
Un simple accident met en scène une allégorie : Jafar Panahi s’y demande comment le peuple iranien jugera ses bourreaux le jour où il recouvrera sa liberté. C’est ce qui explique le côté rhétorique et théâtral du film, où, une fois n’est pas coutume, le réalisateur n’apparait pas à l’écran. Mais les conditions dans lesquelles il a été tourné, qui sont celles de la clandestinité, continuent de commander sa forme : une bonne partie du récit se passe la nuit, ou bien dans le désert, ou bien à l’intérieur ou autour d’une camionnette, c’est-à-dire à l’abri des regards extérieurs.
Durant la première partie du film, Vahid enlève un homme dans lequel il croit reconnaitre Eghbal « la Guibole », le tortionnaire qui l’humiliait et le battait quand il était détenu arbitrairement par le régime iranien. Bien que n’ayant jamais vu son visage, il est pourvu d’une prothèse à la jambe qui grince quand il marche, bruit caractéristique que Vahid entendait, les yeux bandés, lorsqu’il était aux mains de son lâche bourreau. Mais s’agit-il bien de lui ? Question essentielle car s’il se trompait alors il exercerait sa vengeance à l’encontre d’un innocent. Il part à la recherche d’autres victimes de la Guibole en espérant qu’ils puissent le reconnaitre eux aussi, en comptant sur ces compagnons d’infortune pour partager son fardeau.
Le petit groupe réuni par Vahid est représentatif de la société iranienne dans son ensemble, jusque dans le choix des acteurs qui sont plus ou moins bons, plus ou moins dans le film et hors du film, et lorsqu’ils discutent de ce qu’ils devraient faire, c’est comme si Panahi sondait les iraniens eux-mêmes, auquel le film est d’abord destiné, bien que son exploitation en Iran soit interdite. C’est ce qui confère au film sa sonorité singulière, son étrangeté même. On n’y aperçoit pas ouvertement plusieurs niveaux de récit, l’un relevant du documentaire, l’autre de la fiction, comme dans Aucun ours, son précédent film, où la fiction était rattrapée, happée par la réalité de la théocratie iranienne, mais ce qui se trame à l’écran relève aussi d’un régime d’images instable, d’un entre-deux entre la fiction et la réalité, contaminé par les fantômes du régime, tout comme les personnages sont poursuivis par le Guibole, sans savoir s’il est fantôme ou s’il s’agit bien de l’homme enfermé dans la camionnette. Ce passé de privation et de tortures qui hante les personnages n’est jamais montré, il reste dans les coulisses de l’Histoire, pour l’instant dissimulées par le régime et ses affidés qui bandent, par lâcheté, les yeux de leurs victimes. Ces mêmes personnages sont dès lors contraints de se cacher pour réfléchir à ce qu’ils doivent faire, de quitter la ville pour avoir leur grande conversation sur le devenir de la Guibole, sur une scène désertique qui est en réalité une scène de théâtre autant que le lieu de l’entre-deux (Beckett est même cité). D’où cette narration brinquebalante, trouée de digressions et d’écarts, mais faussement simple (un accident n’est jamais simple), où le suspense qui devrait découler de la situation de départ (l’enlèvement d’un policier par une victime) est sans cesse contrarié par la liberté du récit, son humour (ainsi ces bakchich sans cesse distribués pour assuser la continuité du récit, en réalité du film), et la morale de Panahi qui lui refuse toute fonction cathartique (de là, le sentiment de déception que l’on peut ressentir quand on regarde le film mais qui s’estompe progressivement ensuite), puisque la question qu’il pose aux combattants de la liberté est sans réponse, et que de vengeance, pour lui, il ne saurait en être question.
Que raconte la toute fin du film où le bruit grinçant de la prothèse s’invite à l’écran, s’intensifie, se fige, puis diminue progressivement ? Pourquoi la Guibole revient-il puis repart ? Il faudrait interroger directement Panahi sur ses intentions, mais ce bruit qui hante le cadre sonne comme une mise en garde, comme un « je sais qui tu es ». Toutefois, au regard du reste du film, lequel est mis en garde, Vahid pour avoir enlevé la Guibole ou la Guibole pour lui signifier que son temps est bientôt révolu et que bientôt ne demeurera qu’un bruit échappé du passé ?
Strum
Content de lire que les pas de la Guibole s’éloignent bien d’après toi. Ce plan est par ailleurs d’une efficacité redoutable.
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Merci, oui, pour moi, il n’y a pas de doute, les pas s’éloignent. Mais on ne sait pas pourquoi, et le temps est comme arrêté pendant ce plan, aussi simple qu’efficace en effet.
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C’est étonnant comme ce dernier plan finit par devenir l’élément le plus important du film. Un plan simple, appuyé sur le hors-champ, qui mise sur le son autant que sur les images manquantes. Il nous place dans la posture du supplicié, les yeux bandés.
Mais ce plan ne tient en réalité toute sa force que de ce que Panahi a donné à voir précédemment, dans une forme plus légère, voire chaotique, un faux film amateur, comme filmé par accident.
Très juste, cette analyse Strum, merci.
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