Comme Sept morts sur ordonnance (1975), Le Sucre (1978) de Jacques Rouffio s’inspire « d’une histoire vraie » selon la formule consacrée. Georges Conchon, secrétaire des débats au Sénat aux velléités littéraires et aux sympathies socialistes, se fait dans les deux films le dénonciateur de certains comportements qu’il se figure être ceux des puissants. Dans Sept morts sur ordonnance, c’est une famille de notables de Clermont-Ferrand qui défendait par des manigances sa position économique dominante dans le secteur médical en poussant au suicide des intrus issus d’une autre classe sociale. Dans Le Sucre, c’est le marché à terme des matières premières qui ruine de petits épargnants ayant investi leurs économies dans des titres dont le cours s’effondre sans signe avant-coureur, plus précisément le marché du sucre en 1974. Dans les deux films, une figure centrale émerge, quasi-machiavélique, qui a l’air de tirer les ficelles dans l’ombre : Charles Vanel dans le premier, qui incarne le Dr. Brézé ; Michel Piccoli dans le second, qui joue une grande figure du marché du sucre, sourcils charbonneux sous un crâne glabre paraissant sortir du néant dans un plan isolé du prologue.
Mais alors que Sept morts sur ordonnance était un drame, Le Sucre est une espèce de farce, au ton rare dans le cinéma français, faisant penser à un essai de comédie à l’italienne. Le remisier Homecourt de la Vibraye (Gérard Depardieu), un vicomte déchu au verbe haut, qui se voudrait grand seigneur mais vit dans une mansarde, pourrait tout à fait être joué par Vittorio Gassman. De même, on imaginerait fort bien Alberto Sordi dans le rôle d’Adrien Courtois (Jean Carmet), ancien inspecteur des impôts de Carpentras un peu benêt – qui joue ici littéralement la « veuve de Carpentras », représentant le petit porteur ne connaissant rien aux subtilités des marchés boursiers. Certes, ni Depardieu, ni Carmet, ne déméritent dans leur rôle respectif et l’étrange amitié qui naît entre le remisier escroc et le petit porteur candide n’est crédible qu’en raison de l’alchimie qui se fait entre eux. Quel acteur pourrait jouer dans une version italienne du film le personnage de Piccoli, maître au rire féroce qui terrorise les banquiers et toise les ministres, portant déjà, comme un fait exprès, un nom italien (Grezillo) ? Cette fois, on ne voit personne d’autre que Piccoli lui-même : il est hors-concours. On n’en dira pas autant de Roger Hanin qui en fait des tonnes dans le rôle d’un spéculateur pied-noir roulant des yeux et des mécaniques.
Le Sucre raconte comment Adrien Courtois perd tout l’héritage de sa femme dans le scandale du sucre de 1974 en se laissant convaincre par Homecourt de la Vibraye d’acheter des titres sur le marché à terme. N’est pas spéculateur qui veut. Le film entend aussi montrer comment l’Etat, au lieu de requérir le paiement des marges pour compenser les pertes, décida de fermer le marché pour éviter une faillite aux banques cautions par crainte d’un effet systémique, tout en se montrant intraitable avec les petits porteurs touchés de plein fouet qui n’avaient fait que suivre le mouvement. L’équité est parfois la portion congrue des issues de secours aux crises financières. La spéculation apparaît ici comme un incompréhensible casino aux arcanes obscures où les dindons de la farce sont toujours les mêmes, où chaque acteur important, spéculateur, banquier, investisseur, ministre, paraît jouer un jeu où l’emporte celui qui a la plus grosse voix et la plus petite conscience, où le seul personnage aux responsabilités ayant quelques principes (Claude Piéplu en Président de la chambre des compensations) se fait renvoyer comme un malpropre. Le cynisme ricanant de la fin est l’issue logique de la farce, Courtois et sa femme devenant de nouveaux riches vulgaires ayant perdu tous scrupules quand il s’agit d’argent puisque personne ne semble en avoir. Les dialogues imagés et pleins de trouvailles de Conchon nourrissent l’abattage de comédiens n’hésitant pas à verser dans l’emphase, tandis que les références directes à la crise du sucre de 1974 font du récit une satire engagée. Le film contribua avec d’autres oeuvres, d’autres krach, au désamour persistant des français avec la bourse, qui pénalise aujourd’hui, mine de rien, les entreprises françaises face à leurs concurrents étrangers, mais il reste une satire vigoureuse du capitalisme financier servie par des acteurs s’en donnant à coeur joie.
