Ce n’est qu’un au revoir (The Long Gray Line) de John Ford : le cérémonial du ruban noir

Le « don de double vue » : c’est ainsi que j’ai nommé dans un texte sur Quelle était verte ma vallée, la faculté particulière que possédait John Ford de montrer dans un même mouvement, parfois dans un même plan, l’endroit et l’envers de la vie, la joie et la peine, le goût de l’errance et l’attachement à une communauté. Comme si une ambivalence fondatrice présidait à son cinéma. Ce don de double vue est particulièrement visible dans Ce n’est qu’un au revoir (1955), qui raconte la vie de Martin Maher, un sergent instructeur sportif qui passa cinquante années à West Point, cette illustre académie militaire américaine formant les officiers de l’armée de terre. Sa trilogie de la cavalerie l’atteste, Ford éprouvait pour l’armée une forme d’attachement paradoxal, trouvant son origine non pas dans une fascination pour les armes et la violence, qu’il réprouvait, mais dans sa prédilection pour les communautés autonomes et les cérémonies, l’armée étant un lieu hébergeant une communauté isolée édifiée en dehors de la société. Ford avait lui même tenté sans succès, jeune homme, d’entrer à l’académie navale d’Annapolis, avant de rejoindre son frère Francis à Hollywood. Cet échec, et son attirance paradoxale pour l’armée, qui produisaient en lui des sentiments mêlés, expliquent peut-être le prisme particulier à travers lequel il adapte l’autobiographie de Martin Maher, récit qui aurait pu tourner à l’hagiographie fastidieuse sous la caméra d’un autre.

Car une fois passé le prologue, une fois déployés les charmes et le comique du folkore irlandais cher à Ford, il raconte surtout les déceptions de Maher plutôt que ses triomphes ; durant ces cinquante années passées, ses joies, réelles mais brèves, sont toujours suivies d’une perte, et ce que le film grave dans la matière de ses images de parades militaires, c’est le souvenir des morts. Quand il arrive à West Point au début du film, Maher (Tyrone Power) est un fringant irlandais, tout juste arrivé du vert pays, qui espère naïvement une admission dans cette école militaire réservée à une élite. Elle ne viendra jamais, et Maher fera un temps office de serveur maladroit au mess des aspirants (les « cadets », comme disent les américains), puis sera engagé comme instructeur sportif par le Master of the Sword, nom ronflant donné au directeur sportif de l’académie, médiocre pis aller si l’on considère ses espérances initiales. Il deviendra même moniteur de natation, lui qui ne sait pas nager, humour fordien mais aussi observation juste des hasards de la vie : on ne finit pas toujour là où on s’imaginait vivre ou agir. Il sera certes heureux puisqu’il qu’il épousera une compatriote irlandaise, Mary O’Donnell (Maureen O’Hara), et deviendra la mascotte de l’académie dont s’enticheront les cadets au fil des promotions. Mais dans le même temps, tout le film le montre essayant sans succès de quitter West Point, ses départs avortés (pour participer à la première guerre mondiale ou pour travailler dans l’entreprise de son frère) devenant moins un gimmick comique que la constatation de son impuissance à changer le cours de son destin, comme si l’esprit du lieu avait aspiré sa vie et sa personnalité, comme une métaphore de la condition humaine aussi. Peut-être que si Ford avait été accepté à Annapolis, il se serait senti progressivement prisonnier lui aussi. Au fur et à mesure que les années passent, une fois que Maher a trouvé sa place, c’est-à-dire une fois que les relations entre Maher en tant qu’individu rétif aux injonctions et l’académie en tant que communauté ne survivant que par ces injonctions, se sont aplanies (sujet fordien que la question des relations entre l’individu et la communauté), Ford ne montre plus ou presque que les malheurs qui vont fondre sur lui : la perte d’un enfant mort-né, la douleur de voir les officiers dont il fut l’instructeur tomber au combat.

