Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais : victoire de la fiction

La théorie est grise et c’est la fiction qui explique le mieux l’humanité. C’est ce que démontre une nouvelle fois Mon Oncle d’Amérique (1980), l’un des grands films d’Alain Resnais, l’un de ses plus originaux quoiqu’ils le soient tous à leur façon. A son commencement, le film se situe à mi-chemin de l’exposé de biologie comportementale et des techniques littéraires du flux de conscience que Resnais a si souvent utilisées dans ses films. Le neurobiologiste Henri Laborit intervient dans la narration, tandis que trois voix distinctes mais non encore identifiées parlent tour à tour, comme dans un roman de Virginia Woolf. Elles appartiennent à trois personnages dont nous allons faire la connaissance : Jean Le Gall (Roger Pierre), haut fonctionnaire directeur des informations à la radio-diffusion et fils de bourgeois bretons ; Jeanine Garnier (Nicole Garcia), comédienne de théâtre et fille d’ouvrier, qui s’est enfuie de son foyer pour poursuivre sa carrière ; René Ragueneau (Gérard Depardieu), directeur technique d’une entreprise de textiles et fils d’agriculteur, qui a refusé de s’occuper de l’exploitation familiale.

Trois vies qui vont nous être racontées, et que Laborit, par ses commentaires, met en parallèle avec le comportement des animaux, sangliers ou souris. Le scientifique reprend à son compte la théorie des trois cerveaux humains du neurobiologiste américain Paul McLean, à savoir le cerveau reptilien, siège de l’instinct de survie, le cerveau affectif où se sont imprimées les premières impressions de l’enfant et le néo-cortex qui procède par associations en appliquant au présent les conditionnements inconscients que nous ont imposé notre mémoire et la société. Le caractère superposé de ces trois cerveaux a largement été remis en cause par la science actuelle, et dès sa sortie le film fut attaqué sur ce sujet, mais ce qui attire surtout l’attention dans l’exposé de Laborit, ce sont les types de comportement humains qu’il distingue : la consommation, la fuite, la lutte, l’inhibition. Car ces comportements vont être illustrés par la vie de Jean, Jeanne et René, qui vont réagir différemment devant les obstacles que la vie va dresser devant eux. Jean va perdre son emploi et développer des coliques néphrétiques : comportement d’inhibition où les angoisses sont inconsciemment retournées contre le sujet. Jeanne, maîtresse de Jean, va céder sa place à son épouse légitime, qui va gagner leur duel à distance en lui faisant croire qu’elle est gravement malade : comportement de fuite assurant la domination de la femme mieux lotie socialement. René, mis en compétition avec un autre directeur technique, va perdre la partie, développer un ulcère et accepter d’être rétrogradé dans l’entreprise : comportement de lutte, puis d’inhibition, puis de fuite.

Or, ce qui est remarquable dans ce film et témoigne d’une maîtrise exceptionnelle du récit, c’est que non seulement les différents régimes de narration coexistent harmonieusement, grâce à un découpage et un montage d’une très grande précision, mais en outre on finit peu à peu par être happés par les trois récits de la vie de Jean, Jeanne et René, qui viennent supplanter les théories de Laborit. Le scientifique et ses discours s’effacent dans notre mémoire au profit des personnages. Bien qu’ils soient comparés à des rats de laboratoires agités par des pulsions, « une mémoire qui agit », on les perçoit uniquement comme des êtres humains, faits de chair et de sang, avec leurs faiblesses et leurs qualités, et on s’inquiète de les voir perdre pied, on veut savoir ce qui va leur arriver, on est ému de leur impuissance et de leur défaite. « Construits par les autres » selon la théorie, ils finissent seuls dans la fiction, ne se comprenant pas eux-mêmes, se débattant avec ce qu’ils ont de programmés en eux, solitaires comme cette île bretonne refuge de Jean dans le film mais tellement humains. C’est la victoire de la fiction, qui reposent sur des sentiments et des émotions, sur la théorie, qui prétend décrire objectivement.

