Showgirls de Paul Verhoeven : candeur et enfer de la vulgarité

Dans Showgirls (1995), Paul Verhoeven introduit sa caméra dans le temple de la vulgarité américaine : Las Vegas, ses machines à sous, ses grotesques hôtels à la décoration faussement mimétique ramenant les plus belles créations architecturales de notre histoire à l’échelle de la vulgarité la plus crasse, ses néons criards et ses boîtes de strip-tease, ses femmes refaites et barbouillées. Las Vegas, c’est le pire de l’Amérique, verrue posée aux abords des grands parcs naturels américains.

Verhoeven filme Las Vegas exactement comme il convient : en faisant voir sa laideur, ses excès, comme un pandemonium concentrant toute la vulgarité américaine. C’est ce que montre le show d’ouverture du Stardust dans le film, qui représente une scène évoquant l’enfer, d’où jaillissent les flammes. Si bien que dénoncer les excès du film, certes indéniables, reviendrait à refuser de se figurer Las Vegas telle qu’elle est en partie, à demander au film de mentir à son spectateur. Ici, même la beauté naturelle des femmes nues se trouve enlaidie par les néons des clubs, le film étant largement dépourvu de la charge érotique que son scénario promettait.

C’est là que Verhoeven conduit son héroïne Nomi Malone (Elizabeth Berkeley), une ancienne prostituée voulant oublier un passé difficile. Elle attend de Las Vegas qu’elle lui donne cette seconde chance que l’on appelle le rêve américain. Pour s’en saisir, elle est prête à tout, à vendre son corps bien sûr, mais aussi à vendre son âme. Nomi est un mélange de candeur et d’arrivisme qui pourrait paraitre curieux si l’on ne songeait qu’un endroit comme Las Vegas se nourrit précisément d’une nécessaire dose de candeur humaine, attirant des visiteurs consentant à se faire berner, heureux participants de ce miroir aux alouettes. Ce mélange se retrouve dans le visage d’Elizabeth Berkley qui incarne Nomi : elle a des yeux vairons, l’un bleu, l’autre marron, comme si le bleu était le siège de sa candeur et le marron le tremplin de son arrivisme.

L’actrice rend compte de cet arrivisme agressif par une gestuelle saccadée permanente, pas seulement quand elle danse, mais également lorsqu’elle est en dehors de scène, dans la vie de tous les jours. Excès de jeu qui lui valut maints reproches, le principal étant qu’il était involontaire, alors qu’il résultait d’une direction d’actrice manifestement volontaire de la part de Verhoeven (bien qu’un peu trop appuyée), tout à son désir de montrer le tribut que doit payer une danseuse désirant réussir à Las Vegas. Car le caractère démonstratif de l’arrivisme de Nomi est proportionnel à sa candeur naturelle, le premier étant censé dissimuler la deuxième. La candeur cachée du personnage fait écho à celle d’Elizabeth Berkley qui fait plus que payer de sa personne, dévoilant son corps nu frontalement et sans doublure, inconcevable pour l’immense majorité des actrices hollywoodiennes qui ont recours à des body doubles pour ce genre de scène – le prix en fut un purgatoire dont l’actrice n’est jamais sortie. La scène d’amour dans la piscine avec Kyle MacLachlan, volontairement outrée, est l’aboutissement de ce programme, sauf qu’elle est probablement la seule du film où l’ironie du cinéaste l’emporte franchement sur son indulgence et l’espoir qu’il place dans ses personnages.