Une scène poignante illustre la tristesse de Maher : pour chaque officier tombé, il accole un ruban noir sur la page du livre de la promotion qui lui est consacré. Ce ruban noir est comme l’envers du ruban jaune de La Charge héroïque (She Wore a yellow ribbon) qui signifiait l’espérance d’un amour à venir. Le titre original, The Long Gray Line, glorifie les colonnes au gris acier des soldats en marche, colonnes sans fin, évoquant la persistance de West Point, sa soi-disante capacité à endiguer le temps qui passe, puisque chaque année, à chaque nouvelle promotion, viennent de nouvelles colonnes. Mais au cours du récit, le ruban noir des morts finit par se superposer aux longues colonnes grises, par s’y substituer. Si les colonnes sont destinées à devenir ruban noir, fut-il dissimulé dans un livre (comme l’on refuserait le destin du trépas), à quoi Maher aura-t-il servi ? Cette ambivalence du film, qui est au coeur de tout le cinéma fordien, se retrouve dans une séquence où Maher, anéanti par la mort d’un officier pour lequel il avait beaucoup d’affection et qui laisse un bébé derrière lui, s’interroge en ces termes, d’une profonde amertume : « Nous les faisons venir, leur donnons une instructions, les formons. Devoir, honneur, patrie. Et puis nous les envoyons se faire tuer ». A quoi bon ? Or, dans la séquence d’après, Maher sermonne la veuve de l’officier qui tient devant lui des propos similaires en lui disant que servir l’armée est un honneur. Maher, à cet instant, se contredit lui-même, contredit l’homme qu’il était la veille. Ford n’aura cessé de filmer cette contradiction qui est ce qui nous rend humains : la contradiction entre les faits et la légende (Le Massacre de Fort Apache, L’Homme qui tua Liberty Valance, Les deux cavaliers) entre les parole et les actes (La Prisonnière du désert, My Darling Clementine), entre l’amour et le devoir (Young Mr. Lincoln), entre l’amour du foyer et le désir de courir le monde, le goût de l’errance (Qu’elle était verte ma vallée, Les raisins de la colère, Le convoi des braves, The Long voyage home), entre la réalité et les espérances des hommes et des femmes (Les Raisins de la colère, etc.). Bâtisseur et déconstructeur de mythes à la fois. Dans son Quatuor d’Alexandrie, Lawrence Durrell écrit que « l’objet d’une véritable oeuvre d’art ne montre jamais de surface plane » ; il en va ainsi dans les grands films de Ford dont le sujet, ou plutôt les sujets, s’immiscent dans les fêlures de la surface, vont toujours au-delà, ou en-deçà au sens d’un envers des choses, de ce que laisse présager le synopsis du récit.

Dans Ce n’est qu’un au revoir, la contradiction se retrouve également dans les formes de la mise en scène et le sens du récit. Ford filme plusieurs scènes du film comme un cérémonial, toutes les scènes de parades militaires bien sûr, mais aussi les scènes de la cour que fait Maher à Mary. Leur première rencontre est comme une cérémonie aux complexes entrelacs. Maher, regarde Mary, qui évite son regard, mais lui retourne dès qu’il a le dos tourné. Chacun reste muet, obéissant au cérémonial désuet de l’amour des villages irlandais, où sont nés Marty et Mary, que Ford illustra avec tellement de bonheur et de chaleur dans L’Homme tranquille. Du reste, il souhaitait que John Wayne joue Marty, pour reconstituer le couple qu’il formait avec Maureen O’Hara. Les hommes ont inventé les cérémonies pour conjurer le passage du temps, pour fixer le souvenir des morts dans le présent, Ford le sait qui le montre dans le dernier plan où les morts réapparaissent, convoqués par la cérémonie de la parade militaire, et dont le cinéma entier est comme un cérémonial cinématographique avec ses règles propres. Dans The Long Gray Line, le cérémonial est présent dans chaque plan, mais cette conjuration ne peut empêcher le passage si redouté du temps, et le ruban noir finit par l’emporter, par absorber le cérémonial pour n’en faire que les formes impuissantes du souvenir, le collage du ruban noir devenant lui-même cérémonie.

