Les Trois jours du Condor de Sydney Pollack : le haut de la pyramide

Les Trois jours du Condor (1975) de Sydney Pollack s’inscrit dans une lignée de films américains contestataires qui remirent en cause l’ordre établi dans les années 1970 aux Etats-Unis. Le scandale du Watergate avait débuté en juin 1972 mais il avait fallu attendre août 1974 pour que Nixon démissionne. Dans la foulée, les commissions sénatoriales et parlementaires Church et Spike allaient révéler le rôle du FBI et de la CIA dans différentes opérations clandestines, y compris l’implication de la CIA dans des coups d’Etat fomentés en dehors des Etats-Unis. C’est dans ce contexte de méfiance vis-à-vis des autorités que Pollack réalise Les Trois jours du Condor et Pakula Les Hommes du président l’année d’après.

Revoir Les Trois jours du Condor, c’est admirer la construction narrative du film : le prologue est consacré à la description de la petite équipe de documentaliste travaillant pour la CIA qui va être éliminée par des tueurs inconnus. Seul rescapé du massacre, Joe Turner (Robert Redford) nous a été présenté comme vif, ingénieux, habile de ses mains, plein de ressources, autant de qualités qui vont lui permettre d’échapper pendant le reste du film à ses poursuivants. L’énigme que doit résoudre Joe est la suivante : qui a ordonné l’exécution de son équipe ? Enigme dont la résolution devrait a priori rétablir l’ordre temporairement mis à mal, car le commanditaire pourrait alors être arrêté et le monde tel que se le représente Joe reprendre son cours ordinaire. Sauf que les choses ne se passent pas ainsi. D’une part, Joe va découvrir que le commanditaire fait partie de la CIA elle-même, où il exhume l’existence d’un réseau secret travaillant à protéger les intérêts pétroliers des Etats-Unis, d’autre part, il réalise que la CIA engage des contractuels chargés des basses oeuvres, parmi lesquels Joubert (Max Von Sidow), un redoutable tueur à gage. Cette découverte emporte deux conséquences : premièrement, Joe a perdu à jamais l’innocence juvénile qui le caractérisait ; deuxièmement, il est condamné à devenir paranoïaque, car une fois que la digue de la croyance dans les autorités est ébréchée, il est difficile de la réparer.

Dès lors, il s’avise que tout le système pourrait être mis en cause, comme si tous les responsables étaient complices, croyance qui mène tout droit au complotisme, qui est l’envers néfaste de la croyance aveugle. De façon très ingénieuse, le prologue du film nous avait déjà présenté cette aporie, lorsque Joe s’était interrogé sur la signification d’un idéogramme chinois représentant la pyramide du pouvoir, qui contient en son sommet une ligne horizontale (et non pas le point unique marquant le sommet de la pyramide triangulaire que nous connaissons). Cette ligne horizontale signifie que le pouvoir serait dilué, partagé entre plusieurs représentants ; en d’autres termes, il serait impossible d’identifier une seule personne responsable en haut de l’échelle. C’est ce que va constater Joe, ou du moins est-ce la représentation du monde qu’il va finir par se forger, se convaincant que tous ses contacts à la CIA sont duplices, y compris cet Higgins (Cliff Robertson) qui semble être de son côté à un moment donné. Il ne peut plus faire confiance à personne, pas même aux journalistes du New York Times dont il n’est même plus sûr qu’ils publieront son histoire.

Pollack filme avec beaucoup de précision et de savoir-faire cette prise de conscience irréversible en intégrant son acteur dans l’architecture de New York City, filmée comme un réseau sans fin emprisonnant Joe, qui fait lui même partie de cette organisation de la société qu’il voudrait dénoncer. Avec son chef-opérateur Owen Roizman, qui avait déjà si bien photographié la ville et son emprise sur les êtres dans French Connection, il montre d’abord Turner esseulé et fragile sur sa mobylette cernée de voitures dans le prologue, puis oblitéré par les grilles parsemant la ville pendant sa fuite. Il fait voir que la verticalité des tours jumelles du World Trade Center est un leurre puisque leur atrium est vide et que le pouvoir est cette horizontalité infinie que Turner va vainement poursuivre. Redford, énergique mélange de brutalité et de désarroi, est excellent, de même que Von Sidow en tueur suave et intrigant. La musique funkie entrainante de Dave Grusin parachève l’ensemble.

