Cette Sacrée vérité (The Awful truth) de Leo McCarey : amis pour la vie

Cette Sacrée vérité (The Awful truth) (1937) de Leo McCarey est l’un des modèles de la screwball comedy, et en particulier de cette sous-catégorie que représentent les comédies du remariage. Le scénario du film, inspiré d’une pièce de théâtre d’Arthur Richman, est sur le papier très simple : un couple divorce ; le juge indique que le divorce ne sera effectif que dans 90 jours ; durant cette période, mari et femme réalisent qu’ils se comprennent trop bien pour se séparer. A partir de ce canevas de départ, McCarey construit un récit en trois temps : le prologue où Jerry Warriner (Cary Grant) et Lucy Warriner (Irene Dunne) se disputent et décident d’un divorce sur un coup de tête, puis une première partie où Jerry sabote par ses irruptions intempestives la nouvelle relation qu’entame Lucy avec l’industriel du Midwest Dan Leeson (Ralph Bellamy), puis une seconde en miroir où c’est au tour de Lucy de tout faire pour empêcher Jerry de se remarier avec une riche héritière. Cette construction limpide et directe permit à McCarey, selon sa manière, d’improviser plusieurs scènes durant le tournage, qui furent parfois écrites le matin même, les acteurs arrivant sur le plateau sans savoir quelle scène devait être tournée (Cary Grant et Irene Dunne étaient d’ailleurs convaincus que ce film où l’improvisation fut reine serait un échec artistique et commercial). Pourtant, le découpage du film est d’un classicisme serein, sans accélération, ni dialogues crépitant comme dans les films de Hawks.

Au cours du récit, une « vérité », évidente, émerge : Jerry et Lucy, avant d’être mari et femme, sont amis. Ils fréquentent les mêmes personnes, les mêmes restaurants, ils ont les mêmes goûts, ils ont le même style sophistiqué de citadins de la classe supérieure du nord-est américain, le même sens de l’humour. Du reste, au début du film, ils sont coupables en même temps d’un écart de conduite : Jerry est parti on ne sait où (en rentrant, il veut faire croire qu’il bronzait en Floride mais une orange de Californie le trahit) tandis que Lucy a passé la nuit avec son professeur de chant (en raison d’une panne de voiture, prétend-elle). Ils en concluent qu’ils ne peuvent plus se faire confiance. Or, affirme Jerry, « le mariage est fondé sur la confiance et si la confiance dans l’autre est perdue alors tout est perdu ».

Mais la « confiance » ici est une chose moins simple qu’il n’y parait. Elle diffère de la vérité au point d’être précisément ce qui permet de se passer de la vérité. Contrairement à beaucoup d’autres films traitant du sujet, McCarey ne met pas son spectateur dans la confidence de ce qui s’est passé au début : nous ne saurons jamais si Jerry et Lucy ont eu une aventure, s’il y a eu adultère. Nous pouvons uniquement le présumer ou en douter. Ce que nous pouvons voir, en revanche, c’est que Jerry et Lucy demeurent complices même après le prononcé du divorce par le juge, furieux d’ailleurs qu’on lui fasse perdre son temps comme s’il devinait la suite. Autrement dit, Jerry et Lucy peuvent continuer à avoir confiance dans leur caractère, leur attitude, leurs qualités, qui demeurent les mêmes bien que la situation semble avoir changé. Cette attitude et ces qualités sont plus importantes que la vérité, qui appartient au passé, car elles engagent l’avenir. Si le titre original, The Awful truth (« l’affreuse vérité »), insiste sur le caractère « terrible » de la vérité, c’est justement parce que la vérité des faits, tels qu’ils se sont déroulés, est insondable, inaccessible, et donc pas si importante, a fortiori pour celui qui n’était pas là ; et même celui qui était là peut avoir des problèmes de mémoire et mal se souvenir ou oublier à dessein. En revanche, l’attitude de Jerry et de Lucy est révélatrice de ce qu’ils sont, c’est elle qui fait foi. De fait, on a rarement vu un couple se séparer avec autant de distinction et de contrôle de soi. Seul vrai sujet de discorde finalement : qui gardera le chien, dénommé Mr. Smith, qui leur fait perdre systématiquement la tête, le chien n’étant pas ici le substitut d’un désir d’enfant mais celui qui désigne Jerry et Lucy comme étant eux-mêmes de grands enfants.

