Coeur de verre de Werner Herzog : le secret du verre-rubis

Au XVIIIe siècle, dans un village de Bavière isolé, le secret du verre-rubis a été perdu. Seul le connaissait le maître-verrier Mühlbeck qui l’a emporté dans la tombe. Qu’est-ce donc que ce secret et pourquoi sa perte plonge-t-elle Adalbert, le fils du propriétaire de la verrerie, dans le désespoir ? Est-ce parce qu’Adalbert ne peut vivre sans l’espérance que ses forges continuent à produire ce verre rouge rubis qui capture la beauté du monde dans sa matière translucide ? Arracher à la nature ce secret oublié, qui lui promet la richesse, voilà la recherche à laquelle se voue Adalbert. Hias, un berger devin qui vit en dehors du village, est interrogé dans l’espoir qu’il puisse révéler comment recouvrer le secret disparu, mais ses paroles sibyllines qui annoncent un malheur à venir ne font qu’ajouter à la confusion des habitants du village.

Coeur de verre (1976) est un film où le temps semble s’être arrêté, comme s’il avait été capturé dans les plans fixes d’Herzog, comme s’il avait été enfermé dans les lieux clos et vermoulus du récit, selon un régime cinématographique qui est celui de la présence : une salle d’auberge, une chambre qui ressemble à une cellule, la demeure de maître d’Adalbert et de son père aux ornements poussiéreux. Tout semble figé dans une immobilité séculaire, tout paraît voué à la mort. Les acteurs, dit-on, jouèrent sous hypnose, mais à quelle fin, voilà qui compte plus que l’anecdote. Et à cette aune, que recherchait Herzog sinon montrer que ceux qui restent à jamais enfermés dans un même lieu de naissance courent le risque de la décrépitude et de la folie, asservis à la répétition hypnotique des mêmes gestes, à la connaissance quotidienne des mêmes lieux ? Le film fut tourné dans un village de Bavière très proche du lieu de naissance d’Herzog, qui semble ici mettre en scène le destin qu’il a voulu fuir, comme la représentation d’un enterrement symbolique. Rester entre quatre murs, sans sortir de son jardin natal, rend fou, veut croire Herzog, qui filme deux amis s’entretuant à force d’avoir trop parlé, trop bu, assis sans cesse à la même table, face à face, encalminé dans un même rituel. A force de trop regarder la pierre, le cœur se fait pierre. A force d’avoir trop regardé les feux de la forge d’où sortent les verres selon une opération de transmutation, de transformation, des éléments naturels, le cœur d’Adalbert s’est fait de verre, inaccessible aux autres.

Aux instances maudites du village où Adalbert s’acharne à recouvrer un secret inaccessible, Herzog oppose les paysages sublimes des montagnes brumeuses où s’est réfugié Hias, que les superbes plans d’ouverture dévoilent au son du rock progressif de Popol Vuh. Car mieux vaut partir, partir au loin, et rechercher le secret de sa naissance et de la nature au bout du monde, comme ces hommes à la fin du film qui défient la mer en partant en barque pour vérifier si la Terre est plate, comme l’affirme la légende. Fuir dans les montagnes comme Hias pour échapper au destin d’une vie arrêtée. Partir pour découvrir le Nouveau Monde comme Aguirre, Fitzcarraldo et les autres. Partir, pourvu qu’il y ait du nouveau, pour ne pas finir assassin comme Adalbert, pour ne pas finir comme son père, assis dans le même fauteuil depuis des lustres, qui ne se lève jamais plus, qui n’a pas mis ses chaussures depuis douze ans. Sans doute Aguirre périra dans la folie, vaincu par la nature, mais au moins, il aura vécu.

C’est la vertu de ce film étrange, où l’inertie est reine, où les acteurs aux yeux fixes, aux paroles répétées et déclamées, semblent regarder au-delà de l’écran, où tout semble prisonnier d’un théâtre d’ombres : donner un signal de départ. Déjà, Hias est reparti sur la route, non pas pour retrouver le secret du verre-rubis, mais afin de ressentir en lui-même la beauté du verre-rubis devant la contemplation de la nature, qui scintille de plus beaux feux que les verres enfermés dans une armoire. Mais que les voyageurs prennent garde : même dans le Nouveau Monde, certains resteront soumis aux mêmes tentations, ainsi les membres de la troupe d’Aguirre dont les yeux luisent quand ils entendent le mot or, qui transportent leur enfer local en d’autres lieux. L’un des films les plus étranges de son auteur, ce qui n’est pas peu dire.

Strum

PS : on peut lire cet article avec maints autres, d’autres auteurs et de votre serviteur, dans le dernier numéro du magazine Zoom Arrière consacré à Werner Herzog : https://zoomarriereboutique.blogspot.com/2024/04/za8-werner-herzog.html

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2 commentaires pour Coeur de verre de Werner Herzog : le secret du verre-rubis

  1. princecranoir dit :

    Etonnant Herzog qui, à chaque pas cinématographique, tend vers une proposition inédite, un autre regard. Je n’ai pas vu encore « Coeur de Verre », et ton article ravive furieusement mon envie de voir ce film rare du metteur en scène. Il me semble bien ancré dans la veine germanique dont il s’est depuis très largement détaché, ces films qui se tournent vers ces siècles passés, brumeux et montagneux. Tu évoques « Aguirre », mais on pourrait tout autant l’adosser à Kaspar Hauser et son cirque de l’étrange, voire à sa relecture naturaliste de « Nosferatu ».

    Bravo pour ce texte, et sur cet autre tout aussi passionnant que tu as écrit sur « Aguirre, la colère de Dieu » (pas encore lu celui sur « Fitzcarraldo »), accessible aux heureux détenteurs du numéro 8 de Zoom Arrière.

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