Indiscrétions (The Philadelphia Story) de George Cukor : transformations

Phila Story

Dans Indiscrétions (The Philadelphia Story) (1940) de George Cukor, Tracy Lord (Katharine Hepburn), une femme très en vue de la haute société de Philadelphie, a fort à faire avec quatre hommes : son premier mari C.K. Dexter Haven (Cary Grant), son fiancé George (John Howard), le journaliste Macaulay Connor (James Stewart), son propre père. Chacun lui reproche une facette de son comportement. De toutes les grandes comédies américaines du remariage, c’est probablement celle où l’héroïne subit le plus de sermons masculins, un paradoxe puisqu’il s’agit d’un des fleurons d’un genre où les femmes sont au centre du récit. Contrairement à L’Impossible Monsieur Bébé de Hawks et The Lady Eve de Preston Sturges, où la femme dirige l’intrigue, menant l’homme par le bout du nez, ce n’est donc pas Tracy qui décide de son destin, c’est Dexter qui l’y conduit habilement. Un plan révélateur au début du film, voit Dexter apparaître soudain dans un couloir derrière Macaulay et la photographe Ruth. Il entend introduire subrepticement ces deux journalistes chez les Lord la veille du remariage de Tracy, à la demande du directeur de Spy, un journal à scandales. Or, dans ce plan, ni Macaulay ni Ruth réalisent que Dexter est derrière eux en train de les observer, peut-être même de les diriger à la manière d’un cinéaste. Pendant tout le reste du film, Dexter continuera à jour les manipulateurs de l’ombre (obligeant Cary Grant à faire preuve d’une retenue parfois inhabituelle), jusqu’à la scène finale où il souffle littéralement à Tracy ses répliques, comme un metteur en scène à une actrice oublieuse de son texte. Son but est de faire en sorte que Tracy prenne conscience que George, un arriviste ambitieux qui veut l’épouser afin de bénéficier de la publicité qui entourera leur mariage, n’est pas l’homme qu’il lui faut et que c’est lui, Dexter, qu’elle doit épouser de nouveau.

Non pas que leur divorce ait été une erreur. Il était sans doute nécessaire pour que soient surmontés deux obstacles intérieurs qui se trouvaient sur la route de leur bonheur : l’alcoolisme de Dexter et le déni par Tracy de ses véritables désirs, qui remontent à la surface de sa personnalité lorsqu’elle consomme trop de champagne. Indiscrétions raconte comment Tracy va être obligée de réaliser ce qu’elle désire vraiment, en d’autres termes ce qu’elle est vraiment. Quant à l’alcoolisme de Dexter, il a été vaincu avant même que le film ne commence, facilité scénaristique certes (et angle mort du film), mais sans laquelle l’intrigue n’aurait pas fonctionné. Pendant toute la première partie du film, Cukor oppose d’abord la haute société aux journalistes plébéiens, Macaulay et Ruth considérant les Lord comme une famille aristocratique aussi oisive qu’excentrique, inutile à la société en somme, et l’on croit alors être en face d’une des rares reconnaissances d’un rapport de classe dans une comédie américaine classique. Mais ce n’est que pour mieux dire que ce sont moins les classes sociales qui comptent que la qualité des individus : les préjugés de Macaulay et Ruth seront ridiculisés quand la famille Lord, plus ou moins prévenue par Dexter, jouera pour eux le rôle attendu d’aristocrates oisifs et excentriques dans une série de scènes très drôles, où les répliques s’enchaînent avec un pépiement de machine à écrire caractéristique du genre. Macaulay finira même par tomber éphémèrement amoureux de Tracy, lorsqu’il pourra la voir telle qu’elle est, à travers le voile de ses préjugés. Dans le même esprit, l’oncle Willy, un Lord (toute l’ironie de ce nom de famille…), est un goujat tandis que le jardinier est « un prince parmi les hommes ». Le spectateur, mis des deux côtés de la barrière par le découpage qui assure des allez-retour entre le point de vue des Lord et celui des journalistes, se trouve lui aussi obligé de reconnaître ses préjugés pour constater que l’individu lui-même compte davantage que la classe sociale, ou en d’autres termes, que les obstacles sont d’abord intérieurs plutôt qu’extérieurs, pour la bonne raison que jamais ces derniers ne seront vaincus si nos dénis, nos complexes, nos préjugés, ne le sont pas d’abord. Tracy a beau se comporter comme un genre de déesse prenant ombrage que sa soeur Dinah porte son nom de baptème Diane (car c’est un nom de déesse), elle est d’abord une femme avec ses désirs, y compris d’ordre sexuel. Cela Dexter et Macaulay l’ont bien compris tandis que George veut en faire une statue en ivoire qu’il afficherait à son bras pour assouvir ses ambitions électorales. A l’issu du film, selon le schéma de transformation observé par Stanley Cavell, la déesse sera devenue femme, prête à pardonner, autant que Dexter lui a pardonné. Un « coeur compréhensif » : le secret du bonheur.

