Conte d’été d’Eric Rohmer : au hasard, l’indécis

Avec Conte d’été, Eric Rohmer retrouve son actrice de Pauline à la plage (Amanda Langlet) et un personnage d’indécis. L’indécision est un des traits les plus marquants de ses personnages masculins. Dans Le Genou de Claire, Jérôme a décidé de se marier car il confond hasard et nécessité. Dans L’Amour l’après-midi, Frédéric trompe sa femme en pensée mais quand l’occasion d’une aventure se présente, il s’enfuit. Dans Ma Nuit chez Maud, Jean-Louis entend mettre fin à son indécision grâce au pari de la foi, mais celle-ci ne le protège pas de l’erreur. Dans Conte d’été, Gaspard (Melville Poupaud) fait lui le pari du hasard, et celui-ci le trompe tout autant.

Au début du film, Gaspard arrive à Dinard en espérant y retrouver son amie Léna (Aurélia Nolin) dont il est amoureux. Elle lui a laissé entendre qu’elle pourrait venir y passer quelques jours avec ses cousins début août. Les jours passent, Léna ne vient pas, et Gaspard rencontre deux jeunes femmes : d’abord Margot, puis Solène (Gwenaëlle Simon). Un rapport d’amitié s’établit avec la première, de séduction avec la seconde. Quand Léna arrive enfin mi-août, Gaspard se retrouve dans une situation inextricable : il a promis à chacune des trois jeunes femmes de l’emmener à Ouessant et se trouve dans l’incapacité de faire un choix. Le hasard viendra au secours de son indécision en donnant à ce musicien amateur le prétexte d’une fuite : un enregistreur multipistes d’occasion est en vente à La Rochelle.

Comme souvent avec Rohmer, le sujet du film ne se révèle que progressivement par le jeu des dialogues qui émaillent le récit, dialogues que Rohmer filme souvent via des travellings suivant les personnages, sur la plage ou sur des chemins côtiers, nous faisant cheminer avec eux. Gaspard a choisi Margot comme confidente et leurs échanges nous livrent les traits ébauchés par lui de son propre portrait : irrésolu, un peu complaisant, s’imaginant « ne pas exister » et par conséquent enclin à laisser le hasard décider pour lui. En réalité, Gaspard se trompe sur à peu près tout, à commencer par lui-même : Léna qu’il prétend aimer est encore plus indécise que lui, presque cyclothymique, d’une désagréable présomption. Des trois femmes, c’est la moins intéressante, la moins faite pour lui. D’ailleurs, elle lui ressemble un peu par son irrésolution, ce qui n’est jamais une bonne chose. Solène qui a pris les choses en main pour le séduire sait au contraire ce qu’elle veut. Dans Conte d’hiver (1992), miroir inversé de conte d’été, l’héroïne aussi savait ce qu’elle voulait et était récompensée de sa persévérance, Rohmer donnant cette fois une issue heureuse au pari pascalien. Mais Solène a le fâcheux défaut de sommer Gaspard de prendre des décisions, de lui lancer des ultimatums, de manière un peu autoritaire, ce qui à force finirait par le rendre malheureux. En admettant qu’il finisse par comprendre qui il est. Lui, « ne pas exister » ? Mais il existe si bien que Margot et Solène n’ont d’yeux que pour lui !

