Stavisky d’Alain Resnais : comme Fabrice à Waterloo

Longtemps, Alain Resnais a déconstruit les récits de ses films à la manière du Nouveau Roman. Mais après avoir déconstruit, déchiffré, dénommé, il faut reconstruire, rechiffrer, renommer. Il raconte ici l’affaire Stavisky, du nom de l’escroc dont la chute et la mort mystérieuse en janvier 1934 nourrirent la paranoïa, la xénophobie et l’antisémitisme qui conduisirent aux émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934. Il le fait en ne montrant qu’une partie de l’affaire, en assemblant des éléments épars d’une narration éclatée, en refusant d’éclairer d’une lumière unie ses personnages et leurs motivations, ce qui fait d’eux les acteurs d’un théâtre d’ombres. Il reprend à son compte ce mot du Baron Raoul (émouvant Charles Boyer), qui n’a rien su des machinations de son ami, qui était « comme Fabrice à Waterloo », voyant sans comprendre. On ne connaît jamais le fond de certaines choses, une vérité que Resnais connaît mieux que maints cinéastes.

« Rien n’est écrit d’avance », croit savoir le candide militant Trotskiste commentant la partie du récit consacrée à Trotski, qui avait trouvé en France un refuge éphémère avant d’en être expulsé en 1935. Mais pour le Stavisky de Resnais, ce n’est pas vrai, tout est déjà écrit d’avance et Resnais le filme avec des oeillets rouges sang à la boutonnière, augure sanglant de sa fin violente. Il a déjà été jugé par ses détracteurs comme juif et soi-disant apatride, comme « racaille staviskienne », ainsi que l’appelle la presse d’extrême-droite, alors il lui faut s’acheter un brevet de respectabilité par l’argent, en payant les sénateurs, les préfets et les intermédiaires qui voudront bien couvrir ses affaires nébuleuses, et tant pis si cela passe par de nouvelles escroqueries, des pyramides de Ponzi où les bons sont émis en double par les crédits municipaux, à la façon des futures escroqueries de Bernard Madoff qui comptait sur les nouveaux entrants pour combler les fonds manquants.

L’escroquerie appelant l’escroquerie, selon un principe de mouvement perpétuel, bientôt, c’est la vie de Stavisky elle-même qui devient une tromperie car il est obligé de jouer un personnage, un autre lui-même renommé Serge Alexandre, comme un spectre hantant sa propre vie. Il lui faut toujours agir, car lorsqu’il s’immobilise, les souvenirs affluent et il ne veut plus penser à son père, qui s’est suicidé de chagrin à cause de son fils. Une des plus belles scènes du film montre Alex, comme l’appellent ses amis, ou Sacha comme l’appelle sa femme Arlette (Annie Duperey aux yeux douloureux), allongé sur la tombe de son père, veillé par son ami le Docteur Mézy (Michael Lonsdale et sa voix suave).

Alors, pour tâcher d’oublier, il se donne tout entier à ses combines, bondissant sans trève, comme monté sur ressorts. Pris dans cette frénésie de projets, il ne s’appartient plus et ne veut plus s’appartenir, tout comme Arlette qui veut rester auprès de lui et ne craint rien tant que Sacha lui rende sa liberté – car alors elle serait livrée à elle-même. Avec son art du montage diffracté, kaléidoscopique, entretenant une chaîne d’échos, Resnais l’encercle d’une part de grands décors immobiles, aux couleurs blanches, noires et rouges prémonitoires de sa mort (on retrouve à la photographie le fidèle Sacha Vierney), d’autre part des noms des lieux traversés (Théâtre de l’Empire, Biarritz, Le Claridge, Les Embruns, Saint-Palais, P.T.T., Prison de la petite roquette) car il lui faut renommer cette époque des années 1930 qu’il a voulu déconstruire. Mais sans hommes et femmes pour y séjourner, sans vie pour les animer, ces décors et ces noms ne signifient rien sinon la mort. C’est à Jean-Paul Belmondo qu’est échu la tâche de rendre vivants ces décors muets, de les animer, d’incarner ce principe du mouvement perpétuel qui réside chez Stavisky, dans un film où tous les personnages tournent autour de lui. Il le fait très bien, avec l’énergie inépuisable et le charme qu’on lui connaît – sans doute pas avec la poignante incertitude existentielle que laissera poindre Alain Delon dans Monsieur Klein de Losey deux ans plus tard, mais à l’inverse, ce dernier n’aurait peut-être pas su insuffler à Stavisky l’énergie vitale qui caractérise le personnage, émouvante car elle reste impuissante à repousser le piège qui se referme autour de lui. Les rôles ont été bien répartis.