Cette victoire de la fiction annonce la deuxième partie de la carrière de Resnais où il va se trouver une troupe d’acteurs pour porter des récits. Ici, le film finit par appartenir à Jean, Jeanne et René, qui représentent la vraie vie, qui se démènent comme ils peuvent dans la grande compétition sociale que constitue une société. En neurobiologiste féru d’anthropologie, Laborit insiste sur un inconscient engendré par le cadre socioculturel au sein duquel chaque personnage est né, Jeanne et René, enfants d’ouvriers et d’agriculteurs, s’effaçant peut-être inconsciemment devant mieux lotis qu’eux socialement. Mais c’est Resnais, en cinéaste et en artiste, qui raconte son histoire et tous les plans où l’on voit des images en noir et blanc des anciens films de Jean Marais, auquel s’identifie Jeanne, et de Jean Gabin, auquel s’identifie René, sont beaucoup plus évocateurs et émouvants que les images des rats de laboratoire. L’inconscient est peut-être l’océan, et le conscient l’écume, comme le suggère Laborit, mais c’est l’écume qui montre le mieux qui nous sommes, et c’est Resnais qui filme ici cette écume des jours difficiles et des nuits anxieuses. Chacun affirme que l’oncle d’Amérique, l’oncle qui aurait réussi et reviendrait riche comme Crésus, est imaginaire. Mais chacun espère néanmoins secrètement qu’il vienne le sauver, sauf quand la corde rompt. Le langage cinématographique n’est pas un alibi ou une excuse pour cacher les choses, ce dont Laborit accuse le langage (héritage de Foucault et Lacan sans doute), il est au contraire un révélateur comme le montre Resnais.

Le film contient, semés dans la narration, et comme souvent chez Resnais, nombre de plans d’arbres, de bâtiments en ruine ou envahis par le lierre, d’herbes folles sortant des jointures des pierres (comme une anticipation de son film surréaliste Les Herbes folles), qui sont pour le cinéaste à la fois une manière de figurer la lutte pour la survie des êtres, une lutte parfois désordonnée, chaque plante suivant son chemin, et une manière de suggérer que cette lutte pour la domination est ce qui a produit à la fois la société hiérarchisée que nous connaissons et les conflits historiques que l’humanité a connues, comme si les films de Resnais, qui retiennent la mémoire de notre société, anticipaient aussi par leurs thèmes les livres de W.G. Sebald, ce grand écrivain anglais d’origine allemande qui voyait dans son environnement une mémoire de la destruction, les traces encore visibles de ce qui était et disparaît peu à peu. Les fidèles de Resnais occupent les postes techniques de ce film important dans son oeuvre, où le documentaire se fait fiction, où il réalise son ambition d’un essai fictionnel en mouvement, et ils font un travail formidable : Sacha Vierny à la photographie, Jacques Saulnier aux décors et surtout Albert Jurgenson au montage. Depardieu, Nicole Garcia et Roger Pierre sont tous trois excellents. Et en manager d’entreprise, Pierre Arditi apporte à son second rôle une énergie et une malice qui séduiront si bien Resnais qu’il en fera par la suite un de ses acteurs fétiches.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Resnais (Alain), est tagué , , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

15 commentaires pour Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais : victoire de la fiction

  1. J’ai vu ce film il y a longtemps et j’en garde un très bon souvenir. Les expériences de rats de laboratoire me semblaient assez éclairantes sur la psychologie des uns et des autres, sans que ça rabaisse les personnages au rang de petits rongeurs… La psychologie animale est une image simplifiée et grossière de la nôtre, je suppose… Mais c’est vrai que l’aspect scientifique du film a pu vieillir tandis que l’émotion reste inchangée …

    J’aime

    • Strum dit :

      Tout à faire, c’est vraiment un film unique en son genre quoiqu’on pourrait le dire de maints films de Resnais. En le revoyant, j’ai été frappé par le fait que l’on s’attache beaucoup aux personnages, que l’on est ému par eux alors que le film commence par un scientifique qui les compare quand même peu ou prou à des animaux agités par des pulsions.

      Aimé par 2 personnes

  2. Pas vu ce Resnais. Je n’aime pas les Resnais tardifs mais j’avais été fasciné par L’année dernière à Marienbad. Alors … Il faudra que je le voie pour me faire une opinion.

    J’aime

  3. Pascale dit :

    Ce film m’avait fait fort impression à sa sortie. Je ne l’ai jamais revu mais j’aimerais. C’était déroutant ce parallèle entre les humains et les rats.
    C’est drôle, mais hier j’ai revu et re-adoré les Herbes folles. Mon Resnais préféré je pense.

    J’aime

    • Strum dit :

      C’est rare mais j’ai été aussi impressionné en le revoyant que la première fois. Un film d’une originalité totale et en même temps très humain et émouvant. Resnais était un très grand cinéaste. Difficile pour moi de savoir quel serait mon Resnais préféré. Je peux juste dire ceux que j’aime moins (je n’ai pas été convaincu par Providence, pourtant célébré par d’autres ou Je t’aime, je t’aime, par exemple).

