L’Invaincu de Satyajit Ray : l’échappée d’Apu

L’Invaincu (1956) de Satyajit Ray est un pont entre deux sommets, La Complainte du Sentier (1955) et Le Monde d’Apu (1959). Ray y raconte l’adolescence d’Apu et son combat pour se défaire d’un héritage familial dont il ne veut plus : il refuse d’être pauvre comme ses parents, brahmane comme son père, il refuse d’attendre comme avait vainement attendu sa soeur. La mort de son père à Bénarès, sous ses yeux, ne le marque pas seulement d’un souvenir indélébile, elle lui fait voir les travers de cette superstition religieuse conduisant son père malade à vouloir boire l’eau du Gange, qu’il imagine pure alors qu’elle charrie tous les déchets nés de la pauvreté et de l’industrie. Que cela fait-il à Apu et sa mère que Bénarès soit une des villes sacrées de l’hindouïsme maintenant qu’ils sont seuls ? C’est grâce à l’école qu’Apu va sortir de sa condition, qui va être à la fois une bénédiction et une malédiction, puisqu’elle va lui donner les moyens de choisir son chemin tout en le séparant de cette mère qui n’aime pas le voir lire et voudrait le voir devenir brahmane à la campagne auprès d’elle.

Ce sont toujours Karuna Bannerjee et Kanu Banerjee qui jouent la mère et le père d’Apu, mais c’est un autre acteur qui joue ce dernier. Voir grandir Apu, joué par plusieurs acteurs pendant la trilogie, au contraire de la série des Antoine Doinel de Truffaut, est un des privilèges dévolus au spectateur des films de Satyajit Ray. Chacun vit plusieurs vies et à chaque détour du fleuve de la vie se trouve associé un visage différent d’Apu. On peut aussi voir grandir Ray en tant que metteur en scène dans ce film, qui a moins recours à la musique que dans La Complainte du Sentier où Ravi Shankar soulignait les dérèglements émotionnels par des accélérations rythmiques. Dans L’Invaincu, ce sont par des raccords virtuoses que Ray scande les temps du récit : des vols de corbeau sortant des tours de Bénarès au moment de la mort du père, le son du train qui envahit le plan de la mère d’Apu se décidant à partir avant que le train traverse l’écran, autant de plans magnifiques qui confirment ce que l’on savait déjà après La Complainte du Sentier : le cinéma mondial voyait advenir sur le devant de sa scène un cinéaste de première force, l’égal des plus grands. C’est également par un procédé purement cinématographique que Ray nous donne à voir le chemin qui est au devant d’Apu. Souvent pendant le film, des sur-cadrages montrent Apu comme prisonnier des étroites ruelles de Bénarès ou d’une porte que suit un sombre couloir, pareil à un homme qui se trouverait contraint de suivre toujours le même chemin, le même sentier. Mais cela, c’est précisément ce qu’Apu ne veut pas et c’est pourquoi dans plusieurs plans ensuite, on le voit soit dans un train, ce train qui dans La Complainte du Sentier était pour lui et Durga le sésame d’autres mondes à découvrir, soit, à Calcutta, marcher dans la rue ou au bord d’un espace, fixant les bateaux qui quittent le port, Ray filmant sa ville natale pour la première fois.

Comme par un fait exprès, la maison à la campagne où viennent vivre Apu et sa mère n’est cette fois plus environnée d’une forêt mais bordée d’une plaine où les trains, toujours les trains, appel de la vie à venir, glissent au fond du cadre. Et c’est de ce côté-là qu’Apu regarde la plupart du temps. A l’inverse, sa mère, restée prisonnière de sa condition et du passé, porte ses regards de l’autre côté, où se trouve la forêt traversée d’un sentier ; c’est là qu’elle rêve en pensant à son fils, c’est là qu’une nuit de lucioles la surprend un soir – plan magique. C’est ainsi que l’on passe, dans la trilogie d’Apu, de la latéralité d’un récit se déroulant sur un même plan (La Complainte du Sentier), soumis à la même condition de pauvreté, à ce film où Ray travaille davantage dans la profondeur du champ pour nous dire qu’Apu n’est plus tenu par le récit qui l’a précédé, n’est plus prisonnier du monde qui l’a reçu. L’Invaincu est l’histoire d’un fils qui comprend que pour vivre, il doit trouver son propre chemin, il doit renier ses parents, quitte à s’en rendre un temps malheureux, quitte à faire souffrir sa mère – formidable Karuna Bannerjee encore une fois. Apu n’est pas égoïste pour autant ; son histoire est universelle et peut-être veut-il aussi vivre au nom de Durga. Ce faisant, Apu gagne le droit d’être libre. Mais toute liberté se paie d’un prix : ce sera le sujet du Monde d’Apu, couronnement de cette trilogie racontant l’avènement d’une conscience.