En somme, ce classique du cinéma américain des années 1970 n’a pas pris une ride, si ce n’est dans sa représentation des personnages féminins, guère creusés, qui n’existent qu’à travers leur compagnon. A cet égard, le cheminement psychologique du personnage de Faye Dunaway, que Joe croise au hasard de sa fuite, et qui tombe dans ses bras après qu’il l’ait séquestrée, n’est pas très crédible.

Strum

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23 commentaires pour Les Trois jours du Condor de Sydney Pollack : le haut de la pyramide

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Revu il y a quelques mois. Un des meilleurs films de Sidney Pollack, trés bien écrit et réalisé, et qui n’a pas vieilli en effet. La romance avec Faye Dunaway est un peu convenue en effet mais Robert Redford était le » sex symbol » de cette époque..

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  2. FLORENCE REGIS-OUSSADI dit :

    Je l’ai vu pour la première fois il y a peu. J’aime bien l’histoire avec Faye Dunaway même si ça fait syndrome de Stockholm, le passage où il commente ses photos montre à quel point il sait lire entre les lignes. Et puis un si bel homme qui plus est en danger de mort qui débarque dans une vie déserte, ça prête à des rêves d’aventure. Il est d’ailleurs fréquent que des situations extrêmes poussent au rapprochement. D’autre part je me dis que la fin devant le New York Times peut aussi être un hommage au Washington post qui a fait éclater le scandale du Watergate. D’autant qu’à cette époque ce contre-pouvoir joue un rôle crucial (les photos d’atrocités au Vietnam qui ont retourné l’opinion publique).

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    • Strum dit :

      Le syndrome de Stockholm, pourquoi pas, mais le problème est que tout cela arrive en 5 minutes et quelle tombe soudain dans ses bras à son retour alors qu’une heure auparavant il l’avait plusieurs fois rudoyée et elle avait peur de lui – sachant qu’elle n’est pas vraiment seule puisque son compagnon l’attend dans le Vermont. Une convenance du scénario, disons. Concernant la fin, oui, la presse américaine a joué un grand rôle dans les années 1970, le Washington Post bien sûr pendant le Watergate mais aussi le New York Times qui reste le plus grand quotidien américain.

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      • REGIS-OUSSADI Florence dit :

        Avoir un compagnon ne signifie pas pour autant ne pas être seule, en tout cas c’est comme cela que je l’ai compris. Les photos sont parlantes de ce point de vue. Convenance du scénario peut-être mais plus élégante et convaincante que des dizaines de rencontres téléphonées que j’ai vu dans beaucoup de films.

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        • Strum dit :

          Si vous y avez cru c’est que ce n’était pas si mal fait, le crédit d’une star comme Redford devant cependant jouer son rôle. Mes réserves mineures sur cette scène ne m’ont pas empêché d’apprécier à sa juste valeur cet excellent film.

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          • Florence Régis-Oussadi dit :

            C’est certain, l’aura de Redford est essentielle pour la crédibilité de l’histoire, il donne envie de partir à l’aventure avec lui. Son œil de lynx joue aussi (dans plusieurs films, il est très observateur: all is lost, l’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux etc.) dans le film il décrypte le sens caché des photos comme il le faisait dans son boulot, lire entre les lignes.

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            • Strum dit :

              Je vois, dans Annette, Ann fantasme sur Henry, vous ce serait plutôt sur Redford. 😉

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              • FLORENCE REGIS-OUSSADI dit :

                Même pas! Je n’aime pas les blonds… Mais je trouve juste Redford crédible, j’arrive à y croire, sans partager pour autant la fascination du personnage de Faye Dunaway. Celle d’Ann m’est beaucoup plus proche, Je suis définitivement plus lune que soleil! 🤣

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                • Strum dit :

                  Je comprends ! De mon côté, je dois être jaloux de Redford (car Faye Dunawaye est drôlement jolie) !

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                  • REGIS-OUSSADI Florence dit :

                    Je vous crois sans peine, ça fait un moment que je me dis qu’il y a dans cette conversation (comme dans celle que nous avons eu sur « Annette » d’ailleurs) une différence de perception qui relève du masculin/féminin. Car je partage totalement par exemple la vision que Laetitia Masson a de Adam Driver dans la lettre qu’elle a écrite pour le magazine Blow up sur Arte (je ne sais pas si elle en a écrite une sur Redford ou sur Faye Dunayaw… car elle écrit aussi sur des actrices même si c’est plus rare).