Car la véritable ambition de Showgirls n’est pas de restituer la vulgarité de Las Vegas en filmant des stripteases. Elle réside dans l’interrogation suivante qui est à mon avis la raison d’être du film : quel est le tribut moral versé au rêve américain ; ou, pour formuler la question autrement, une fois que l’on a été déniaisé sur ce qu’il est nécessaire de céder pour réussir, jusqu’où peut-on aller sans que la candeur, le véritable moi, périsse. Verhoeven soumet sa question à quatre personnages et observe leur réaction. D’abord, le personnage de Nomi dont le film raconte à la fois la chute puis, in extremis, la rédemption. Ensuite, le personnage de sa meilleure amie, la maquilleuse Molly, qui est parvenue à se préserver de la corruption ambiante, mais que va perdre une fascination de groupie pour l’affreux showman Andrew Carver. Enfin, deux personnages qui illustrent deux formes de chute : le chorégraphe James qui prétend avoir écrit un numéro de danse pour Nomi mais s’avère incapable d’être à la hauteur, sur le plan du caractère, de ses aspirations artistiques ; et surtout le personnage de Cristal Connors (formidable Gina Gershon), la star du Stardust dont Nomi aimerait prendre la place.

La relation entre Nomi et Cristal est l’enjeu principal du film, un peu comme dans Eve de Mankiewicz où une apprentie comédienne finit par supplanter la grande star qu’elle prétendait vénérer (toutes choses égales par ailleurs, Showgirls étant loin d’être le chef-d’oeuvre qu’est Eve). Mais la résolution du film est fort différente de celle d’Eve dont le sujet n’est nullement la survie de la candeur. Nomi et Cristal se ressemblent plus qu’on pourrait le croire de prime abord. Toutes deux sont obligées de renier leur candeur pour réussir, toutes deux tentent de préserver un secret : Cristal, le fait qu’elle est une lesbienne tombée amoureuse de Nomi ; Nomi son passé de prostituée. Or, elles se trouvent placées dans un environnement tellement usant et compétitif qu’il leur est impossible de partager leur secret, qu’elles se trouvent contraintes de lutter l’une contre l’autre en usant des pires moyens. La description de ces moyens inavouables, des coups fourrés entre danseuses dans les coulisses du show, occupe toute une partie du film. Elle dévoile l’envers du rêve américain, de ce que cela signifie de réussir quand on part du bas de l’échelle, témoignant de l’ambition allégorique du film. Pourtant, de manière inattendue, Verhoeven croit encore suffisamment à ses personnages pour montrer qu’ils gardent au fond d’eux une trace de candeur et de bonté : c’est Nomi sacrifiant sa carrière pour venger Molly et les femmes violées et tabassées par Andrew Carver, un #meetoo avant l’heure ; c’est Cristal refusant de dénoncer Nomi (leur rencontre à l’hôpital en devient émouvante). Des quatre personnages principaux, chacun a réussi à préserver une parcelle de sa personnalité, quelque chose qui résiste au fond de lui, aucun n’a été happé sans rémission par les flammes figuratives de l’enfer vegasien. Si bien qu’on finit par se demander si Verhoeven n’en a pas trop fait dans l’outrance visuelle pour semer son spectateur et voiler la candeur et l’espoir qui résident encore en lui.

Showgirls est un film faussement cynique et ironique où Verhoeven, cinéaste aussi clivé que clivant, à la fois fasciné et révulsé par ce qu’il filme, rend compte d’une contradiction entre une forme faussée et un fond croyant encore à la promesse d’un futur meilleur (soit la même contradiction que dans Black Book, mais avec un rapport inversé entre fond et forme). Il croit à la capacité de ses personnages de se défaire du mirage du rêve américain, de survivre au cynisme, aptitude qu’il confère souvent à ses héroïnes féminines. En se « trouvant », Nomi (« Know Me », le jeu de mot est transparent) a vaincu Las Vegas, guidée d’ailleurs par le même Virgile au début et à la fin du film. L’Amérique refusa de se regarder dans le miroir que lui tendait Verhoeven et le film fut un énorme échec public et critique.

Strum

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16 commentaires pour Showgirls de Paul Verhoeven : candeur et enfer de la vulgarité

  1. horatio2012 dit :

    C’est certainement la meilleure analyse du film malgré les innombrables commentaires intéressants voire passionnants publiés dans les revues specialisées, réseaux sociaux, blogs et de bien d’autres supports.