Néanmoins, aussi imparfaites soient-elles, les cérémonies, les fêtes, et surtout la chaleur humaine et les démonstrations d’amitié, propres au sentiment de la communauté, restent la seule arme (avec l’amour et la beauté) dont nous disposons face au temps et cela aussi, Ford le montre. D’où ce sentiment du spectateur que son coeur se trouve déchiré pendant ce film superbe entre la tendresse et la mélancolie. Maureen O’Hara raconta dans ses mémoires que Ford fut particulièrement odieux sur le tournage, peut-être pour solder leurs comptes, peut-être aussi parce que le déchirement que fait voir le film était celui que Ford portait en lui-même, irrémédiable et inguérissable, et qu’il en avait conscience. On retrouve ici, reprises par les fanfares, toutes les ballades irlandaises, américaines, mais aussi écossaises, chères à Ford et à son cinéma : Father O’Flynn, The Thunderer, Aura Lee, Auld Lang Syne, etc. Ainsi que les fidèles Ward Bond (le Master of the Sword), Donald Crisp (le père), Harry Carey Jr. (Eisenhower lui-même).

Strum

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9 commentaires pour Ce n’est qu’un au revoir (The Long Gray Line) de John Ford : le cérémonial du ruban noir

  1. J. R. dit :

    Tout juste !
    Et c’est important de rendre justice à ce film… Si loin de nous aujourd’hui par le fond et la forme… Hélas.

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    • Strum dit :

      Si loin de nous en apparence mais en fait si proche.

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      • J. R. dit :

        Je disais si loin, car Ford est un cinéaste secret et pudique et qu’aujourd’hui le cinéma est une grande exhibition. Je crois que Ford n’a jamais fait un film en se disant : je vais gagner un prix, je vais secouer tout le monde… Il a fait des films plus ou moins parfaits, mais chaque fois sincères. Je crois que Hitchcock était pareil, même si leur cinéma peut être opposé, car Hitchcock est démonstratif, et annonce par-là les Kubrick et autres cinéastes têtes de gondoles actuelles. Il n’y a rien d’imposant dans Ce n’est qu’un au revoir, mais si on prend le temps de l’étudier il est inoui, tellement le cadre est juste : la façon de filmer le groupe, par exemple. On ne sort qu’une fois de West Point durant tout le film. Pour moi c’est plus un film sur l’impuissance que sur l’échec, car la vie de Martin Maher est plus qu’honorable. Seulement il n’a pas choisi de réussir là où il a réussi. Puis être moniteur de natation sans savoir nager… C’est tellement juste.

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        • Strum dit :

          Oui, je suis d’accord avec toi, y compris sur le fait que la pudeur est aujourd’hui une qualité qui semble s’être un peu perdue. La vie de Martin Maher est plus qu’honorable bien sûr. Moniteur de natation : humour fordien, mais aussi observation juste : dans la vie, on n’est pas toujours là où on imaginait être au départ.

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        • Strum dit :

          Pour revenir sur ta remarque selon laquelle « il n’y a rien d’imposant » dans le film : c’est tout à fait juste. Le film apparait léger et anecdotique au départ avant qu’il ne révèle son vrai sujet. Cela éveille un écho avec une phrase que je viens de découvrir dans Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell que je suis en train de le lire et du coup je l’ai incluse dans ma critique.

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          • J.R. dit :

            Ah oui, c’est une phrase qui a de l’allure…
            Je pense que ce film procède de la même façon que Planqué malgré lui (dont la situation rappelle Le Mécano de la Générale), et dans une certaine mesure que L’Aigle vole au soleil : où le héros virevoltant se retrouve par un coup du sort, tragi-comique, complètement paralysé. Sa vie prendra une tournure inattendue, et un tout nouveau sens, plus profond. Voilà des films moins « sublimes » que d’autres Ford, mais si on les regarde avec attention, ils sont très révélateurs de la philosophie du réalisateur.

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  2. Bon, ben encore un film que je n’ai pas vu! Mais à vrai, j’ai très peu vu de films de Ford (seulement les grands classiques), non pas que je ne veuille pas, mais je n’en ai pas eu l’occasion.

    En tout cas ton post donne envie, je te donnerai mon avis à l’occasion

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    • Strum dit :

      Celui-ci est surtout connu des amateurs du cinéaste en effet. Ce n’est pas un de ses chefs-d’oeuvre, mais c’est un film émouvant et très intéressant car caractéristique de ses thèmes et de l’ambivalence de son cinéma, le sujet du film ne se révélant qu’au fur et à mesure.

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