
Sacha Guitry aimait le cinéma. Il en exploite si bien les possibilités, il s’en sert avec tant d’inventions dans ses films, à rebours de certains préjugés tenaces, qu’il ne peut en être autrement. Dans Le Comédien (1948), il fait le portrait de son père Lucien, comédien de théâtre, en racontant sa vie, et cette déclaration d’amour, Guitry ne peut en laisser une trace que parce que le cinéma le permet. Le cinéma est un receleur de temps.
Dans Mon père avait raison, Guitry rendait grâce à son père d’avoir eu raison de vivre en aimant la vie, ce qui se payait de quelques excès, quelques tromperies. Il joue ici le père et le fils, comme s’ils étaient un seul, c’est-à-dire qu’il ne se voit plus comme écoutant son père, mais comme devenant lui-même son père, alors qu’il s’approche de l’âge où celui-ci mourut. Un raccord de plan le suggère, où alors qu’ils sont chacun au téléphone, le montage les montre allumer une cigarette simultanément. Une calvitie pour le premier, une paire de lunettes pour le second, les distinguent à l’écran, qu’il partagent parfois grâce à quelques effets cinématographiques simples – montage ou raccord caché.
Le film adapte une pièce de Guitry en lui donnant des habits de cinéma, la pièce adaptée occupant le centre du récit, avec quelques aménagements. Tout le reste, où Guitry nous raconte en voix off la vie de son père, son début et sa fin, relève de l’invention cinématographique pure et fait voir cette rapidité d’expression – pas au même degré cependant que dans les irrésistibles Bonne Chance et Les Perles de Couronne – qui faisait la singularité de son cinéma, du moins dans la première partie de sa carrière. On connait sa méthode : la voix grave et déclamatoire qui conte en s’adressant directement au spectateur ; on connait moins le fait que les images et les séquences courtes qui accompagnent cette voix n’en sont pas une simple illustration, elles la précèdent parfois, elles apportent une malice supplémentaire au récit, ce qui relance l’intérêt et l’enjeu des scènes. S’instaure ainsi un dialogue intérieur entre Guitry et le spectateur qui réfléchit à ce qu’on lui dit en le comparant aux images. Le rire chez Guitry est un rire intérieur, un rire intime.
Lucien Guitry fut un homme de théâtre mais aussi, comme le raconte le film, un enfant de théâtre faisant l’école buissonnière et apprenant les grands rôles à l’âge où les autres sont sur le banc de l’école. On n’a pas assez remarqué que dans plus d’un film, Guitry s’intéresse aux enfants, comme s’il se sentait parfois rester un fils. C’est que pour lui, le théâtre est une vocation qui commence dès l’enfance, une affaire de famille et d’orgueil, comme le montre cette scène du début où l’on retrouve toute la famille de Lucien Guitry à l’ouvrage lorsque, pour la première fois, à 17 ans, il joue un rôle : la mère caissière, le frère qui contrôle les billets, la soeur qui distribue le programme, le père qui s’improvise impresario. C’est toute la famille, cette fois, qui fait la vie buissonnière. Et c’est le cinéma qui permet de montrer cela, qui va exhumer au fond du passé des souvenirs, dans un lieu où le théâtre ne peut aller. Par la vitesse et la liberté que dispensent le découpage et le montage, le cinéma enjambe les barrières temporelles et prolonge le théâtre en passant d’un art de situation à un art du récit. Tout comme Sacha Guitry prolonge ici Lucien.
Dans Le Comédien, Guitry ne se limite pas à ressusciter son père et à dialoguer avec lui après sa mort – c’est une entreprise qui dépasse le genre biographique, pour autant qu’existe un tel genre. Il s’interroge aussi sur les paradoxes d’une vie d’acteur, qui sont aussi les paradoxes du père.
Frederick Lemaître, le grand comédien du Boulevard du crime, disait que « l’acteur ne laisse rien après lui« . Or, grâce au cinéma, la phrase de Lemaître devient fausse : il reste quelque chose : le temps d’avant capturé dans l’image puisque le cinéma enregistre la représentation du comédien. Le film s’ouvre ainsi sur la « seule image mouvante » qui subsiste du vrai Lucien Guitry, image intime préservée des atteintes du temps et que Sacha Guitry pourra revoir. Voilà le premier paradoxe exposé dans ce film : montrer l’amour du cinéma sous couvert d’un amour du théâtre.