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  2. Hyarion dit :

    Merci pour cette critique, Strum… même si ton premier paragraphe est tout de même un peu trop expéditif à mon goût : as-tu déjà mis les pieds dans « Sin City » ? Toutes les femmes n’y sont pas « refaites et barbouillées », tu sais… 😉

    C’était il y a déjà bien longtemps (sous l’administration Clinton), mais il se trouve que j’ai séjourné à Las Vegas, ayant de la famille vivant là-bas (sans laquelle je n’y serais certes probablement jamais allé) et ne travaillant pas pour autant dans les casinos ou les hôtels… car c’est un préjugé typiquement européen que de s’imaginer que les habitants de Las Vegas travaillent tous dans le domaine des jeux d’argent et du divertissement : figurez-vous que derrière le fameux Strip (Las Vegas Boulevard), il y a aussi une grande ville américaine « ordinaire » comme il y en a dans tous les États-Unis… La particularité de Vegas est surtout d’avoir poussée en plein désert, ce pourquoi elle tend à aspirer une très (trop) grande part des ressources en eau de la région, avec des conséquences qui me semblent s’être aggravées depuis l’époque de mon séjour dans le coin, il y a maintenant une bonne vingtaine d’années : pour le déduire, il me suffit de voir, à travers les photos satellites, à quel point a baissé le niveau des eaux du lac Mead, réserve d’eau soutenue, à 54 km de Vegas, par le fameux barrage de Hoover Dam, site dont je me souviens encore… mais en ayant parfois l’impression d’avoir 100 ans ! Il y a évidemment par ailleurs un grand contraste entre Vegas et les grands parcs naturels des environs que j’avais aussi visités, pour certains d’entre eux. Mais tels sont les États-Unis d’Amérique, et notamment la partie sud-ouest de ceux-ci (Californie, Nevada, Utah, Arizona) : un immense territoire tout en contrastes…

    À l’époque de mon séjour à Las Vegas, les films « Casino » de Scorsese et « Showgirls » de Verhoeven étaient encore assez récents, tandis que la fameuse série « CSI: Crime Scene Investigation » (« Les Experts »), dont l’action se passe aussi à Vegas, n’était pas encore apparue à la télévision (elle sera diffusée à partir de l’an 2000). Je me souviens d’avoir alors justement découvert « Casino », en VO, juste avant de revenir en Europe depuis Los Angeles : j’avais été frappé, d’une part, par le nombre incroyable d’emplois du mot « fuck » par les acteurs dans ce long métrage (« The Big Lebowski » des frères Coen, alors récemment sorti en salles, est dans le même cas, mais lui, je ne l’avais vu à l’époque qu’en VF), et d’autre part par la conclusion très édifiante du film de Scorsese, quand le personnage joué par De Niro évoque la destinée de Vegas où la mafia a été remplacée par des investisseurs hôteliers ayant transformée cette ville de jeux en une sorte de Disneyland à la fois pour les adultes et pour leurs familles. S’agissant de « Showgirls », je n’ai découvert le film que plus tard, en constatant que Verhoeven a un regard finalement très commun sur Vegas – que chacun, avec une mentalité européenne, pourra toujours facilement qualifier de ville vulgaire et superficielle – mais qu’il fait de ce lieu le théâtre idéal d’expression de vaines ambitions et aspirations humaines. Ce n’est donc pas la vie ordinaire qu’il y a derrière le Strip qui risquait de l’intéresser, mais peu importe, car le sujet, c’est surtout ce que l’image de Vegas renvoie à une société, la société américaine, qui m’a toujours paru vivre, d’une manière ou d’une autre, dans sa propre fiction (celle d’un film permanent, avait-je l’impression à l’époque, mais aujourd’hui, on pourrait éventuellement plutôt parler d’une série télé perpétuelle, fiction désormais disséminée à travers des écrans bien plus nombreux qu’à la fin du siècle dernier)…