On a longtemps considéré que le Stavisky de Resnais, mal reçu par la critique de l’époque, était un film décevant. Il le sera pour qui s’attendrait à voir un film de gangster au récit linéaire. Mais ce n’est certes pas ce qu’il faut attendre de Resnais, et en réalité, ce beau film écrit par Jorge Semprun, qui avait déjà travaillé avec lui sur La Guerre est finie, est d’une cohérence remarquable et s’intègre parfaitement dans l’oeuvre du cinéaste. Comme dans plusieurs oeuvres de la première partie de sa carrière (Hiroshima mon amour, l’Année dernière à Marienbad, Muriel ou le temps d’un retour), c’est un film sur un personnage prisonnier d’une image et de ses souvenirs, prisonnier des décors et du contexte, prisonnier d’un cadre historique ou temporel, presque programmé comme dans Mon Oncle d’Amérique, qui ne parvient pas à échapper au sort que la vie lui a réservé. C’est cela que s’attache à décrire Resnais, le portrait rétrospectif d’un personnage blessé et encerclé plutôt que le portrait d’une époque, laquelle sert ici d’abord de décor de théâtre (tout se passe en intérieurs hormis les plans de trajets de voiture), malgré le parallèle tracé avec Trotski, cet autre juif apatride, cette « racaille bolchevik« , et ce bien que Resnais suggère que Stavisky en savait trop sur la corruption du pouvoir pour être laissé en vie.

Sacha est un « malade » dit Mézy, un « fou » dit le fidèle Borelli (l’excellent François Périer), car « il aurait dû donner l’univers pour qu’on l’oublie ». Mais Sacha est peut-être plus lucide qu’ils ne le croient, plus au fait qu’eux de son mal de vivre : au fond, il se sait déjà condamné. S’il s’est pris d’amitié pour le baron Raoul, n’est-ce pas parce que ce dernier lui propose une autre image, une image d’un futur espéré, au sens où le Baron aura su, lui, réaliser ce rêve qui échappera à Sacha, vivre insouciant en jetant l’argent par les fenêtres jusqu’au bout tout en étant accepté par le monde ? C’est bien l’univers que veut donner Sacha mais pour oublier son passé, et ce fou attachant, ses amis le suivront jusqu’au bout.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Resnais (Alain), est tagué , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

11 commentaires pour Stavisky d’Alain Resnais : comme Fabrice à Waterloo

  1. Pascale dit :

    J’aime Belmondo dans ces rôles. Dans le cinéma d’auteur, et il a travaillé avec tous les réalisateurs de la vague, je le trouve parfait. Et je trouve qu’il a autant, mais différemment, que Delon cette espèce d’attitude, de mélancolie, voire de détresse, l’ironie en plus, dans le regard comme s’il revenait de tout, comme s’il savait que tout n’est qu’éphémère et perdu d’avance.
    J’adore ce film. J’adore Belmondo.

    J’aime

    • Strum dit :

      Comme je le disais, les rôles ont été bien répartis entre lui et Delon et je le trouve très bien dans Stavisky par rapport à l’approche que choisit Resnais pour parler du personnage. Je n’avais jamais vu le film qui a une réputation contrastée dans l’oeuvre de Resnais. C’était un tort, le film est très bien.

      J’aime

  2. Florence Régis-Oussadi dit :

    Même si « Stavisky » n’est pas mon film préféré de Alain Resnais en dépit de toutes ses qualités (que vous soulignez) je trouve bien dommage qu’il n’ait pas marché au cinéma car c’est ce qui a décidé Belmondo à ne plus faire que du cinéma populaire. Résultat, une énorme dégradation de la qualité de sa carrière qui jusque là reposait sur un équilibre intelligent entre films de la nouvelle vague et films plus grand public (mais de qualité) et dans lesquels il ne cabotinait pas.
    Pour ce qui est du film en lui-même, j’aime beaucoup son aspect vaporeux (souvenirs d’un monde écroulé) avec ces rideaux d’arbres si typique de Resnais. De même, j’aime bien le portrait fragmenté du personnage fait à partir des témoignages de ceux qui l’ont connu. Resnais est sans doute un des plus grands cinéastes de la mémoire. Même si Stavisky garde tout son mystère. Néanmoins je trouve que Belmondo est plus convaincant dans l’aspect flamboyant du personnage que dans son côté névrosé. Et je pense aussi qu’il aurait fallu davantage expliciter le contexte historique propre à la France en crise des années 30.

    J’aime

    • Strum dit :

      Oui, je pense que tu as raison, Belmondo ayant très mal pris les mauvaises critiques du film. Il est pourtant très réussi. À mon avis, si le film avait davantage explicité le contexte historique, cela n’aurait plus été un film de Resnais. Ce n’était pas dans sa manière et dans sa conception de la mémoire, toujours parcellaire.

      J’aime

      • Florence Régis-Oussadi dit :

        Oui, je suis d’accord, cela n’aurait plus été du Resnais. Mais le problème, c’est que pour comprendre un tel film sans être explicite il faut compter sur la mémoire collective. Or si des événements tels que la seconde guerre mondiale, la Shoah ou la guerre d’Algérie travaillent toujours notre société (tous événements présents dans la filmographie de Resnais à travers « Nuit et Brouillard », « Hiroshima mon amour » ou « Muriel et le temps d’un retour »), qui en dehors des spécialistes se souvient de Stavisky et du 6 février 1934?

        J’aime

  3. Ping : Les Herbes Folles d’Alain Resnais : fin de partie et retour aux énigmes | Newstrum – Notes sur le cinéma

Laisser un commentaire