
On était en droit d’attendre avec une certaine impatience le deuxième film de fiction de Clément Cogitore, après le remarquable Ni le ciel ni la terre, porteur de bien des promesses. Le beau et énigmatique Goutte d’or s’inscrit dans une thématique proche de ce premier film, qui est celle des rapports entre la raison et l’irrationnel, entre la surface du monde et son envers où se jouent certaines choses insaisissables, d’où ce besoin de croyances si communément partagé. C’est ce besoin de croire que met à profit Ramsès au début de Goutte d’or, faux médium qui exploite la crédulité de sa clientèle. Il sévit entre Barbès et La Chapelle, ayant fondé un commerce illicite florissant qui repose sur un procédé simple : au prétexte qu’il lui faut se prémunir contre les ondes qu’ils émettraient, il demande à ses clients de laisser leur téléphone portable dans une salle avant la séance, ce qui lui permet d’exploiter leurs données personnelles et mettre ensuite en scène ses soi-disant dons de communication avec les morts. Devant le spectacle de ses clients éberlués, hypnotisés, secoués de sanglots, réconfortés parfois, on se fait la réflexion qu’il a beau être un menteur et un escroc, il leur apporte un secours à sa manière. Le succès de Ramsès suscite la rancoeur des autres mediums du quartier, qui se plaignent de ses méthodes, de ses rabatteurs trop nombreux au métro Barbès. Cogitore a vécu là et filme le quartier tel qu’il l’a vu selon une approche documentaire, du moins au début du récit.
On trouve chez l’écrivain français André Dhôtel, injustement oublié aujourd’hui, cette observation que ce sont les personnes les plus en dehors de la société, les plus démunies, qui peuvent percevoir certains signes mystérieux (ou les croire tels), certaines annonciations du monde, qui peuvent survenir en ville comme à la campagne, des signes que d’autres, pris dans l’action de vivre dans la société, ne voient plus. Cette capacité de perception n’apporte rien sur un plan matériel, mais elle traduit l’espérance d’un autre monde, dans cette vie ou dans une autre. Dans Goutte d’or, Cogitore montre justement une bande de garçons à la rue, convaincus des pouvoirs de mage de Ramsès et qui lui demandent de retrouver un des leurs qui a disparu. Ce sont de jeunes marocains déscolarisés, qui vivent de larcins violents, qui ont fait du ventre de Paris un immense terrain vague où ils errent dans une semi-obscurité, trouée seulement des lumières de la ville, le réalisateur ne cachant rien des problèmes d’insécurité du quartier de la Goutte d’or qui font partie de la réalité qu’il entend restituer avec sa caméra portée. Pour suggérer l’envers du monde, il faut d’abord bien le montrer. Ces sauvageons hors de tout contrôle, policier ou parental, sont livrés à eux-mêmes, sans plus d’état civil. Croire à une autre réalité, voilée dans le coeur de la nuit, est le dernier espoir qu’il leur reste. Ils croient au caractère magique de certains noms, ils croient en l’existence d’un « royaume » où vivraient les heureux et les justes et dont ils sont déchus. Ils prennent Ramsès pour un véritable mage, pensée magique. Or, il se trouve que le garçon disparu, Ramsès le connait : c’est celui qui lui a volé un talisman doré alors qu’il chapardait dans sa cave.