Dans son essai A la recherche du bonheur justement, trésor de pistes interprétatives, Cavell suggère que The Philadelphia Story (que l’on préférera au titre français, fort pauvre sémantiquement) peut se lire comme l’espérance d’une renaissance de l’Amérique, dont la déclaration d’indépendance a précisément été signée à Philadelphie en 1776 ; le remariage de Tracy et Dexter serait la réunion d’un homme nouveau, d’une femme nouvelle, tandis que l’alliance forgée par Tracy et Dexter avec Macaulay contre l’arriviste George relèverait d’une réconciliation des classes sociales en vertu d’une primauté accordée aux qualités intrinsèques des individus plutôt qu’aux déterminismes sociaux. On peut douter que Cukor et ses scénaristes aient eu en réalité de telles ambitions, et l’on ne peut pas dire que l’Amérique de Trump, vindicative et intolérante, réponde aux espérances de Cavell, mais dans la mesure où il considérait le cinéma comme la plus haute expression de la culture américains au XXe siècle, il pouvait légitimement lui assigner une si belle mission. Le film reste moins rythmé que les grandes comédies de Hawks, et comme souvent dans le cinéma de Cukor, le récit est davantage propulsé par le découpage et les dialogues que par les images, mais il se niche ici un très beau plan de Tracy songeuse devant le bateau miniature que lui a offert Dexter, symbole de leur amour qui attend, échoué dans la piscine, comme un frêle jouet d’enfant laissé en déshérence. Et il est de toute façon difficile de résister à un film emmené par un trio constitué de Cary Grant, Katharine Hepburn et James Stewart.

Strum

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14 commentaires pour Indiscrétions (The Philadelphia Story) de George Cukor : transformations

  1. J. R. dit :

    Une comédie impeccable !
    Le nom de Tracy Lord évoque pour les garçons de ma génération une actrice impudique très célèbre, qui nous provoqua quelques émotions fortes 😉

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  2. J’ai un tout petit peu coincé sur ce film quand je l’ai vu la première fois car j’en avais entendu monts et merveilles et que le résultat était un peu en-deçà de ce que j’attendais. Je m’attendais à du Howard Hawks, et ce n’était « que » du Cukor.

    Mais. comme tu le dis, un film avec Grant, Hepburn et Steward … difficile de résister.

    De Cukor et dans la série des screwballs, je préfère Vacances, quelques années plus tôt avec Grant et Hepburn. Plus théâtral (vraiment du théâtre filmé, plus que Philadelphia) mais aussi plus drôle, tu connais ?

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    • Strum dit :

      Oui, je connais Vacances, c’est très bien. Moi aussi, j’ai été déçu par The Philadelphia Story la première fois que je l’ai vu dans la mesure où le film est en effet moins drôle et rythmé que les autres screwball comedies. Mais en le revoyant, on s’aperçoit que c’est un film très riche et intéressant, dans les dialogues comme dans les situations.

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  3. Lorène dit :

    L’une des premières scènes où l’ex mari pousse Tracy (il lui englobe le visage avec sa main) dans l’entrée me fait toujours mourrir de rire, je dois être un peu sadique. Outre ce point comique, je trouve la lumière de The Philadelphia Story si scintillante, les contrastes entre le noir et le blanc sont magnifiques, esthétiquement c’est l’un de mes films préférés. Et quelle héroïne !

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    • Strum dit :

      Je n’aime pas tellement, pour ma part, cette ouverture, car auparavant, son poing est fermé comme s’il allait lui donner un coup de poing. Disons qu’il s’agit de l’ancien Dexter, celui qui n’avait pas encore vaincu son alcoolisme. Esthétiquement, c’est un film qui a une certaine élégance en effet. J’aime bien les plans du bateau dans la piscine.

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  7. ornelune dit :

    J’ai trouvé ce film extraordinaire (bel article au passage ; je le mentionnerai dans un prochain papier). Il faut que je découvre Vacances dont vous parlez en commentaires.

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    • Strum dit :

      Merci ! Vacances est différent – on y voit plus l’origine théâtrale du récit – mais très bien aussi – c’est un film très drôle mais qui mine de rien pose aussi des questions existentielles sur la vie.

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  9. Benjamin dit :

    Un petit mot en lien vers cette page depuis celle consacrée au film chez moi. Et toujours pas trouvé Vacances 😦

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