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                    • Strum dit :

                      Oui, je suis d’accord, c’est une différence de perception liés à nos identités. J’ai regardé ce qu’a fait Laetitia Masson sur Blow Up et je n’ai effectivement pas du tout la même perception qu’elle qu’Adam Driver que je trouve bon acteur mais qui physiquement m’évoque surtout un grand dadais boutonneux ayant passé beaucoup de temps en salle de musculation.

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  3. Encore un film que tu chroniques que je n’ai pas vu ! Mais cela fait bien longtemps qu’il est sur ma watch list, question d’opportunité.

    Comme toi j’aime bien ce genre de cinéma américain des années 70 avec les acteurs de cette époque qu’on aime bien retrouver (Redford, Dunaway, von Sydow en transition entre Bergman et le seigneur des anneaux). J’ avais vu Les hommes du président récemment et j’avais beaucoup aimé.

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  4. Valfabert dit :

    Le personnage principal est peut-être la ville de New York, filmée avec beaucoup d’à-propos dans une séduisante lumière hivernale. Tu as raison de louer la photographie du chef-opérateur qui est l’une des dimensions contribuant le plus à l’atmosphère indéfinissable du film. Quant à cette dernière, elle tient pour une grande part, me semble-t-il, à l’intention du cinéaste d’insérer le climat de paranoïa inhérent à l’intrigue dans quelque chose qui en est l’opposé, une sorte de sérénité diffuse. Lorsque Turner, pris de panique devant le risque d’être éliminé à tout instant, court dans les rues animées et se réfugie brusquement dans une boutique de vêtements, la tension est forte mais on n’est pourtant pas dans le thriller pur. Le regard contemplatif de Pollack est là, souligné par la musique inquiète et discrètement lyrique de Dave Grusin. Cette étrange atmosphère, présente même dans les moments de violence soudaine, confère beaucoup de charme au film. La romance avec la belle Kathy me paraît surtout valoir pour sa tonalité particulière dans l’ambiance en question. Elle est le temps suspendu au milieu de l’urgence. C’est à ce titre qu’elle prend toute sa mesure, à mon sens, non pour son contenu proprement dit.

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    • Strum dit :

      Merci Valfabert. Je pense effectivement qu’il y a cette idée d’un temps suspendu dans cette romance, d’un répit pour le personnage principal et l’intrigue. J’aime bien la mise en scène et la photographie du film qui intègrent le personnage dans la ville. Comme tu le suggères, elle sert en effet de contrepoint à l’atmosphère paranoïaque.

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      • Valfabert dit :

        J’apprécie la notion de contrepoint que tu évoques, parce qu’elle implique l’idée de simultanéité. Il me semble ainsi que la romance relève plus du contrepoint que du répit, lequel renverrait à un temps séparé. Le temps suspendu et le temps du suspense, si j’ose dire, (ou le temps idyllique et le temps angoissant) ne se succèdent pas, à mon sens, mais se conjuguent étroitement dans le film, d’où cette atmosphère unique, véritable coup de maître de Pollack. Parmi les nombreuses scènes illustrant cela, on peut remarquer celle où le charme de Janice, manifestement perçu par le tueur Joubert, est utilisé par le cinéaste pour introduire une tonalité contemplative, un temps suspendu, au moment même de sa froide exécution. Même chose pour l’excellente scène de l’ascenseur où sont associés dans l’espace clos le sinistre tueur en mission et la note légère des adolescents joyeux. Cette tendance traverse tout le film.
        Par ailleurs, j’ai l’impression que des scènes ont été coupées au montage. Il y a en effet un saut dans le récit qui ne ressemble pas à une ellipse : entre l’intervention technique de Turner dans le réseau téléphonique et l’enlèvement de Higgins. Mais c’est un défaut mineur.

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        • Strum dit :

          Je vois ce que tu veux dite pour cette conjugaison du temps du suspense et du temps suspendu, c’est bien dit. En revanche, je ne suis pas sûr que la réaction de Joubert dans la scène du meurtre de Janice soit celle d’un homme tombé sous son charme. Je pense qu’il faut reprendre ici l’idée du contrepoint : la douceur du tueur, voire ses regrets, au moment où il ôte la vie d’une femme manifestement courageuse. Joubert est un personnage formidablement bien écrit et j’aime toute les scènes où il apparait. Dans le récit, l’intervention technique de Turner sur le réseau téléphonique intervient après l’enlèvement de Turner il me semble, mais quoiqu’il en soit je n’ai pas été gêné tellement par le montage à ce moment, un peu plus peut-être par l’idée que Turner un documentaliste qui a certes l’esprit pratique se révèle aussi être un hacker de génie.

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