Lorsque Lucy tente de se convaincre qu’elle peut remplacer le new-yorkais Jerry par Dan Leeson, ce businessman de l’Oklahoma au fort accent, qui vit dans son ranch en « Trump-country » (on me pardonnera cet anachronisme pour évoquer un Etat qui a voté pour Trump à près de 70%), tout dans l’attitude de Lucy démontre qu’elle ne pourra en réalité jamais s’entendre avec Dan, qu’elle ne pourra pas être son amie. Ils sont trop différents, opposition Est-Ouest, ville-campagne, qui se trouve au coeur non seulement de la comédie américaine, imprégnant toute la screwball comedy et courant jusqu’aux films de Woody Allen, mais qui préside aussi à la politique américaine, à l’histoire américaine, au caractère fractionné de la psyché américaine. Dans la scène où Lucy et Dan chantent Home on the range, chanson de l’Ouest américain par excellence, elle grimace en déclamant « Oh give me a home, where the buffalo roam », et effectivement, on imagine mal Irene Dunne et ses robes en fourreau étincelantes gambader dans une ferme au milieu des buffles. De même, dans la scène où Dan entraîne Lucy pour une danse endiablée sous le regard hilare de Cary Grant, qui les regarde comme s’il était au spectacle dans une salle de cinéma, on voit Lucy souffrir mille maux sur la piste de danse, tout en refusant par orgueil de reconnaître qu’elle s’est trompée, que « l’affreuse vérité » (autre sens du titre) est que ce divorce était une erreur. Le film est d’ailleurs souvent découpé par McCarey selon un principe de champ-contrechamp qui fait de Jerry et Lucy soit chacun un spectateur de l’esprit de l’autre, soit un ensemble lié par d’indestructibles liens face au reste du monde. A l’autre bout du spectre, se trouve la riche héritière que Jerry pourrait quant à lui épouser. Cette fois, McCarey, filme cet autre bout de la société comme opposé au caractère de Jerry, comme trop rutilant et solennel (voir ce hall gigantesque de la demeure patricienne), trop guindé (les parents raides et sourcilleux), trop dépourvu d’humour, pour accepter en son sein ces joyeux drilles que sont Jerry et Lucy, cette dernière ruinant les espoirs de mariage de Jerry en jouant le rôle d’une soeur sudiste indigne auprès des futurs beaux-parents outrés – sensationnel numéro d’Irene Dunne. McCarey est équitable : après s’être moqué de l’Ouest américain, il fallait bien aussi tourner en dérision l’Est quand il se prend trop au sérieux.

Restent au milieu, Jerry et Lucy donc. Jerry et son élégance naturelle, sa délicatesse, sa drôlerie que rehaussent ses maladresses corporelles (Grant ne cesse de tomber dans ce film) ; Lucy et sa nonchalance, sa distinction aérienne, son rire en cascade. Leur attitude produit un lieu leur appartenant en propre. Un lieu se déplaçant avec eux, qui n’est pas réductible au seul appartement de Lucy (décor pourtant quasi-unique au début). Quand ils quittent la ville pour la campagne à la fin, ils sont toujours les mêmes, emportant ce lieu avec eux car il s’attache à leur attitude. En ce qui les concerne, il faut que la situation change pour qu’ils réalisent que leur attitude n’a pas changé, ou alors en mieux, chacun ayant fait l’effort de reconquérir l’autre par le jeu et le risque (le numéro de Lucy en fausse soeur sudiste est un grand risque pris, une manière de lui dire qu’il vaut mieux l’avoir comme femme que comme soeur), et c’est cela qui nourrit la « confiance » et l’amitié et non la vérité. Les personnages n’ont a priori pas subi une « transformation » comme dans Indiscrétions (The Philadelphia Story) de Cukor. C’est plutôt qu’ils se redécouvrent, se refont confiance. Il faut d’une certaine façon que tout change pour que rien ne change (morale proche, énoncée ainsi, de celle du Guépard, curieusement, dans un contexte et dans un but tout autres certes), pour que les choses redeviennent comme avant (ce que le dialogue final résume d’une manière quasi-philosophique par la formule que les « choses sont les mêmes parce qu’elles sont différentes »).