    De mon point de vue, Las Vegas peut être considérée comme un concentré de tous les excès et de toutes les contradictions des États-Unis d’Amérique, et c’est, à ce titre, un lieu si incroyable et fou qu’il est à voir au moins une fois dans sa vie. Mais parce que Vegas est à la fois une ville de jeux pour adultes, une ville d’attractions pour public familial et une ville de grands spectacles professionnels, elle peut aussi, plus particulièrement, être vue comme une sorte d’extension fonctionnelle (plus ou moins assumée) de l’usine à rêves hollywoodienne qui se trouve quasiment à côté, sachant que Las Vegas est située à seulement 380 km au nord-est de Los Angeles, soit un petit pas à l’échelle immense des États-Unis : je me souviens notamment d’avoir vu, durant mon séjour à « Sin City », des voitures plus souvent immatriculées en Californie que dans le Nevada. Et c’est notamment là qu’à mon sens, le film « Showgirls » de Verhoeven a cette dimension ironique que tu sembles juger apparemment seulement apparente : le long métrage se conclue comme il a débuté, avec une héroïne qui quitte Vegas comme elle y est arrivée, par l’autoroute… avec nettement moins de candeur, en ayant certes acquis une certaine expérience… mais sans avoir pour autant en fait beaucoup changée ! Y-a-t-il vraiment eu rédemption de l’héroïne ? Elle a survécu, en tout cas, comme d’autres héroïnes du cinéaste, mais sans paraître être forcément devenue « meilleure » pour autant d’un point de vue universellement « moral ». Verhoeven le montre très bien, à mes yeux : Nomi Malone part de Las Vegas en ayant touché la « gloire » du doigt sans pour autant avoir été détruite, et en ayant effectivement en un sens « vaincu Vegas » comme tu l’écris… mais c’est pour aller encore essayer de « réussir » ailleurs, et en l’occurrence… à Los Angeles, berceau d’Hollywood ! Les choses risquent donc bien de recommencer, avec les mêmes vaines ambitions et aspirations, toujours sur fond de rêve américain… Vegas, au final, semble n’avoir été qu’une étape pour l’héroïne, et pas forcément pour le meilleur supposé à venir (a fortiori en pensant au phénomène #meetoo, précisément né en contexte hollywoodien, et dont on était encore loin à l’époque pour ce qui est d’éclater au grand jour). De fait, l’ironie, de savoureuse, se fait tout d’un coup cruelle, quand on songe à la carrière ruinée de l’actrice Elizabeth Berkeley après « Showgirls » (ce que Verhoeven a lui-même regretté, même s’il n’était évidemment pas responsable des critiques)… mais l’ironie a continué ceci dit son chemin, de façon moins âpre, en songeant au singulier retour en grâce de ce film de Verhoeven depuis quelques années. Comme quoi, les critiques assassines n’ont pas toujours le dernier mot… et encore heureux lorsqu’il est question de bons films !

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    • Strum dit :

      De rien Hyarion et merci à toi pour ton message fouillé et très intéressant ! Bien sûr, j’ai été à Las Vegas, sinon, je n’en aurais pas parlé. 😉 Mais en effet, je n’y ai séjourné qu’une nuit, avant d’aller visiter les parcs américains qui étaient le but de mon voyage ; et je n’ai donc vu de Vegas que le Strip, ses hotels et ses machines à sous. J’ai détesté ce que j’en ai vu, que j’ai trouvé d’une laideur et d’une vulgarité incommensurables. J’ai vécu aux Etats-Unis et Vegas a été le pire de ce que l’Amérique m’a montrée. Une ville offre un visage au visiteur, qu’elle le veuille ou non, et le visage qu’offre Vegas au visiteur est vulgaire et superficiel. Je ne doute pas bien sûr que lorsque l’on vit réellement à Vegas, lorsqu’on en fait partie, on y découvre aussi un véritable lieu de vie derrière le Strip, mais mes premiers paragraphes insistant sur le visage premier et la dimension infernale du lieu s’inscrivent dans le cadre du portrait de Vegas que fait Verhoeven, une vision certes européenne des choses mais on ne va pas le lui reprocher. Il ne faut pas s’excuser d’être européen.