Reste Margot justement : fine, souriante, intelligente, et que Gaspard ne regarde pas ou si mal. Rohmer était un moraliste ayant repris à son compte la tradition du conte moral du XVIIIe siècle français. A cette aune, on ne doit pas être surpris que Margot, la confidente, tombe amoureuse de Gaspard et se révèle être la femme qui lui convenait, qui le comprenait, qui aurait pu le rendre heureux. Hélas, Gaspard parce qu’il est inapte à se connaître (plus il parle, plus il se ment à lui-même), s’avérera incapable de reconnaître cette opportunité de bonheur que le destin lui a présentée une semaine d’août. Le hasard en décidera autrement, ou plutôt Gaspard en décidera autrement en croyant que le hasard a décidé pour lui. Le hasard est le dernier des maîtres auxquels il faut confier sa vie. Ce mot de « hasard » ne serait-il pas un nom posé par les indécis sur le marasme où les plonge leur irrésolution ? Mieux vaut être son propre maître en prenant la responsabilité de ses jugements. Est-ce que Gaspard en est incapable par nature ou en raison de sa jeunesse, qui est à l’orée des choix de la vie ? Margot que Gaspard a mal regardé, Rohmer la regarde bien, car tout moraliste possède le don de bien regarder le comportement de ses personnages dans la réalité, d’observer l’écart entre les principes et la réalité. Au début du film, sa caméra ne regarde que Gaspard qui déambule seul à Dinard dans une série de plans sans dialogues et l’identification du spectateur se fait avec celui-ci. Mais Gaspard par ses hésitations, ses perpétuelles interrogations tournées vers lui-même, nous incite à nous détacher de lui, à le considérer de l’extérieur, et au terme du récit, le détachement s’est si bien fait que la caméra est restée sur le quai avec Margot au sourire triste, tandis que Gaspard, sur le bateau menant à Saint-Malo, est déjà loin. C’est Margot qui regrette alors mais le spectateur sait déjà que Gaspard regrettera davantage encore un peu plus tard. Et en regardant Margot qui regrette, en songeant à Gaspard qui va regretter, on a tout le loisir de se rappeler à son tour tel regret, tel été passé où l’occasion qui s’est présentée fut manquée, car c’est l’apanage du moraliste que de refléter notre propre condition dans le contenant de son récit, de faire écho à nos propres comportements, de nous révéler notre propre méconnaissance de soi.

Un peu plus long et lâche dans sa forme que ses prédécesseurs ayant déjà fait le portrait d’un indécis (le film aurait pu être plus court, plus ramassé, mais l’indécision de Gaspard commandait aussi ce ressassement des dialogues), Conte d’été ne nous en laisse pas moins avec un résidu de mélancolie et ne manque pas de charmes, en premier lieu Amanda Langlet dont le sourire mutin et confiant éclaire chaque scène où elle apparaît. Melville Poupaud, l’air concentré, l’oeil semblant toujours tourné vers son monde intérieur, campe un Gaspard convaincant.

Strum

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15 commentaires pour Conte d’été d’Eric Rohmer : au hasard, l’indécis

  1. Ce film est mon Rohmer préféré ! Melville Poupaud et les trois jeunes filles sont merveilleux. Je trouve l’histoire très crédible et les dialogues parfaits… Mais je te trouve dur avec le personnage de Gaspard, qui est peut-être un peu agaçant mais qui, selon moi, reste sympathique.

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    • Strum dit :

      Peut-être que les hommes qui pourraient se retrouver en partie dans Gaspard le regardent autrement ! Je n’ai en tout cas pas eu l’impression d’être dur avec lui.

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      • « Dur » c’est peut-être un mot trop fort…
        Disons que Gaspard aime une jeune fille qui ne le mérite sans doute pas et qu’il n’a pas de sentiments pour celle qui le méritait sûrement. Ca illustre le proverbe bien connu « le coeur a ses raisons que la raison ignore ».
        Je l’ai vu comme ça, en tout cas.

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        • Strum dit :

          C’est drôle que tu cites cette phrase de Pascal parce que Rohmer s’interroge souvent sur le fameux pari pascalien. A mon avis, Gaspard hésite entre trois jeunes femmes différentes. Mais la question que pose Rohmer je crois, c’est : « est-il vrai qu’il n’a pas de sentiments pour le personnage d’Amanda Langlet » ? A la fin, au moment du départ, il réalise qu’il en a peut-être. Mais c’est trop tard.

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          • Oui, Gaspard hésite mais je crois que sa préférence va nettement à « Léna » qui, elle, ne s’intéresse pas à lui… mais, probablement, au fur et à mesure du film, il commence à s’intéresser peu à peu à son « amie » Amanda Langlet.

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  2. lorenztradfin dit :

    C’est le ‘reflet de ma propre condition ‘ qui m’a fait presque détester Gaspard….