Strum
Ce film m’avait marqué quand je l’ai vu pour la première fois, bien plus jeune. Je m’étais identifié à la détresse de Carmet, scandalisé pour ces pratiques de financier voyous. Mais finalement, Rouffio comme d’autres avant (l’Herbier) ou après lui, montre que c’est l’argent, et bien le système qu’il induit qui dictent leur loi sans scrupule ni état d’âme. Tu évoques un parallèle très juste avec la comédie grinçante italienne, j’aurais bien vu aussi les Coen s’emparer d’un semblable sujet aux États-Unis (il s’en étaient quelque peu approchés en faisant « le grand saut »).
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Les Coen auraient fait quelque chose de plus kafkaïen, de plus absurde, je pense. Là, la satire est ancrée dans le réel, est documentée et se veut dénonciation.
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Bon jour,
Vous écrivez : » … Piccoli lui-même : il est hors-concours… » … » Roger Hanin qui en fait des tonnes » … mais à chacun un rôle sur mesure.
Mais il est vrai aussi que Piccoli est d’une autre trempe que Hanin 🙂
Max-Louis
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Des rôles sur mesure mais disons que celle de Piccoli n’est pas la même que celle d’Hanin. 🙂
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Tu as raison de mettre Piccoli au casting italien car à l’instar de Jacques Perrin, et surtout de Jean-Louis Trintignant, il est un peu un acteur italien… Sinon Gian Maria Volonté aurait pu jouer les escrocs notables. Mais c’est sans compter que la coproduction hispano-allemande aurait exigé un acteur international du genre Rod Steiger ; )
Et à la réalisation : Marco Ferreri ???
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C’est vrai, il a cette dimension à la fois physique et cérébrale qui donne une envergure supplémentaire à chacun de ses rôles. Rod Steiger en Carmet, cela aurait marché aussi, mais il aurait été moins sobre. Ferreri : oui, cela marche aussi !
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Un conseiller qui répond au prénom de Raoul, ça pue l’embrouille à plein nez.
Malgré le casting haut de gamme, me souviens m’être fait ch.. un peu quand même.
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Tout le monde en fait beaucoup, mais les acteurs et les dialogues donnent au film suffisamment d’énergie pour que la farce fonctionne je trouve.
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Bonjour Strum, je regrette de ne pas avoir revu ce film lors des hommages à Piccoli. J’espère le revoir en DVD. J’ai la nostalgie de ce cinéma français où il y avait histoires, des dialogues et de bons acteurs pour les dire. Bonne journée.
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Bonsoir dasola, Piccoli n’a que quelques scènes mais il vole la vedette à Depardieu et Carmet en effet. Bonne soirée.
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Je me souviens l’avoir vu à sa sortie, j’avais alors 19 ans, et je n’avais RIEN compris au système spéculatif qui construisait l’intrigue…mais ça n’avait aucune importance, car ce film soigneusement écrit et dialogué pouvait se lire à plusieurs niveaux, et là je rejoins « Dasola » dans sa nostalgie d’un certain cinéma français disparu. Un peu en fait comme lorsqu’en classe de 1ère on nous avait imposé la lecture de « César Birotteau ». Rien compris à la spéculation immobilière sous la Restauration, mais pour le reste, chapeau Balzac !
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Effectivement, les histoires de deposit, marge, contrat à terme du film ne sont pas simples à comprendre pour le néophyte. Je pense que Conchon a introduit ces références pour perdre son spectateur, tout comme le personnage de Carmet est perdu, et dans le cadre du film, cela fonctionne bien en effet, grâce au caractère satirique de l’ensemble et à la qualité des dialogues et de l’interprétation.
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