Le Comédien fait voir cet art de la déclamation et du bon mot que l’on a parfois reproché à Guitry. Il s’en explique dans la partie centrale du film, lorsque Lucien, comédien émérite, rencontre une jeune admiratrice (Lana Marconi) et parvient à la séduire par son art oratoire, lui donnant indirectement rendez-vous à la gare en racontant son week-end à venir. Lorsqu’il s’avère plus tard qu’il manque une actrice pour jouer un rôle, la jeune amoureuse propose de remplacer au pied levé l’absente et Lucien Guitry trouve merveilleuse cette coïncidence qui le fait s’amouracher d’une femme pouvant jouer sur scène à ses côtés. Or, elle ne sait pas jouer. Elle est par trop le personnage, vive et passionnée, elle ne contrôle pas assez ses affects et ses émotions. Impitoyable, Lucien Guitry la renvoie la veille de la première, perdant en même temps sa maitresse, blessée par cette fin de non-recevoir. Et Guitry d’expliquer qu’être acteur ou actrice, c’est un métier qui s’apprend, il ne faut pas être le personnage, il faut le créer par l’artifice de la diction, de la déclamation donc, en se montrant froid et maitre de soi, en se dédoublant pour devenir spectateur de soi. On croit reconnaitre ici le paradoxe du comédien tel que l’a décrit Diderot, qui disait que le meilleur comédien sur scène était celui qui était le plus « insensible » (entendre celui qui maitrise ses sentiments et ses émotions) puisqu’il vise justement à solliciter la sensibilité du spectateur.
Sauf que (il y a toujours des « sauf que » chez Guitry), sauf que plus tard, Lucien Guitry affirmera à son fils Sacha la chose suivante : « mon double, c’est moi-même« , soit l’inverse de ce que disait Diderot, qui imaginait en somme que l’acteur devait se voir jouer, se dédoubler pour de bon, ne pas se fondre dans son rôle. Lucien affirme qu’il n’y a pas de vrai dédoublement, que ce paradoxe là n’était pas tout à fait exact et que lui-même toute sa vie a joué un rôle, qu’il n’a jamais cessé de jouer, même en dehors de la scène, de continuer à déclamer sans cesse des aphorismes, comme Sacha le fera plus tard. C’est pourquoi Lucien substitue en réalité à celui de Diderot, le paradoxe suivant, qu’il énonce après que sa maitresse l’a quitté : « Je suis seul mais demain soir j’ai un rendez-vous d’amour avec mille personnes. » Voilà qui donne la clé du film : Lucien Guitry est seul, toujours seul, il s’est senti seul toute sa vie, et c’est parce qu’il se sent seul qu’il a besoin du théâtre, où se trouve sa maison et sa raison de vivre. Et c’est parce qu’il a besoin du théâtre qu’il considère que quiconque n’est pas des feux de la rampe, n’est pas du sérail du théâtre, comme faisant partie du public. Or, comme il le dit aussi, un acteur ne peut comprendre le public que lorsqu’il est dans la salle, et lui-même sur scène, répartie drôle mais qui qui scelle la séparation définitive de Lucien Guitry avec le reste du monde. Le public, c’est « son pays« , et donc sa vie, mais il en est la plupart du temps exilé.
Dès lors, peut-être qu’avec ce film, Sacha Guitry voulait dire la chose suivante à ce père avec lequel il fut brouillé pendant treize ans, et ce même s’ils finirent par se réconcilier bien avant sa mort : papa, je sais que tu te sens seul, je sais que tu es en représentation, et c’est parce que je savais que tu te sentais seul que j’ai voulu comme toi faire du théâtre pour te diriger sur scène, pour être auprès de toi, puisque la seule manière de le faire, c’était d’accéder à tes désirs de représentation sur la scène de la vie. Or, le film énonce un troisième paradoxe et c’est à nouveau Lucien qui le dit : c’est au moment où la jeune actrice le quitte qu’il l’aime le plus, c’est-à-dire que pour certaines âmes incomplètes, par trop solitaires, l’amour se nourrit de l’absence, se constate au moment de l’absence, de la séparation. Peut-être est-ce cela que veut dire également Guitry dans ce film tout entier rempli de la présence du père, où la figure de la mère est à peine évoquée. La pudeur pose un voile sur cette déclaration post mortem de même que Lucien aura la pudeur de mourir en silence pendant la représentation d’une pièce de son fils qu’il ne voulait pas déranger.
Strum
Très beau texte.
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Merci Valfabert !
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