Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder : une mauvaise époque pour les sentiments

L’écrivain suédois Stig Dagerman a évoqué dans un texte saisissant, Automne allemand, les années d’après-guerre en Allemagne, durant lesquelles les allemands, privés de tout, apathiques et indifférents, durent reconstruirent leur pays au milieu des ruines. Il y cite une phrase de Brecht, tirée de L’Opéra de quat’sous : « D’abord la nourriture, ensuite la morale« . Le Mariage de Maria Braun (1979) de Rainer Werner Fassbinder, qui raconte une histoire d’après-guerre, le dit un peu autrement : « C’est une mauvaise époque pour les sentiments« , mais l’idée est similaire : quand on a faim, on pense d’abord à soi-même, et l’on ne s’embarrasse ni de morale, ni de sensiblerie. C’est que Maria Braun (Hanna Schygulla) ne peut pas compter sur son mari pour subvenir à ses besoins : d’abord porté disparu sur le front de l’Est, Hermann est à son retour condamné à une peine d’emprisonnement pour le meurtre du soldat américain dont Maria était la maîtresse – qu’elle a en réalité tué accidentellement. Il lui faut donc survivre par ses propres moyens, gagner sa vie et celle d’Hermann. Décidée à faire son chemin dans l’Allemagne dévastée de 1946, elle s’y emploie avec un aplomb, une ingéniosité, une énergie, qui forcent l’admiration, en se rendant indispensable dans l’entreprise qu’elle a rejointe, faisant preuve de ce courage à toute épreuve dont témoignèrent les femmes allemandes après-guerre, comme le relate un passionnant livre d’Histoire récemment publié : Le Temps des Loups de Harald Jähner. Et c’est bien de cela dont parle Fassbinder, du temps de Maria, le temps d’une femme qui se fait louve insaisissable.

Le film baigne souvent dans une atmosphère cafardeuse de théâtre brechtien où les situations paraissent empreintes d’irréalité, où tout parait se dérouler à distance du spectateur à rebours du mélodrame classique, comme un spectacle de marionnettes où la marionnette principale, Maria, aurait conscience de ce qui se trame et l’accueillerait avec ironie. Cette impression d’une distance entre la caméra et son sujet tient autant à la lumière du film qu’à la façon particulière dont Fassbinder compose ses plans et y fait bouger ses personnages, comme sur une scène. Ses débuts de metteur en scène de théâtre ont manifestement eu une grande influence sur son approche de la mise en scène au cinéma.

Lorsque Maria se lance à la conquête d’un monde en ruines, elle s’exclame que pour elle, tout commence, ce que l’on peut comprendre de plusieurs manières. Ce qui commence d’abord, c’est la prise en main de son destin : libérée de la tutelle et de l’attente du retour d’Hermann (puisque c’est maintenant lui qui attend du fond de sa prison) elle va se servir des hommes, au lieu de tenir le rôle d’hôtesse de bar que les affres de l’après-guerre lui avaient assignée ; elle affirme ainsi que personne n’a de droit sur elle et ne peut décider à sa place, quitte à ne plus rien ressentir en apparence. Ce qui commence ensuite, ce sont les signes de sa progressive réussite matérielle, reflets de la rapidité des succès économiques de l’Allemagne sur la voie de sa reconstruction – ce que les allemands ont appelé « le miracle économique », plus ou moins le pendant de nos chères « trentes glorieuses« . Ce qui commence enfin, ce sont les indices de la progressive transformation de Maria, rançon de sa réussite. Fassbinder, qui était marxiste, semble reprendre à son compte une des principales affirmations de Marx : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience« . En d’autres termes, les conditions matérielles de la vie de Maria exercent sur elle, et elle en a conscience justement, une puissance si forte qu’elle s’en trouve irrémédiablement, fatalement, changée, de même que la nécessaire reconstruction de l’Allemagne, la poursuite d’un nécessaire confort matériel, auraient changé les allemands et la société allemande selon Fassbinder.

