
Tar est un film – portrait, comme l’attestent de manière assez littérale, au début du film, les plans de couture d’un costume sur mesure. Le portrait en est de Lydia Tar, une cheffe d’orchestre parvenue à la force du poignet au sommet de sa profession, dont le film va raconter la chute. Depuis au moins la Rome antique, on sait que la roche tarpéienne est proche du Capitole, que celui qui réussit peut tomber de son piédestal à tout moment et même être précipité dans les limbes. Tar raconte donc une histoire mille fois vue, mille fois traitée par Hollywood, qui n’aime rien tant que de se pencher sur ceux qui se hissent au sommet ou en chutent, et ce parfois dans le même film.
Le fait que Lydia Tar soit une femme lesbienne, mariée à la première violoniste de l’orchestre de Berlin, et en même temps accusée d’abus de pouvoir, poussant même une ancienne élève au suicide, peut bien donner aux récits les allures d’une oeuvre dans l’air du temps, mais un film ne se réduit ni à son sujet, ni à son contexte – quand bien même celui-ci serait décrit avec dextérité comme ici. Il n’y a en réalité rien de nouveau sous le soleil, le film démontrant simplement que l’attrait du pouvoir n’établit pas de distinction entre les deux sexes, entre le masculin et le féminin. La même voracité gouverne les relations humaines, les mêmes procédés s’appliquent, les mêmes chausse-trapes existent, pour qui veut se hisser au sommet, qu’il soit homme ou femme, bien que la société ait toujours rendu cela plus difficile pour les femmes, du moins jusqu’à présent. Lydia Tar va être victime de cette même absence de scrupules, la sienne, qui a permis sa propre réussite. Elle est le reflet d’un monde qui se mire en elle, le précipité d’un processus de sélection qui favorise les plus ambitieux. Ce n’est pas l’identité qui importe, ce que Tar explique à un étudiant de la Juilliard School confit dans ses préjugés : on doit être jugé en fonction de ses actes et de son travail, non de ses racines et de ses croyances. Le film a le mérite de rappeler cette évidence, parfois remise en cause par les dérives du « wokisme » aujourd’hui.
Assouvir ses désirs, c’est ce qui caractérise le plus Lydia Tar, avec cette haute intelligence qui prête à qui en a conscience des moyens de contrôle sur les autres, et qui va souvent de pair avec l’exigence – envers soi-même, envers les autres. On retrouve un même désir de contrôle ou de maîtrise dans l’agencement du récit, puisque Todd Field construit son film avec une méthode et une rigueur qui prétendent exclure toute fêlure, toute fissure par où le spectateur pourrait s’introduire pour questionner les affirmations du film ou participer à sa réflexion. Une première partie, prodigue de longues séquences dialoguées, mais très intéressante sur un plan musicologique (le contexte que j’évoquais plus haut), nous présente Tar et son monde. Une seconde partie active les éléments de l’écheveau qui provoqueront sa perte, tous déjà en germe, tous résultant des actes passés ou en cours de Tar. C’est elle qui a placé ses rapports avec les musiciens sous le signe de la brutalité et de l’exigence, et en même temps elle qui déroge aux « règles du jeu » qu’elle affirme défendre en élisant les musiciennes pour lesquelles elle ressent du désir – abus de pouvoir caractéristique. Cette violoncelliste russe sans scrupules qui la manipule, qui se venge peut-être de ses actions passées, est une autre elle-même. « A-t-elle une conscience« , interroge-t-elle ? Mais la question est rhétorique car le film nous donne la réponse : Tar n’aimerait que la musique, dont elle est le serviteur, et c’est la musique qui cause sa solitude.
Le film est bien mené et bien agencé, et impressionne par le glacis formel dont il s’entoure. Mais bien qu’il laisse à bon escient certaines des causes de la chute de Tar dans l’ombre, il éclaire par trop la surface du visage dur et fermé de son personnage titre, sans donner la possibilité à son spectateur d’essayer de comprendre qui est vraiment Lydia Tar, et pourquoi elle vit pour exercer un pouvoir sur la musique dont elle est à la fois la maitresse et l’esclave (esclave à n’en plus pouvoir dormir car la musique et ses sons va jusqu’à s’introduire dans son inconscient). C’est ce sentiment d’un contrôle permanent exercé par Todd Field sur son récit et sur Tar qui borne le film et empêche le spectateur rétif au contrôle d’y pénétrer par ses propres moyens et de se laisser porter par les images. La musique, disait Leonard Bernstein, cité par le film, c’est ce qui peut exprimer un sentiment que les mots eux-mêmes – et donc la raison – ne peuvent exprimer. Paradoxalement, le film manque de cette musique-là, de cette liberté-là. Reste l’interprétation de Cate Blanchett, actrice reine-mère à la voix profonde, qui est ici de presque tous les plans. Elle est capable comme personne aujourd’hui de faire voir la dureté du diamant et le feu d’une passion grâce au foyer brûlant de ses yeux. Nina Hoss et Noémie Merlant, elles-mêmes excellentes actrices, sont éclipsées par l’intensité de ce foyer. On ne s’inquiétera pas pour le sort de Tar malgré sa chute vertigineuse. Comme l’affirme le film, « les crocodiles survivent toujours« .
Strum
Tu dis bie mieux que moi ce que j’ai ressenti devant ce film qui en effet ne laisse pas bcp d' »interstices. »
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Merci ! En effet, c’est ainsi que je l’ai ressenti.
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Pouah ! pour faire vite 🙂
Un film prétentieux et élitiste.