      Pour le reste, ce n’est en effet pas l’ironie occasionnelle du film qui m’a intéressée (s’il ne contenait que de l’ironie, le film serait vain), ce sont les quatre personnages principaux qui tous parviennent à préserver en eux, y compris Nomi, une parcelle de bonté et de candeur. Verhoeven est un cinéaste clivé qui montre une chose et son contraire, mais le plus révélateur (et surprenant dans le film), c’est la façon dont Verhoeven espère cette préservation de la beauté (les relations émouvantes entres les personnages dans les dernières scènes qui n’ont pas été vaincues par la crasse ambiante) au sein d’un lieu qui en est privé.

      C’est vrai que Nomi part à L.A. à la fin, ce qui prouve bien ce qu’il y a de clivé chez Verhoeven. En revanche, oui, il y a une forme de rédemption pour Nomi : (i) elle renonce à la gloire du Stardust après avoir découvert comment le club protège un violeur en série comme Carver, (ii) elle venge son amie Molly en allant tabasser Carver, vengeance #meetoo avant l’heure, (iii) elle se réconcilie avec Cristal en lui donnant enfin ce que celle-ci attendait depuis le début du film : un vrai baiser. Et ça, renoncer au « top of the world », à l’accomplissement du rêve américain quand on y est parvenu, parce qu’on réalise que le prix moral à payer est trop grand, c’est évidemment extraordinairement rare dans la réalité, et il faut des ressources morales insoupçonnées pour y parvenir. C’est cela que Veroeven filme et c’est peut-être même pour filmer cela, ce moment du renoncement où on se déprend du miroir aux alouettes qu’il a réalisée le film. C’est pour cela que je crois que Nomi s’est « trouvée » comme elle le dit et rien ne dit qu’à L.A., elle poussera de nouveau une Cristal du haut d’un escalier.

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      • Hyarion dit :

        Merci pour ta réponse. 🙂

        Bien entendu, Strum, qu’il ne faut pas s’excuser d’être européen : pour ma part, il y a beaucoup de choses dans la mentalité américaine qui ne correspondent pas à ma propre vision – européenne, française, francophone – des choses, que ce soit, entre autres exemples, en ce qui concerne le culte délirant des armes à feu au nom de la liberté individuelle ou que ce soit en ce qui concerne le communautarisme, la politique des identités et autres obsessions « raciales » qui tendent à structurer la société américaine et son débat public dans des proportions aberrantes vu d’Europe, et notamment vu de France, sans parler du rapport américain à la religion qui, là encore, même si les choses évoluent, diffère sensiblement de la mentalité européenne, du moins celle de gens tels que Verhoeven ou ma petite personne. Ceci étant dit, cela ne doit pas empêcher, comme dans tout cas d’appréhension de l’altérité, de savoir faire preuve de mesure en allant jusqu’à au moins essayer de penser contre soi-même et ses propres préjugés… En ce qui concerne Las Vegas, c’est le fait d’y avoir séjourné plusieurs semaines, et en étant loin de passer mes nuits et mes jours sur le Strip (car il y a beaucoup de choses à voir dans la région en dehors des casinos), que j’ai pu aussi voir autre chose que ce premier visage, vulgaire et superficiel qu’offre Vegas au visiteur, dont tu parles. Ceci dit, et quoi qu’il en soit, je n’oublie pas que mes souvenirs personnels de Vegas remontent déjà à la fin du siècle dernier. ^^’