      J’aime

  4. Ping : Stavisky d’Alain Resnais : comme Fabrice à Waterloo | Newstrum – Notes sur le cinéma

  5. Ping : L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais : les statues vivent aussi | Newstrum – Notes sur le cinéma

  6. Ping : Les Herbes Folles d’Alain Resnais : fin de partie et retour aux énigmes | Newstrum – Notes sur le cinéma

  7. Ping : Coeurs d’Alain Resnais : coeurs cachés | Newstrum – Notes sur le cinéma

  8. Florence Régis-Oussadi dit :

    Je viens enfin de le voir pour la première fois et il m’a bouleversé. Une fois de plus, j’ai ressenti une impression de grande proximité avec les personnages de Resnais donc avec Resnais lui-même. Et comme vous l’avez judicieusement souligné dans votre analyse, ce qui m’a le plus remué, ce sont les différentes dimensions de l’humain que Resnais juxtapose, des pulsions animales primaires aux élans vers le divin via l’art. Cet équilibre parfait déjoue l’effet « rat de laboratoire » en effet, Resnais juxtaposant son propre discours en images à celui de Laborit. J’ai trouvé tous les plans dans lesquels René se projette en Gabin et Janine en Jean Marais tellement bouleversants que j’avais les larmes aux yeux. En plus il y a quelque chose d’évident dans ces projections (j’ai toujours trouvé que Depardieu et Gabin avaient des points communs et les plans de Marais sont tous plus renversants les uns que les autres). Autre moment qui m’a noué la gorge, les images de ruines de guerre de la fin après les propos de Laborit établissant la méconnaissance de son fonctionnement interne et l’utilisation de son cerveau pour dominer et détruire l’autre. Je ne sais pas si c’est vrai mais ce qui m’a frappé, c’est effectivement ce que vous soulignez à savoir que ce film est la transition parfaite entre sa première période mémorielle et historique et sa deuxième davantage axée sur les aspirations d’accomplissement d’individus en souffrance.
    Par ailleurs, en lisant les commentaires de « Vertigo », j’ai vu qu’on pouvait vous laisser nos adresses de blog. Si cela vous intéresse de lire mes textes sur tel ou tel film, je vous la donnerai.

    J’aime

    • Strum dit :

      Merci Florence, nous nous rejoignons et avons la même perception du film. Ce sont également les images de vieux films et de ruines qui m’ont le plus bouleversé. Bien sûr que cela m’intéresse d’avoir l’adresse de votre blog ! Vous pouvez me la donner ici ou me l’envoyer sur mon e-mail de contact sur le blog.

      J’aime

      • Florence Régis-Oussadi dit :

        Voilà c’est fait sur votre email de contact! Je voulais ajouter que les Resnais que j’aime le moins sont ceux que vous citez également. Je pense que c’est une question d’équilibre rompu: les procédés l’emportent sur la dimension humaine et étouffent l’émotion (c’est flagrant dans « Providence », « Je t’aime je t’aime », « Vous n’avez encore rien vu » ou le dernier « Rire, boire et chanter »). Autre problème que j’ai relevé pour « Je t’aime, je t’aime » et « Vous n’avez encore rien vu », celui de personnages qui ne sont pas à la « hauteur » des procédés grandioses mis autour d’eux. Celui de Claude Rich est l’incarnation même de la médiocrité, de la petitesse, y compris des sentiments, impossible de s’élever à travers lui. Quant à l’Eurydice version Anouilh, le décalage est trop grand là encore entre le mythe originel antique et la médiocrité bourgeoise de sa modernisation. Sans parler du fait que les acteurs sont trop âgés pour nous faire croire à une passion digne des premières fois.

        J’aime

        • Strum dit :

          Merci, bien reçu. Il me semble également que les personnages de Providence et Je t’aime, je t’aime ne sont pas très bien définis ou insuffisamment écrits, d’où le manque d’émotions que l’on ressent devant ces films. J’aimerais bien revoir le premier que j’ai vu il y a longtemps cependant.

          J’aime

          • Florence Régis-Oussadi dit :

            Oui, moi aussi d’autant qu’il y a Dick Bogarde qui est un acteur que j’aime beaucoup. Le personnage de « Je t’aime, je t’aime » est apparemment inspiré du scénariste et d’après ce que j’ai lu, son insignifiance est volontaire, il ne voulait pas que le spectateur s’identifie à lui (je ne sais pas pourquoi). Je pense qu’il n’a pas compris quelque chose de fondamental à propos du cinéma en le caractérisant ainsi.

            J’aime

Laisser un commentaire