Est-ce parce qu’à force de mimer des gestes de mage il en devient un, est-ce que son père, lui aussi un peu magicien, lui a légué quelque chose, une connaissance ancienne du monde dont il n’avait pas conscience, ou est-ce seulement une coïncidence ? Toujours est-il qu’une vision ou une intuition conduit par trois fois Ramsès sur les lieux d’un chantier où il finit par retrouver le cadavre du garçon disparu. De quoi conforter les sauvageons dans leur croyance en ses pouvoirs magiques. Ne connaissant que le langage de la violence et des invectives, ils témoignent d’abord peu de gratitude à Ramsès, mais celui-ci ayant dû quitter son domicile et devant dormir dans la rue, ils le prennent en affection et il finit par les conduire chez son père qui les recueille le temps d’une nuit, le temps aussi d’une séance d’exorcisme que le père juge indispensable : il faut purger Ramsès du chagrin qui le mine. Quel est ce chagrin, à quelle perte est-il dû ? Le film ne le dit pas, c’est au spectateur de l’imaginer. Ramsès recouvrira son talisman et gagnera un nom que lui attribuent les enfants. Que recouvre-t-il aussi ? Une certaine espérance, la croyance que malgré cette nuit trouée de lumières où s’allongent les ombres et où errent les plus démunis, il y aura toujours une aube nouvelle. Et si Ramsès peut voir cette aube, lui qui fut aussi « enfant du vent » et non « enfant du royaume », comme les sauvageons du film, alors eux aussi verront peut-être un jour cette aube qui se lève. Certaines scènes sont à mi-chemin de la réalité et de l’hallucination, comme lorsque Ramsès réalise que le gardien de son appartement est double, possède un frère jumeau. Et un travail de mixage sonore fait émerger un bruit de bourdonnement qui est peut-être le premier signe de l’autre monde. Tout à tour manipulateur et hébété, Karim Leklou fait un mage auquel on peut croire. Après l’ocre des montagnes d’Afghanistan, Cogitore nous montre l’acier et le bitume de la ville. Dans les deux cas, un autre monde et une énigme qui demeure. Est-ce celle du « royaume » ou ce besoin de croire commun aux deux films ? Si « royaume » il y a, gageons qu’il n’est ni « au ciel ni sur terre », mais il suffit qu’il soit dans les têtes. On attend la suite.
Strum
Tu spoiles un peu des moments qui m’ont surprise et que je n’aurais pas aimé connaître avant (le « truc » de Ramses qui n’est pas révélé tout de suite, la découverte terrible dans le chantier…) mais ravie que tu aies pu le voir car malgré la belle promo qu’en fait l’excellent Karim Leklou, pas sûre que ce film bénéficie de la sortie qu’il mérite.
Il ne te reste plus qu’à voir le renversant Braguino qui met encore plus KO que les 2 films que tu cites.
J’aimeJ’aime
Oui, mais je suis obligé de spoiler parfois, de dire de quoi il retourne, sinon, je ne pourrais pas parler des films comme je le fais. Oui, j’aurais bien aimé voir Braguino à sa sortie, même si je préfère les films de fiction aux documentaires.
J’aimeJ’aime
J’abonde dans ton sens Strum sur le message de Pascale : si tu veux vraiment dire ce que tu penses d’un film, il est vraiment très difficile d’éviter de le divulgâcher dans ton post. En ce qui me concerne, si j’ai la ferme intention de voir un film je ne lis qu’en diagonale les critiques (ainsi que tes posts 🙂 ) juste pour savoir ce que la personne en pense rien de plus. Je ne lis le post qu’après.
Sur La goutte d’or, il y a très peu de chance pour que cela passe chez moi donc j’ai lu ton post. Le film a l’air bien mais surtout, surtout, le pitch est en or massif. La personne (Ramsès) qui vend un truc (ses prédictions) à des client satisfaits mais qui recherchent autre chose que le produit vendu, c’est assez génial et c’est un scénario au très grand potentiel.