        En ce qui concerne la fin de « Showgirls », ce qui m’interpelle, c’est qu’elle fait écho au début comme cela arrive souvent dans le cinéma de Verhoeven : on retrouve la même chose dans « Black Book », mais aussi par exemple dans « Le Quatrième Homme » (« De vierde man », 1983), avec une fin qui reprend le même type d’images qu’au début, en laissant le spectateur libre de choisir une explication à ce qu’il a vu, mais tout en laissant un indice sur ce que l’artiste, lui, pense de l’histoire qu’il a proposé, sans toutefois trancher absolument. Ainsi, dans « Le Quatrième Homme », comme d’ailleurs dans « Basic Instinct » (le second étant une sorte de version américaine du premier mais dépourvu du symbolisme et du surréalisme du film néerlandais de 1983), à la question de savoir si l’on a affaire ou non à une femme fatale dans l’histoire, le cinéaste laisse volontairement entendre sa propre opinion, mais en faisant cependant en sorte que le spectateur ne soit pas pris par la main pour « penser ce qu’il faudrait qu’il pense ». Même chose dans « Total Recall », par exemple encore : la fin des aventures martiennes de Quaid, joué par Schwarzenegger, ne font-elles pas écho au rêve virant au cauchemar du début, avec in fine un fondu au blanc pouvant suggérer que le héros n’a pas triomphé mais qu’il a, au contraire, été lobotomisé comme suggéré au milieu du film ? En conclusion de ses longs métrages, Verhoeven laisse deviner ce qu’il pense, mais sans imposer son opinion, et c’est ce qui, à mes yeux, donne une bonne part de la saveur, y compris ironique, de ses films.

        Ceci dit, Verhoeven n’est pas « seulement » un ironiste, et son regard certes sans illusions sur notre monde ne l’empêche pas de faire en sorte que l’on puisse, malgré tout, s’identifier aux personnages qu’il met en scène et que l’on éprouve une certaine empathie pour eux, y compris sur un plan moral. Dans « Showgirls », Verhoeven laisse suffisamment d’indices pour que l’on puisse penser que Nomi Malone va s’exposer à d’autres péripéties fort peu morales à L.A., et je crois que cela reflète l’opinion du cinéaste… mais celui-ci ne montre pas cependant un personnage complètement détruit moralement pour autant, je te rejoins là-dessus. Verhoeven aime bien montrer des personnages volontaires, qui survivent d’une manière ou d’une autre sans pour autant avoir été complètement écrasés, et il aime d’autant plus le faire lorsqu’il s’agit de personnages féminins, comme en témoigne sa filmographie depuis le début, avec des longs métrages comme « Katie Tippel » (« Keetje Tippel », 1974), « Spetters » (1980), « La Chair et le Sang » (« Flesh + Blood », 1985), « Black Book » (« Zwartboek », 2006), et bien sûr « Elle » (2016) et « Benedetta » plus récemment. Je crois que Verhoeven tient compte, en cela, du fait que l’être humain est un être sociable, qui a besoin des autres et qui, le plus souvent, à condition sans doute d’avoir été élevé avec un minimum d’attention et d’amour, éprouve des sentiments le poussant à faire preuve d’empathie envers autrui d’une manière ou d’une autre et à un moment ou à un autre. Lorsque cet aspect des choses est éventuellement minimisé, chez Verhoeven cela aura tendance à être voulu dans un but précis, comme dans le cas de « Starship Troopers », où l’accent est délibérément mis sur une situation dans laquelle les individus sont finalement complètement enfermés dans une logique totalitaire, vis-à-vis de laquelle le spectateur lui-même est mis finalement au défi de s’attacher aux personnages comme à leurs destins noyés dans la masse, et ce jusqu’à la conclusion du long métrage, férocement ironique de mon point de vue.

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        • Strum dit :

          Merci de ta réponse argumentée.

          Verhoeven est un cinéaste de l’ambiguité certes, mais sûrement pas de la mesure. La démesure même de Las Vegas, que peuvent constater ses visiteurs, autorise le portrait excessif que Verhoeven en fait qui permet d’avoir une lecteur allégorique du film.