Et le film de rouler, de fatalité en fatalité, jusqu’à son amère conclusion, où la même cigarette qui était le signe du marché noir au début du film (donc signe marchand d’une richesse relative), devient le signe de la fatalité : tout ça pour ça. Car une des questions que pose Fassbinder, semble être la suivante : à côté de ce que Maria gagne, qu’est ce qu’elle perd en chemin ? L’allégresse et l’insouciance des débuts, son intérêt pour les autres aussi peut-être, encore qu’elle ait toujours été inflexible. Maria est une simulatrice née, qui finit par être rongée peu à peu parce ce qu’elle simule, cette inexorable volonté qui guide ses pas, par se soumettre à l’empire du monde (nous sommes tous sur le même bateau, mais c’est le bateau des capitalistes, dixit Fassbinder). Et Hermann de se soumettre à son tour aux exigences de la réussite quand il quitte l’Allemagne afin de concurrencer sa femme sur ce terrain de la réussit économique, si bien qu’ils finissent presque par ressembler à deux automates, pourvus des mêmes signes extérieurs de richesse et qui se connaissent à peine (pendant la guerre, Hermann était au front, ensuite en prison). Pour autant, Fassbinder ne juge pas son héroïne, dont il admire la force et l’ingéniosité. Et comme l’écrit Stig Dagerman dans son Automne allemand, qui sommes-nous pour juger des civils qui luttaient pour leur survie dans les décombres des bombardements ?

A cette conception marxiste du monde, qui est a priori celle du film, on pourrait en opposer une autre, toute personnelle. S’il est vrai que Maria devient suffisante et odieuse à la fin du film avec ses subordonnées, elle a toujours possédé une force de caractère supérieure à la moyenne, y compris au tout début, quand elle se promène invinciblement avec ce panneau où figure le nom de son époux qu’elle recherche dans les décombres de la guerre en espérant son retour. Si bien que l’on a envie de faire prévaloir le mantra balzacien sur l’idéologie marxiste : « la plus grande force sociale, c’est le caractère« , écrit Balzac dans Le Cousin Pons. C’est cette force de caractère, cette force individuelle et non collective, qui a assuré la réussite de Maria, et c’est sa propre conscience de sa valeur qui lui a permis de conquérir une place si éminente qu’à la fin, c’est comme si Fassbinder ne savait plus quoi faire d’elle, et se trouvait forcer de se débarrasser de sa lionne d’héroïne, à laquelle rien ni personne ne résiste, pas même le spectateur conquis par son courage.

Strum

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4 Responses to Le Mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder : une mauvaise époque pour les sentiments

  1. Avatar de Martin Martin dit :

    Je n’ai pas d’avis expert sur le cinéma de Fassbinder, mais je dois dire que tu donnes envie de découvrir ce film. Et, dès lors, d’un peu mieux connaître ce réalisateur.

    Malgré ma germanophilie avérée, je n’ai encore vu que « Tous les hommes s’appellent Ali » dans son importante filmographie. À suivre…

    Toujours un plaisir de te lire, Strum !

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  2. Très beau post Strum, très éclairant. J’avais bien aimé ce film même si j’avais été un peu gêné par ce que je considère comme une césure entre l’immédiat après-guerre (avant le retour d’Herrmann), fil plus réaliste où Maria représente elle-même, c’est à dire une personne, et la suite à mon avis plus allégorique où elle incarne un peu le pays tout entier avec son miracle économique et sa mue capitaliste.

    Maintenant, n’y connaissant rien sur l’Allemagne d’après guerre (je n’ai pas lu Stig Dagerman), c’est un film qui en apprend beaucoup sur le sujet (y compris sur la coupe du monde de foot) et c’est, de ce point de vue là captivant. C’est un beau film mais ce n’est pas mon Fassbinder préféré (qui est Veronika Voss)

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