Les récits intermédiaires d’une trilogie de films ont toujours la tâche ingrate de nous conduire vers l’achèvement à partir du tremplin du récit d’origine, ils ont toujours une sorte de caractère rectiligne, narrativement, et L’Invaincu ne déroge pas à cette règle. Mais le génie cinématographique, réaliste et romanesque de Ray éclate à nouveau à chaque plan ici et la vie, la vraie vie, réside dans les images. Ne manque qu’un grand acteur pour incarner Apu et cet acteur arrive. Au moment de la préparation du film, Ray rencontra un étudiant de 21 ans qui lui proposa de jouer Apu à 17 ans. Il fut évident pour Ray que cet acteur en devenir possédait un talent inné, mais il lui sembla que son visage n’était pas celui d’un adolescent et il en choisit un véritable pour incarner le personnage. Il pensa de nouveau à cet acteur si manifestement doué avant de commencer Le Monde d’Apu et lui offrit cette fois le rôle. Il ne se doutait pas encore qu’il venait de rencontrer son acteur fétiche, l’extraordinaire Soumitra Chatterjee, décédé il y a deux jours, qui devait devenir son alter ego pour le reste de sa carrière et donner à Apu un dernier et inoubliable visage.

Strum

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9 commentaires pour L’Invaincu de Satyajit Ray : l’échappée d’Apu

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  2. Alors te voilà lancé sur la trilogie, c’est ça ?

    Je me souviens quand je l’ai vu, j’étais victime d’une sorte d’effet de sidération après avoir vu Pather Panchali la vieille, et je dois admettre que j’ai moins aimé L’invaincu (mais il y a peu de films que j’ai « plus » ou « autant » aimé que Pather Panchali).

    Sinon, comme tu le dis, ce qui est remarquable dans cette trilogie, c’est comment chacun des opus est différent les uns des autres sur le rythme (vie comme arrêtée dans Pather, vie et destinée en marche dans L’invaincu), les lieux (la campagne / la ville), l’acteur qui joue Apu avec quelques thèmes ou objets récurrents (comme le train qui est présent, mais sous une forme différente dans les trois).

    A la réflexion, je pense qu’il faudrait que je revoie la trilogie.

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    • Strum dit :

      Exactement et je t’attends maintenant sur ma critique du Monde d’Apu, mon préféré des trois ! Cela fait longtemps que je voulais parler de ces films et je les ai tous revus la semaine passée. Chaque opus est différent en effet. L’Invaincu est un film remarquable mais c’est pour moi aussi le moins exaltant des trois. Difficile aussi avec les deux « montagnes » qui l’entourent.

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      • Moi, je préfère Pather Panchali je crois mais c’est vraiment l’épaisseur du trait.

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        • Strum dit :

          Il me semble que Le Monde d’Apu est plus riche de sujets et supérieur sur un plan purement cinématographique, mais en effet, ce sont deux chefs-d’oeuvre et les préférences entre les deux varieront selon la sensibilité de chacun.

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          • Oui, et j’insiste, ma sensibilité s’accorde (légèrement) plus pour Pather. J’ai aimé son aspect à la fois anthropologique (une photographie précise de la vie de cette Inde rurale pauvre) et poétique. C’est le mot, poétique, et pourtant je n’ai pas une grande sensibilité poétique au cinéma, mais pour Pather, tu ne peux vraiment pas y échapper, plus que pour Le monde d’Apu à mon avis.

            Mais bon ! Voilà que je dénigre Le monde d’Apu pour justifier que je préfère Pather Panchali. A quelles extrémités en suis-je rendu !!! 😉

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            • Strum dit :

              Bah, c’est classique, on déshabille un film pour en habiller un autre, l’essentiel est qu’on soit d’accord pour dire que ce sont deux chefs-d’oeuvre. 🙂 C’est vrai qu’il y a une dimension anthropologique très forte dans Pather Panchali. En revanche, s’agissant de l’aspect poétique, je te suis moins au sens où je trouve Le Monde d’Apu tout aussi poétique. Il y a des plans absolument magnifiques dans Le Monde d’Apu (du fleuve au moment du mariage, de la nature quand Apu jette son roman), dont on ne trouve pas forcément l’équivalent dans Pather Panchali. Dans Le Monde d’Apu, il y a aussi un travail sur la profondeur de champ, absent de Pather, qui montre un cinéaste davantage maitre se son art (toute la fin du Monde d’Apu avec l’enfant au fond du cadre est sublime de ce point de vue). Dans Pather Panchali, ce qui est néanmoins très beau pour aller dans ton sens, c’est toute la séquence où les enfants marchent dans le champ avec les grandes gerbes blanches et qu’ils aperçoivent ensuite le train. Et aussi la séquence où Durga danse sous la mousson. Ca, c’est vraiment superbe.

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