          Pour le reste, la connaissance d’une filmographique livre bien sûr des clés et je suis d’accord avec toi pour dire que plusieurs films de Verhoeven se prêtent à des interprétations différentes. Mais nonobstant la cohérence d’une filmographie, chaque film a sa vérité propre. De ce point de vue, Starship Troopers (un film où l’ironie fait loi, qui tend à dénoncer le caractère effectivement englobant de l’imagerie fasciste, et où aucun personnage n’a une conscience de soi préservée de l’environnement) est fort différent d’un film comme Showgirls qui donne une conscience de soi et à soi aux quatre personnages principaux et observe comment ils arrivent à la préserver plus ou moins bien dans leur environnement. Ce qui compte, ce sont les dernières scènes à l’hôpital où la conscience de Nomi l’emporte face à l’environnement extérieur, plus que l’épilogue miroir du prologue (entrée et sortie de l’enfer avec le même conducteur comme Virgile introductif).

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          • Hyarion dit :

            Je précise à toute fin utile que lorsque je parle de savoir faire preuve de mesure, il ne s’agit pas d’attendre cela de la vision d’un cinéaste comme Verhoeven, bien sûr, mais simplement de ne pas prendre forcément soi-même pour argent comptant toute la démesure traditionnellement associée à Las Vegas, même si cette association est justifiée à bien des égards. Les artistes s’expriment, les voyageurs observent, et le réel, cependant, sera toujours aussi complexe…

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            • Strum dit :

              J’avais bien compris mais dire que j’ai détesté Las Vegas n’est pas rendre la réalité moins “complexe”, c’est juste dire le fond de ma pensée. Ce faisant, je ne fais pas preuve de démesure, je n’insulte personne, et je ne porte pas ombrage à ta vision de ma ville ; je donne juste mon avis sur un endroit qui m’a donné envie de le quitter le plus rapidement possible. Nous ne sommes pas d’accord, passons à autre chose. Quant au reste, la mesure ne me semble pas être le bon critère pour juger d’un film comme Showgirls.

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              • Hyarion dit :

                Je ne comprends pas ta réaction… Pourquoi identifier mes propos comme une attaque personnelle, alors que ce n’est pas (du tout) le cas ? J’aurai pu tout autant mal prendre ce que tu as écrit précédemment… alors que je suppose que ce n’était pas le but, là non plus. Bref, évitons les prises de tête inutiles et restons-en là effectivement.

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  3. Pascale dit :

    Un film qui plaît aux garçons et dont je ne garde pas un souvenir ébloui.

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  4. Ping : Benedetta de Paul Verhoeven : le spectacle de la foi | Newstrum – Notes sur le cinéma

  5. princecranoir dit :

    Je viens de parcourir en détails ton analyse très intéressante qui met l’accent sur la part de candeur résiduelle chez ces personnages plongés dans le bain sulfureux de la cité des péchés. Je suis tout à fait d’accord avec toi sur cette lecture, ainsi que sur la dénonciation des violences faites aux femmes, à laquelle s’ajoute le traitement des noirs ici particulièrement cruel. Showgirls entend aussi montrer cette domination blanche sans scrupule, qui abuse d’autrui, qui exploite, et qui se défait de ses concurrents en usant des pires stratagèmes avec la complicité d’autres âmes corrompues. Si l’exemple s’applique au milieu du music-hall vegassien, il est sans doute valable dans bien d’autres milieux (le cinéma comme sous entendu à la fin, mais aussi la finance, l’entreprise, l’armée comme dans Starship Troopers, dans un couvent de bonnes sœurs pourquoi pas …) Verhoeven le théologien semble beaucouo s’amuser avec le personnage de Nomi moitiée déesse, moitiée putain, comme descendue du ciel avant de reprendre son chemin pour une autre ascension. « Jesus is coming soon » aime croire l’inscription géante au-dessus de l’appartement du chorégraphe. A Vegas, il n’a pas fini de porter sa croix. Quant à la couronne d’épines du déshonneur que dût porter Verhoeven après la sortie du film, elle n’a en rien entamé son identité de cinéaste.

    Je n’avais pas remarqué la couleur particulière des yeux d’Elizabeth Berkley. Je vois où porte essentiellement ton regard. 😉

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