Cela me rappelle (spoiler spoiler) un film merveilleux mais confidentiel en occident vu dans un festival du film japonais : Dear doctor (2011, de Miwa Nishikawa, prix « Kinema Junpo – c’est à dire César nippon du meilleur film cette année là). C’était l’histoire d’un petit docteur qui officiait dans un petit village de campagne où il n’y avait que des vieux. Et la fille d’un de ces vieux (qui est bien évidemment partie à la ville) s’aperçoit que le docteur n’a pas de diplôme et n’est qu’un charlatan. Elle voudrait l’envoyer en justice mais les petits vieux ne sont pas d’accord. Une pépite avec un pitch assez identique
J’aimeJ’aime
Oui, je ne suis pas un critique professionnel et mes textes me permettent de partager de modestes réflexions sur les films que je viens de voir. Je ne saurais pas en parler sans révéler certains points de l’intrigue – mais je pense que mes lecteurs, comme toi et Pascale, sont maintenant prévenus. 🙂
Le pitch de Goutte d’or est en fait qu’un mage escroc qui prétend communiquer avec les morts se rend compte un jour qu’il a vraiment une vision qui relève – a priori – de la magie. Si tu ne l’as pas déjà vu, vois son premier film de fiction Ni le ciel ni la terre, qui doit se trouver en DVD et est vraiment bien.
J’aimeAimé par 1 personne
Prêter cette capacité de voir, sans angles morts, au-delà, aux « personnes les plus en dehors de la société, les plus démunies » est une pensée d’A. Dhôtel, qui me paraît très raisonnable. Voir cette pensée sortir de l’ombre grâce à la lumière du cinéma aiguise sans aucun doute ma curiosité. D’autant plus que je ne connais pas du tout l’oeuvre d’A. Dhôtel, et encore moins le cinéma de Clément Cogitore ! Deux raisons pour moi de voir « Goutte d’or ». Enfin, si le film ne disparaît pas trop vite des salles. «
J’aimeJ’aime
Merci. Le film ne fait pas l’unanimité loin de là, et j’espère qu’il te plaira. De Dhôtel, je conseille Les Disparus ou Les Premiers temps – dont j’ai tiré cette observation.
J’aimeAimé par 1 personne
Bonjour Newstrum,
« L’enfer est vide. Ils sont tous là. » J’ai cherché. C’est une citation de Shakespeare (« La Tempête »). Superbe phrase dite par Ramsès, le mage, entouré des jeunes garçons encapuchonnés, visages invisibles, la nuit, sous la pluie… Impossible de les prendre pour des lutins. Ils sont violents, trop abîmés. Pourtant chez le père de Ramsès (mage lui aussi), ces gamins-voleurs nous feraient pleurer car chez ce vieux magicien au placard, ils sont au repos, ils ont laissé leurs visages de la rue sur le seuil, et leur innocence en profite pour nous sauter à la figure. Aucunes traces toutefois dans ce cinéma de sentimentalisme bon marché, de bons sentiments racoleurs.
Dialogues époustouflants. Des silences à couper le souffle. Musique à point.
Le personnage Ramsès m’a beaucoup touché. L’acteur est formidablissime.
Tu as très bien parlé du mystère de ce film, de sa magie, de la croyance qui apaise une douleur, etc. Dès le début, sur le chantier, ces lumières – très présentes, souvent, partout-, ce camion, ces couleurs, tout cela mêlé à la terre et à la nuit. Tout le temps, une force– chacun peut lui donner le nom qu’il souhaite- cachée est montrée– possiblement là grâce à l’alchimie du cinéma. Il y a d’ailleurs une scène où de l’or est fondu.
Bref, ce film m’a beaucoup plu et touchée. Merci d’en avoir parlé, et bien parlé.
J’aimeAimé par 1 personne
Bonjour Ana-Christina, Merci, ce film n’a pas rencontré beaucoup de succès et je suis content que tu aies aimé. Aucun sentimentalisme ici en effet. Et merci pour la référence de la citation, on peut toujours compter sur Shakespeare pour dire de belles choses.
J’aimeAimé par 1 personne
Je sors du film vu au Louxor à Paris… Votre chronique est juste, je ne saurais mieux dire ! Le film ne donne toutes les clés et c’est formidable. Cette bande de jeunes garçons livrés à eux-mêmes est vraiment marquante. Un coup de maître ce film.
J’aimeJ’aime
Bonjour et merci. Oui, l’imagination du spectateur est sollicitée et c’est très bien comme cela.
J’aimeJ’aime