Le Caire Confidentiel (The Nile Hilton Incident) de Tarik Saleh : sens de la justice et sens de l’Histoire

le caire confidentiel

Petit intermède estival pour évoquer Le Caire Confidentiel (2017) de Tarik Saleh. Le film se  déroule à l’aube des événements qui conduisirent à la révolution égyptienne de 2011 et au départ d’Hosni Moubarak. Saleh, cinéaste suédois d’origine égyptienne, y transpose un fait divers de 2008 qui vit l’assassinat d’une chanteuse de variété commandité par un parlementaire égyptien. C’est sur ce meurtre qu’enquête le Commandant Nourredine (Fares Fares, silhouette massive, regard fixe et soucieux).

Passons sur le titre français, référence aussi inutile que mimétique au L.A. Confidential de James Ellroy (on préférera le titre international : The Nile Hilton Incident). C’est plutôt à Chandler et à son Philip Marlowe que fait penser Nourredine. Lui aussi possède ce sens de la justice qui distingue Marlowe et dont Altman donna un bel exemple dans Le Privé (1973). Car bien que Nourredine fasse partie intégrante du système de corruption sur lequel est assise la société cairote du film, aussi bien verticalement (bakchichs versés aux policiers, tolérance des marchés noirs) qu’horizontalement (solidarité des corrompus), il y a pour lui une frontière à ne pas franchir : on ne joue pas avec la vie des autres, on ne tue pas. La vie humaine ne se monnaye pas et un meurtre n’est pas un « incident« . Le passé tragique de Nourredine, sa prédilection pour les femmes fatales, sa vie d’ermite dans un appartement sombre où il recourt à quelque paradis artificiel lui permettant de fuir temporairement les miasmes qui l’environnent, achèvent de le sortir de l’ordre militaire pour le faire entrer dans la peau d’un personnage de film noir. Aussi Tarik Saleh substitue-t-il rapidement à la question procédurale de savoir qui a tué (on le sait d’emblée) la question morale de savoir si le sens de la justice de Nourredine va résister aux pressions amicales de son oncle général et à la promotion qui lui est offerte. Ce terrain moral permet ensuite à Saleh de passer sans heurt du sens de la justice au sens de l’Histoire lorsque les secousses des manifestations de la place Tahrir commencent à ébranler la société égyptienne, colère éclatant face à la corruption générale et à l’impunité de la classe dirigeante.

Ce qui emporte l’adhésion du spectateur, toutefois, c’est d’abord la mise en scène élégante et précise de Saleh qui prend régulièrement soin de cadrer son personnage en plan large ou moyen, attirant notre attention sur chaque lieu, chaque rue traversée, rendant leur rôle aux déterminismes sociaux et politiques, selon une approche où ni le néo-réalisme ni le cinéma américain des années 1970 (voir ces nombreux lens flares qui émaillent les scènes de nuit) ne sont étrangers. Il est d’autant plus étonnant que le film donne cette impression de coupe d’une ville à laquelle on souscrit volontiers que Le Caire Confidentiel fut tourné à Casablanca après le refus des autorités égyptiennes de laisser Saleh tourner en Egypte. Il faut dire qu’en faisant de Nourredine le seul être possédant le sens de la justice dans la jungle urbaine du Caire, Saleh trace le portrait d’une société si gravement atteinte par la maladie de la corruption que le Printemps arabe ne pouvait être qu’un faux printemps laissant en place les mêmes structures, les mêmes soubassements corrompus, ce qui donne au cris de « liberté, liberté ! » poussés à la fin du film une résonance encore actuelle, comme un appel lancé en direction de l’Egypte d’aujourd’hui. On sait depuis longtemps que l’Histoire a beau avoir un sens, elle a aussi ses ruses qui se font toujours au détriment des hommes.

Strum

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14 commentaires pour Le Caire Confidentiel (The Nile Hilton Incident) de Tarik Saleh : sens de la justice et sens de l’Histoire

  1. princecranoir dit :

    Je constate que tes vacances t’ont conduit comme moi dans ce Caire de polar.
    C’est vrai qu’il y a un côté opportuniste dans le choix du titre français, mais il faut bien avouer que Saleh comme Ellroy se nourrissent aux écrits de Chandler. Et puis s’il y avait un rapprochement à faire avec l’auteur de « LA Confidential », ce serait à travers l’histoire de « Dark Blue » (scénario de David Ayer, réalisation Ron Shelton) qui plongeait un policier borderline dans le contexte des émeutes de LA en 92.
    C’est vrai que la mise en scène de Tarik Saleh se rapproche quelque part du néo-réalisme, en y ajoutant toutefois quelque chose d’un « bad lieutenant » poisseux.

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  2. Strum dit :

    Tout à fait, l’opportunité s’est présentée et j’en ai profité. Une belle réussite que ce polar.

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  3. modrone dit :

    Excellent film effectivement pour lequel j’abonde dans ton sens y compris pour le titre français, encore une fine trouvaille. Bonne journée.
    P.S. Vu Song to song mais pour moi ce fut Wrong to wrong (monumental ennui).

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  4. Bonsoir Strum. Ai vu ce film ce soir après la lecture de votre analyse. Excellent polar au demeurant qui dénonce efficacement la corruption généralisée de cette société étatique. Les méandres de ce fait-divers banal (?) et son opacité sont une habile caisse de résonnance à la révolte du peuple des dernières séquences. Le personnage principal quelque peu égaré au début et un peu indifférent laisse peu à peu la place à une prise de conscience des injustices et de la pourriture du système dont lui-même est prisonnier.

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  5. Ronnie dit :

    Rien à redire sinon qu’1 génie est sorti de la lampe ….. 😉

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  6. dasola dit :

    Bonjour Strum, j’ai vu ce film deux fois par pur plaisir et parce que des faits m’avaient échappé. J’ai aussi trouvé que la mise en scène était élégante et Fares Fares remarquable. La seule faille du scénario est : que devient le jeune flic qui aide Nourridine. On le voit torturé par l’autre. On ne sait pas s’il est mort ou vivant. On le laisse en bien mauvaise posture. Bonne journée.

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    • Strum dit :

      Bonjour dasola. Plutôt qu’une faille du scénario, je dirais qu’il s’agit d’un utile rappel des méthodes d’interrogatoire de la police cairote. Quant à ce qu’il advient de lui, je pense qu’on peut imaginer le pire et j’ai apprécié que cela reste hors champ. Bonne journée également !

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  8. lorenztradfin dit :

    Vu avant-hier en VOD – j’en parlerai (très brièvement) sur mon blog et ferai un lien vers ton analyse que je partage à 100 %.

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