contrepoint du texte ou le complète en quelque sorte ? Cela ferait un système de notation drôlement compliqué et peu fiable, qui obligerait à tenir compte à la fois du texte et de la note, sans savoir lequel prime. Je serais bien incapable de m’y retrouver et je mettrais plus de temps à réfléchir à ma note chiffrée qu’à écrire mon texte. 😀

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  4. Carole Thomas dit :

    La poésie n’a pas de prix 🙂

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  5. Strum dit :

    Oui, la poésie n’a pas de prix et seuls les mots contiennent de la poésie. Tu soulignes indirectement un autre aspect de ce débat que j’évoquais dans un autre texte : l’immense plaisir que l’on prend à écrire sur un film en jouant avec les mots. Les mots sont évocateurs. La note n’offre rien de tel, même si dresser des listes peut avoir un côté ludique. Ou alors, il faut s’appeler Pérec et dresser des listes de manière poétique ou romancée comme dans La Vie mode d’emploi.

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  6. J.R. dit :

    Mais pourquoi la liste, est si emblématique de la cinéphilie? Je n’ai jamais vu un top théâtre, un top peinture, un top musique (exepté dans la culture pop-rock)… Il existe des tops littéraires, mais ils sont beaucoup plus rares. Comment préférer Racine à Molière, Fra Angelico à Della Francesca.. Le problème de la liste, c’est le pseudo consensus sur certains films. Pourquoi actuellement Vertigo? Et pas M le maudit, qui est d’une facture aussi maîtrisé. D’où une fois encore, l’idée que la subjectivité est essentielle : on préfère dans certains films, les personnages, les situations à ceux d’autres films. Ce n’est pas objectivable. Pourquoi j’aime les incarnations de John Wayne, même dans ses films moyens, pourquoi je l’aurait suivi jusqu’à Waterloo… Alors qu’Emmanuelle Riva me fait le même effet qu’un roman photo sur une table de nuit.

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    • Strum dit :

      Hello J.R. Je ne sais pas vraiment pourquoi la plupart des cinéphiles font des listes, d’où le paragraphe introductif de ce texte où je pose la question. Personnellement, je n’en fais pas beaucoup (du moins pour un cinéphile).

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      • J.R. dit :

        J’avancerais l’idée que la cinéphilie est plus récente que la critique classique, littéraire et artistique. Qu’elle est plus populaire. Le cinéphile est un vieux garçon coincé qui aime de façon angoissé à mesurer ses goûts. C’est bien connu qu’il vit par procuration. Il espère secrètement posséder le meilleur sixième sens du bon goût…
        Ces remarques ne sont pas toutes sérieuses… Je n’ose imaginer ce que penserais un freudien sur le sujet. À bientôt…et merci encore de stimuler mes réflexions sur notre sujet préféré : le cinéma.
        Serais-je un vieux garçon coincé et fétichiste 🙂 ?

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        • Strum dit :

          Il y aurait certainement une analyse psychanalytique amusante (ou non) à faire de ce sujet des listes cinéphiles même si je ne me lancerai pas sur ce terrain toujours périlleux. Et puis les cinéphiles sont si différents au-delà du cliché du vieux garçon coincé, même s’il est vrai que le cinéma a longtemps trainé des complexes vis-à-vis d’autres arts. 😉 A bientôt.

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  7. Une critique, même réduite à une notule, vaut mieux qu’une simple note réductrice par nature. Il est facile de donner 10/10 à un film, mais beaucoup plus compliqué (pour moi) d’écrire un texte « détaché » sur le film concerné. Si je prends mon trio de réalisateurs favoris (par ordre alphabétique) : Parajanov, Tarkovski et Tarr. J’arrive, non sans effort, à écrire sur Tarkovski, mais pour l’instant, mes tentatives sur Parajanov et encore plus sur Tarr ont été des échecs. Quand l’appréciation d’une œuvre est d’ordre viscéral, il est très compliqué de trouver la bonne distance…

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    • Strum dit :

      Je ne trouve pas facile de noter un film avec des chiffres. Je préfère écrire. Mais effectivement, il y a des cinéastes dont il est plus difficile de parler que d’autres. Ecrire sur Tarkovski n’est pas facile parce que ses films se placent sur un plan très intime. Je publierai une chronique sur un film de Paradjanov dans les semaines qui viennent.

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      • Je suis d’accord. Dès que l’intime est en jeu, l’aspect « détaché » d’un article est moins naturel, en tout cas chez moi.
        Dès cet instant, je me mets en veille sur ton article à venir sur un film de Parajanov ! Je sens qu’il va m’inspirer 😉 . Dans la sphère du web, les écrits sur ce réalisateurs sont rares. C’est ma prochaine marche à franchir, après je tenterai la marche Tarr qui, à ce jour, me paraît la plus haute à franchir.

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  8. Concernant les notes, sachant que nous choisissons les films que nous visionnons, nous devrions au final avoir plus de films notés entre 5 et 10/10 que de films notés à 4 ou moins. La répartition des notes devrait ressembler à une sorte de courbe de Gauss avec un maximum observé à 6 ou 7/10. Le nombre de films notés à 10/10 devrait rester limité mais supérieur à ceux notés 1/10, voire 2/10.
    Le site IMDb propose ce type de statistiques sur tous les utilisateurs notant les films qu’ils visionnent. J’avoue utiliser ces indicateurs pour « détecter » les donneurs de notes « sérieux » de ce qui le sont moins. Après, détecter les utilisateurs ayant des goûts cinématographiques voisins des nôtres, c’est beaucoup plus compliqué. Ici, la stratégie serait peut-être de se construire un panel personnel de films rares qu’on a beaucoup apprécié (notés à 9/10 minimum) puis faire du tracking.
    Par contre, il n’y a rien à retirer du système de notation des plus biaisés qui à cours du côté d’AlloCiné.

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    • Strum dit :

      Je ne suis pas très versé dans les systèmes de notation, même s’il est exact que certains systèmes de lissage ou de pondération sont préférables à d’autres. En tout état de cause, la note ne peut être qu’un référent indicatif. C’est le texte qui est déterminant et nourrit la note.

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