Ce qui est sûr, c’est que dans ce lieu qui s’appelle la screwball comedy, Cette Sacrée vérité a une place de choix, de même que Cary Grant et Irene Dunne, tous deux prodigieux, et c’est peu de le dire, car le film n’aurait pas été aussi réussi sans eux, sans leur don d’improvisation et leur gestuelle particulière. Le film fut un triomphe et lança définitivement la carrière de Cary Grant, tandis que que McCarey reçut un Oscar du meilleur réalisateur. On sait que lui-même considérait que c’est pour un autre film de la même année qu’il aurait du recevoir le prix : Place aux jeunes, son chef-d’oeuvre avec Elle et lui, où le « tout change pour que rien ne change » devait prendre un tour triste et grinçant.

Strum

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27 commentaires pour Cette Sacrée vérité (The Awful truth) de Leo McCarey : amis pour la vie

  1. Julien T. dit :

    Je viens justement de découvrir Place aux jeunes, que je considère également comme un véritable chef d’œuvre. J’ai encore plus hâte de découvrir Cette sacrée vérité. Sans doute est-il très intéressant de mettre dos à dos les deux œuvres, tournants dans la carrière de McCarey.

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  2. J’ai vu ce film il y a très longtemps et ne m’en souviens plus très bien mais la scène de la danse du couple est restée gravée dans ma mémoire, j’avais beaucoup ri !

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  3. J.R. dit :

    Une screwball comedy sans Cary Grant… Ben… C’est moins bien !
    Côté femme je dois dire que Claudette Colbert a ma préférence 😉
    J’ai bien aimé ce film mais le canevas a tellement servi de patron qu’aujourd’hui on est moins impressionné par son authentique nouveauté

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    • Strum dit :

      C’est vrai que le film a été ensuite beaucoup imité. Côté acteur, Cary Grant, c’est quasiment le genre à lui tout seul ! Irene Dunne est formidable mais c’est vrai que Claudette Colbert a un petit quelque chose de plus original. Elle et Grant sont inimitables pour le coup.

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  4. Ce film est pour moi un vrai bijou. C’est pour moi la meilleure des screwball, la plus drôle ex-aequo avec <His girl Friday (Lubitsch étant hors concours car je ne considère pas ses films comme des pures screwballs).

    La scène de danse où d’abord Irène Dunne en prend pour son grade (lorsqu’elle danse avec son prétendant) pui Cary Grant (lorsque sa poule se met à chanter), avec au milieu ce plan où Cary Grant regarde face caméra danser Dunne, avec un rictus de satisfaction extraordinaire est pour moi l’une des scènes les plus miraculeuses de la comédie américaine.

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    • Strum dit :

      Ce fut en tout cas un modèle pour beaucoup de comédies à venir. La scène que tu cites est sensationnelle en effet. D’ailleurs, on en trouve une assez proche dans un restaurant dans La Femme du Vendredi de Hawks qui laisse à penser que celui-ci où les scénaristes ont étudié le film de McCarey de près. Sinon : ex-aequo avec ? Suspense ! 🙂

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  5. Pascale dit :

    Je pense l’avoir vu. Plusieurs scènes me reviennent en mémoire en te lisant, la danse, Cary Grant qui tombe, le rire d’Irène Dunne… mais ça date.
    Pour moi le chef doeuvre est Elle et lui mais je suis intriguée par Place aux jeunes dont je n’avais jamais entendu parler, jusqu’à aujourd’hui. Je vais m’y interesser.
    Le couple est magnifique.

    étaient d’ailleurs convaincu 

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    • Strum dit :

      Un couple magnifique en effet ! Elle et lui (le deuxième) est en fait mon film préféré de McCarey, et un chef-d’oeuvre au même titre que Place aux jeunes – que tu dois voir. J’ai oublié de le mentionner à la fin ! Merci pour la relecture.

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      • Pascale dit :

        Je suis allée me renseigner sur Place aux jeunes. ça me semble très triste, très dur voire cruel. Je ne crois pas être d’attaque en ce moment.
        Et contente que tu préfères le second Elle et lui au premier.

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        • Strum dit :

          Dur et cruel, je ne crois pas. Triste oui. Je comprends si tu ne te sens pas d’attaque.

