Le grand jeu de Nicolas Pariser : grands romans et art de l’esquive

La connaissance réside dans les grands romans et non dans les manuels de philosophie. C’est peut-être fort de cette conviction partagée que Nicolas Pariser fait du cinéma. On croit en tout cas reconnaître dans Le grand jeu (2015), film d’espionnage remarquablement écrit, l’influence de plusieurs grands romans. Lorsque Joseph Paskin (André Dussolier) initie Pierre Blum (Melville Poupaud) au jeu des intrigues politiques et de la création de l’espace médiatique, on pense à Vautrin éduquant Rastignac ou Lucien de Rubempré chez Balzac. Lorsque les circonstances obligent Pierre à trouver refuge dans la ferme abritant les militants d’extrême-gauche dont Louis, le mari de son ex-femme Caroline, est le chef, faisant de Pierre une sorte d’espion malgré lui, et lorsqu’il tombe amoureux de l’idéaliste Laura, « aux yeux de loyauté », on songe à l’histoire de Razumov que Conrad a raconté dans Sous les yeux de l’Occident, bien que Pierre échappe à son effroyable destin car il n’est pas un personnage « marqué » comme Razumov, qui s’est condamné par sa trahison première. Lorsque Pierre se présente comme un personnage ne faisant rien depuis le roman qui l’avait révélé et ne croyant à rien, son absence totale d’illusions et de foi dans un quelconque mouvement fait cette fois penser à Ulrich, le personnage principal de L’Homme sans qualités de Musil, livre qui inspira du reste, et ce n’est sans doute pas un hasard, le film suivant de Nicolas Pariser, Alice et le Maire (2019), qui apparaît sous cet angle comme un prolongement de la réflexion entamée ici.

Dès lors, et bien que le scénario s’inspire en surface de l’affaire de Tarnac, qui conduisit la police à arrêter Julien Coupat et son groupuscule d’extrême-gauche au motif qu’il constituait une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste mais qui déboucha sur une relaxe des prévenus par le tribunal correctionnel après l’abandon préalable de toute charge d’action terroriste, le vrai sujet du film n’est pas celui d’un pouvoir qui instrumentalise l’arrestation de militants d’extrême-gauche pour des raisons de communication politique. Il est intemporel et existentiel. Nicolas Pariser semble plutôt parler de la difficulté à conserver des convictions et des idéaux dans un monde où les faits ne correspondent pas à la théorie, sujet que prolonge précisément Alice et le Maire. Du jeu « diabolique » décrit par Conrad, on est passé au grand jeu, et du grand jeu au petit jeu du film. Comparant les idéaux des anciens aux sentiments plus désabusés du temps présent, le film interroge ce glissement. A cet égard, il n’est pas fortuit que Pierre ne signe pas le pamphlet politique anonyme que Joseph lui demande d’écrire pour agiter l’espace médiatique. C’est un piège à la fois pour Pierre et pour l’extrême-gauche, mais c’est aussi peut-être une manière de dire que Pierre, quoique manipulé par Joseph, s’est détaché de ces mots d’ordre politique qui échappent à leur auteur et vivent leur propre vie après publication. On rejoint là cette crainte du vide dont parlait Musil.

Alors plutôt que de reconnaître qu’il n’a plus de convictions, Pierre choisit l’art de l’esquive, le retrait du monde, bien qu’il ne soit pas si facile de disparaître, comme le fait observer Joseph. Peut-être au fond que Pierre n’a jamais cru à rien. Peut-être qu’à chaque fois, ce qui a motivé ses actes, ses semblants de fidélité, c’est l’amour du femme : l’amour de Caroline dix ans auparavant, l’amour de Laura à présent. Heureusement pour Pierre, ses trahisons n’étaient pas irrémédiables, elles étaient pardonnables, elles étaient de « petites » plutôt que de « grandes » trahisons, au contraire de la dénonciation « diabolique » (malgré lui) de Razumov dans Aux Yeux de l’Occident, qui lui interdisait de confier son destin à la soeur de Haldin alors qu’ils s’aimaient. Chez Conrad, toujours pessimiste (sauf dans Fortune), le jeu était « diabolique » car il y avait mort d’hommes, mort physique et mort spirituelle. Ici le jeu peut sembler toujours « grand » aux yeux de Joseph, qui lui ne sait pas esquiver, mais il apparaît surtout comme un dérisoire jeu de pouvoirs, avec des méthodes de barbouzes qui situent le film de ce point de vue entre les films d’espionnages américains paranoïaques des années 1970, tel que Les Trois jours du Condor (1975) de Polack et surtout un film plus contemporain comme The Ghost writer (2010) de Polanski. L’amour de Laura, à l’inverse, est moins gazeux, plus tangible, et en vaut la peine.

En somme, voici un film très réussi, fort bien interprété par le quatuor Dussollier, Poupaud, Poésy et Cattany ; un genre de film d’espionnage lettré, à la française, où le sens de la formule de Pariser dans les dialogues fait mouche à chaque fois. Le découpage n’a plus alors qu’à suivre la déclinaison des répliques.

Strum

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3 commentaires pour Le grand jeu de Nicolas Pariser : grands romans et art de l’esquive

  1. J’avais trouvé « Alice et le maire » intéressant, avec effectivement des dialogues intelligents sur la politique. Il me semblait poser de bonnes questions. Je n’ai pas vu celui ci.

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    • Strum dit :

      Oui, Alice et le maire était intéressant. Celui-ci l’est aussi et quoique moins original possède une narration plus enlevée. J’ai particulièrement apprécié la qualité des dialogues.

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