Dommage que le premier film (je crois) qui évoque pour une fois une femme cheffe d’orchestre (un métier d’hommes) nous présente cette femme qui reproduit tous les pires travers des pires hommes (autorité, tyrannie, toxicité, mépris, harcèlement…). Les conversations musicologiques ne concernent que les plus érudits dans le domaine et le name dropping n’est pas une preuve de culture je trouve.
Cate Blanchett cabotine à outrance, j’en étais gênée pour elle.
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Le métier de chef d’orchestre étant réservé à des gens supérieurement intelligents et érudits, j’ai pour ma part apprécié cette volonté de ne pas édulcorer les conversations d’ordre musicologique même si cela peut donner un côté élitiste. Cate Blanchett est à la limite du cabotinage, mais j’ai trouvé son interprétation d’une femme de pouvoir assez réaliste je dois dire. Ce que nous dit le film sur le pouvoir est assez vrai, je pense : pour l’atteindre, il faut avoir certaines prédispositions ou travers. Mais ce n’est pas un film agréable à regarder c’est sûr et je comprends aussi ta réaction !
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Heureusement il y a des musiciens* supérieurement intelligents ou peut-être pas qui emploient une partie de leur vie à faire que la musique classique, la grande musique comme on disait autrefois, soit accessible aux gens moyennement intelligents et érudits.
Ce qui me désole le plus dans ce film c’est que Tar rassemble tous les travers, défauts, excès des hommes de pouvoir. Mais bon tu m’as comprise.
Il paraît que les rares cheffe d’orchestre notamment Marin Alsop ne sont pas enchantées de ce film caricatural : «en tant que femme, en tant que cheffe d’orchestre, en tant que lesbienne», elle (Marin Alsop) s’est sentie offensée par ce film décrivant une cheffe hystérique.
Je ne suis pas cheffe mais j’ai vraiment été mal à l’aise par cette représentation et surprise (déçue ?) de Cate Blanchet qui se plie à ça avec une grande gourmandise manifestement.
*Zahia Ziouani, Philippe Jaroussky, Gautier Capuçon (pour les très connus français)
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Oui, j’avais lu le propos de Marin Alsop. C’est sûr que c’est un film qui n’est pas dans l’air du temps, qui dénonce au contraire certaines dérives du wokisme – cf la scène à propos de Bach. Le film n’est peut-être pas très nuancé, mais je pense que les grands chefs ne sont en général pas des tendres – j’ai le souvenir d’un documentaire sur l’enregistrement de West Side Story où Leonard Bernstein faisait passer un mauvais quart d’heure à Jose Carreras – et pourtant Bernstein était l’un des plus sympathiques. Sur le sujet du pouvoir, je pense, comme je l’écris, que les femmes peuvent comme les hommes succomber à son attrait et mal se comporter pour arriver au sommet ou s’y maintenir parfois. Je parlais des chefs d’orchestre, pas des musiciens en général évidemment.
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Oui les hommes n’ont évidemment pas le privilège des mauvais comportements toxiques, agressifs et malveillants.
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Plus dure sera la chute, effectivement…. Le thème évoque ce plan magnifique de « À bout de souffle » où JP Belmondo contemple le visage de Humphrey Bogart devant un cinéma des Champs Elysées qui joue le film de Mark Robson « Plus dure sera la chute ». Au visage froid et dominateur de Kate Blanchett s’oppose la force des passions intérieures qui l’anime. Éros et la destructivité. La descente dans le squatt à la poursuite de la violoncelliste dans un Berlin détruit et mythique en est une image décisive. Quelle descente aux Enfers se crée-t-elle? Son beau visage abimé l’incarne aussi. Kate Blanchett rejoue ici, sur un mode encore plus tragique, la chute dans la folie qu’elle incarne si bien dans « Blue Jasmin » de Woody Allen lorsqu’elle se retrouve à soliloquer seule sur un banc…
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Pendant la scène du squat, je me suis demandé ce qui relevait des forces de son inconscient et de la mise en scène orchestrée par la violoncelliste russe qui a oublié son doudou à dessein – vioncelliste qui pourrait être une amie ou un membre de la famille de la musicienne suicidée – même couleur de cheveux, messages sur son téléphone, etc. – et qui agirait par vengeance.
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Je l’ai raté bien qu’il soit sorti au UK avant sa sortie en France, la faute à Kurosawa, au cycle Kurosawa qui m’a occupé tout le mois de janvier.
Je ne sais pas si c’est une bonne chose, le synopsis m’intéresse cependant, si je peux me trouver une séance de rattrapage
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Ca reste à voir, je trouve, rien que pour Cate Blanchett.
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j’ai trouvé ce film intéressant, et surtout malsain, anxiogène, proche du nihilisme. plusieurs jours après, certains passages continuaient à ma hanter. que veut nous dire exactement le réalisateur avec ce film malade de contrôle et de perfection ? bizarrement, le film m’a semblé musicalement assez pauvre, voire désagréable, et les propos musicologiques ne cassent pas des briques, sauf le trop court passage où c’est berstein qui parle. et puis, le tout dernier plan, qui m’a laissé pantois, ce travelling sur un public de personnages de guerriers sortis du seigneur des anneaux avec une musique techno tonitruante et cauchemardesque… est-ce à dire que Tar est devenue folle et plonge dans un délire morbide ? en fait les scènes oniriques, inquiétantes et morbides m’ont parue les plus réussies : la voisine folle et sa mère, par exemple, comme des fissures dans une géométrie trop parfaite.
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Ca reste un film intéressant en effet. J’ai moi aussi trouvé les scènes anxiogènes, les scènes d’insomnies réussies, fenêtres sur un monde de sons plus ou moins bienveillants. J’ai pris l’épilogue pour la réalité de ce qui advient à Tar ; descente aux enfer mais elle va rebondir comme les crocodiles.
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