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  3. Cottet Gilles dit :

    L’affiche du premier album d’Oasis qui trône régulièrement en arrière plan dans la maison que Gaspard a récupéré pour les vacances résume bien son indécision amoureuse : Definivetly Maybe !…

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  4. princecranoir dit :

    Au hasard, Gaspard ! Quelle formidable lecture tu fais de ce conte, sans doute ma saison préférée (comme dirait Téchiné). Mais bien des années ont passé depuis que j’ai foulé cette plage bretonne pour la dernière fois. J’ai conservé en mémoire cette humeur de teen movie philosophique, quelques embruns de la fille du corsaire, et le sourire d’Amanda Langlet dont tu dis bien les charmes. Il est grand temps que je revienne à Rohmer.

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  5. Ce film est mon Rohmer préféré, il y a beaucoup de situations qui ont fait pour moi mouche, vraiment j’adore.

    J’ai une interprétation un peu différente de la tienne qui est que c’est une histoire d’apprentissage où (le jeune) Gaspard va en apprendre sur les femmes, tentés qu’il est par la femme idéale (ou qu’il croit telle : Léna), la femme charnelle (Solène) et le femme amicale, qui le comprend, qui serait de toute évidence une partenaire plus adaptée (Margot).

    Oui il est indécis et après avoir été confronté à l’expérience, il part mais c’est en quelque sorte sa destinée, je ne pense pas que la fin (pour lui) soit triste ni qu’il regrette quoi que ce soit. C’est un film d’initiation filmé sur le mode allégorique.

    En fait, je pense que le film est un jugement de Pâris celtique, où Pâris ne choisit pas et qui se termine en fait bien puisque la guerre de Troie n’a pas eu lieu.

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    • Strum dit :

      C’est une belle interprétation que tu fais là – même si Lena n’a rien de la femme idéale. Je me demande toutefois s’il est vrai qu’un non-choix vaut mieux qu’un choix. Dans le jugement de Pâris, la guerre de Troie est certes provoquée car il choisit Aphrodite, mais aurait-elle été évitée pour autant s’il avait refusé de choisir ? Ne pas choisir signifie pour lui qu’il va s’en souvenir, qu’il va repasser en pensée ce moment. Je ne crois pas à la destinée, je crois que c’est un trope pour s’éviter de devoir choisir. Je pense qu’il va regretter à cause de la scène finale. Ils s’embrassent pour la première fois d’une manière passionnée, il lui dit qu’il n’oubliera pas leurs promenades et lui propose de venir le voir à Rennes, signifiant que leur histoire n’est pas terminée ou du moins qu’elle l’espère. Mais elle répond alors que c’est trop tard, qu’elle n’est plus libre, car son ami va revenir. Quoiqu’il en soit, le fait qu’on puisse avoir des interprétations différentes montre bien à quel point on se projette parfois dans les films de Rohmer.

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      • Je me permets un petit ajout sur Léna car je me suis mal fait comprendre.

        Léna EST la femme idéale mais certainement pas pour toi ou pour moi (je la considère comme une chieuse) mais POUR GASPARD, et c’est la seule chose qui importe.

        Tu as du connaître (moi je dois avoir deux ou trois exemples) de bons amis qui sortaient avec des filles que tu n’aimais pas du tout, qui ne présentaient aucun intérêt et étaient largement « moins bien » que ton ami mais l’ami en question était véritablement entiché (besotted on dirait en anglais, un beau mot qui veut dire exactement ce que je veux exprimer « rendu sot ») de la fille. En ce sens, c’est la femme idéalisée (tu as raison, je retire idéale!) pour Gaspard et c’est un élément essentiel du triptyque même si en volume, son rôle est moins important.

        C’est une forme de séduction inexpliquée, contingente que Rohmer a voulu introduire là qui équilibre la séduction charnelle (Solène) et la séduction par appariement (de toute évidence Margot est la fille « bien » pour lui), c’est ce subtil mélange qui m’a fait tant aimer ce film.

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        • Strum dit :

          Besotted: exactly. Léna, la femme « idéalisée », oui je me retrouve beaucoup plus dans cette formule ! Quoiqu’il en soit, j’aime bien ton analyse, même si nous avons je pense une appréciation un peu différente de la morale à la fin.

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