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          • J.R. dit :

            On pourrait dire, pour donner envie de le voir, que c’est un peu l’esquisse de Voyage à Tokyo… Sans la puissance formelle du Ozu, certes !
            Je comprends quand cette période de sinistrose ambiante, l’envie de voir des comédies est plus forte. Mais dès qu’on voit des personnages être à plus d’un kilomètre de chez eux la tristesse nous saisie quand même 😦

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            • Strum dit :

              Tout à fait, il y a beaucoup de points communs entre Place aux jeunes et Voyage à Tokyo, merci J.R. – je ne sais pas si Pascale a eu l’occasion de voir ce dernier film, l’un des classiques d’Ozu. Moi, je dis qu’en cette période de confinement, il faut revoir les chefs-d’oeuvre de Satyajit Ray, dont La Complainte du sentier que je viens de chroniquer et j’attends d’ailleurs vos commentaires sous cette chronique, J.R. et Pascale. 😉

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              • Pascale dit :

                Il me manque aussi Voyage à Tokyo…
                Quant à Ray, tu sais que je n’ai vu que Le salon de musique sur les conseils d’un pote (en fac…) qui se pamait d’extase devant ce film.
                Je crois que je me suis rarement autant ennuyée. Ça m’a vaccinée mais je vais aller lire ta chronique.

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                • Strum dit :

                  Mais non, Le Salon de musiques n’est pas représentatif des autres films de Ray ! Sinon, si tu ne connais pas Ozu, il y a plein d’autres films de lui que tu peux voir en-dehors de Voyage à Tokyo.

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  6. J.R. dit :

    J’aimerais beaucoup commenter un film comme La Complainte du sentier, parce-que le titre est superbe… Mais des films de Ray j’ai surtout vu ceux de Nicholas, de Satyajit, je n’ai vu que La Grande Ville, ça devait être en 1992 – mais sur grand écran. Il semble beau et contemplatif, et j’espère le voir un jour.
    PS : J’ai pioché dans ta liste des meilleurs livres Le sang Noir, et ce fut une très bonne pioche… Quand je pense au nombre de chefs-d’œuvre qui me sont tombés des mains, je trouve que celui-ci mériterait une bien plus grande réputation.

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    • Strum dit :

      Toi qui aimes Ford et Renoir, tu ne peux qu’adorer Satyajit Ray. Ses films ne sont pas contemplatifs (à l’exception sans doute du Salon de musique qui n’est pas représentatif de son style) mais classiquement narratifs. C’est un des plus grands réalisateurs classiques de l’histoire du cinéma. Il faut que tu le découvres. Je pense que ses films se trouvent assez facilement en DVD.

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      • J.R. dit :

        Je savais que Satyajit Ray (comme Naruse et Kurosawa, plus à l’Est) aimait le cinéma de Ford et de Renoir. Et si je devais comparer une cinéaste à Ford ce serait bien Renoir (malgré que Ford considérait que les acteurs étant mieux payés que les techniciens, que c’était à eux de se déplacer dans le cadre, tout le contraire de la démarche de Renoir ; )). On le compare parfois à Howard Hawks ou Raoul Walsh, mais le premier, en tout cas, est presque l’exact contraire de Ford, ce qui les rapproche c’est une vague conception de l’amitié virile, dirons-nous! ( parfois ambiguë chez Hawks : ) ). Ceci nous éloigne de Mc Carey, dont le chef-d’œuvre est pour moi aussi Elle et Lui, la version couleur. Qui est un film majeur… je viens d’ailleurs de voir un autre film immense : La Fièvre dans le sang, qui m’a bouleversé, et j’ai pu constaté que tu n’avais jamais chroniqué de film de Kazan…

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        • Strum dit :

          Tout à fait d’accord avec toi : Ford et Hawks étaient des cinéastes totalement différents et le fait qu’on les compare ou qu’on les confonde les faisait d’ailleurs bien rire. De mémoire, Ford remerciait d’ailleurs toujours son interlocuteur quand on lui disait bravo pour Red River… Sinon, je n’ai jamais vraiment adoré un film de Kazan, mais il est vrai que je n’ai pas vu La fièvre dans le sang que je voudrais voir depuis des lustres. C’est sûrement le premier Kazan que je chroniquerai.

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    • Strum dit :

      Je consacre une seconde réponse au Sang Noir : content que tu l’aies découvert et aimé ! C’est un très grand livre qui mériterait en effet d’avoir une bien plus grande notoriété que celle qui est la sienne aujourd’hui. Une de ces injustices de l’histoire de la littérature sans doute.

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