Toute la ville en parle de John Ford : dédoublement

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En 1935, Ford devient vraiment Ford, c’est-à-dire que son style, sa sensibilité, son univers mental, ont fini par s’incarner à l’écran en une forme artistique, en des personnages, qui lui sont propres, et qui sont reconnus comme tels avec le succès critique du Mouchard et son traître hanté par le remord – suivra immédiatement le formidable Steamboat round the bend à l’humeur picaresque. Or, toujours au début de cette année féconde, Ford avait déjà réalisé un premier film, Toute la ville en parle, qui paraît de prime abord si éloigné de ce que l’on se figure de son cinéma qu’on le tient généralement comme une œuvre de commande, exempte du singularisme fordien. Comme d’habitude avec ce cinéaste Janus, les choses s’avèrent moins simples.

Toute la ville en parle est d’abord une fort bonne comédie, presqu’une screwball comedy, et cela seul pourrait sembler étrange si l’on n’oubliait que les films de Ford sont souvent traversés d’instants comiques. C’est même une parodie de film de gangster, où un obscur et discret comptable, Jones, est pris pour l’ennemi public numéro 1, Mannion, auquel il ressemble comme deux gouttes d’eau, Edward G. Robinson (gangster par excellence depuis Le Petit Cesar), jouant les deux personnages avec son brio coutumier, une simple inflexion du sourcil nous faisant passer de l’un à l’autre. Il en résulte plusieurs scènes très drôles au début du film, selon un principe de comique de répétition illustré par le personnage de délateur récurrent joué par Donald Meek, notamment quand Jones essaie désespérément de convaincre une horde de policiers l’ayant arrêté, que non, il n’est nullement le bandit sanguinaire et violent qu’ils recherchent. Ford, qui était facétieux, a souvent pris plaisir à filmer la pagaille, à tourner en dérision les forces de l’ordre et ici plus les policiers sont nombreux moins ils semblent efficaces. Ce scénario reposant sur des quiproquos permet également au cinéaste d’expérimenter plusieurs split screens avant l’heure avec son chef opérateur Joseph August, où Robinson semble se trouver de chaque côté de l’image, Jones tremblant faisant face à son double féroce, ainsi que plusieurs fondus enchainés expressionnistes, prolégomènes des ombres du Mouchard. Jones lui-même a quelque chose de Fordien par une particularité qui en fait autre chose qu’un timide homme sans qualités : sous le couvert de sa réserve d’employé modèle, il veut partir, il ne pense qu’à quitter son emploi pour voyager, aller à Shanghaï par exemple ; or, la plupart des personnages fordiens sont des errants, en perpétuel voyage. Surtout, à la fin du film, Jones est obligé de revêtir la personnalité de Mannion le temps d’une scène (lequel Mannion s’était auparavant fait passer pour Jones), et cette transformation de l’intellectuel à lunettes qu’est Jones en un bandit sans foi ni loi, si brève soit-elle, est si inattendue, qu’elle fait penser aux aspirations souvent contradictoires des personnages de Ford.

Plus étonnant encore est ici le personnage joué par Jean Arthur. Cette excellente actrice, l’une des meilleures de la comédie américaine classique, joue une collègue de Jones dont il est tombé amoureux, répondant au nom improbable de Wilhelmina. Or, elle est tout ce que Jones n’est pas et rêve d’être : frondeuse (remarquons avec quel ton persifleur elle répond à son supérieur voulant la licencier pour retard en pleine Grande Dépression), courageuse (en témoigne le cran dont elle fait preuve devant les policiers la prenant pour la petite amie de Mannion alors que Jones est de son côté mort de peur), ingénieuse (s’improvisant impresario, elle réussit à négocier un contrat pour le candide Jones dont la notoriété naissante est exploitée par son patron et un organe de presse). En somme, elle tient pour Jones le rôle de chaperon qu’elle tiendra dans deux futurs films de Capra, auprès de Gary Cooper et James Stewart, respectivement : L’Homme de la rue et Monsieur Smith au Sénat. C’est elle qui devine qu’il y a en Jones autre chose qu’une ponctualité maniaque, un talent artistique même (il rêve de devenir écrivain) qui ne demande qu’à éclore. Elle ne dépend pas de lui (dès le début, elle est un être humain autonome), mais lui dépend d’elle. Or, Toute la ville en parle est le premier rôle où Jean Arthur exploite à ce point son tempérament comique, créant un personnage de femme émancipée prenant les choses en main qui irriguera toute la screwball comedy à venir. Certes, Robert Riskin, qui écrivit beaucoup pour Capra, est ici scénariste et il ne s’agit pas de dire que Ford est un des inventeurs de la screwball comedy (quoiqu’il semble avoir indirectement participé à ses prémisses à travers ce film réalisé juste après New York – Miami de Capra) mais de constater qu’il éprouve beaucoup d’admiration pour ce personnage féminin spirituel et plein de panache, alors même que son univers cinématographique est considéré comme d’abord masculin. Comme dans L’Homme tranquille, et bien qu’il n’ait nullement le physique de John Wayne, c’est le regard d’une femme que cherche à capter Jones et lorsqu’il contemple, les yeux brillants, Wilhelmina (ce nom décidément : tout un programme), dans des plans de contrechamp, on devine que Ford la regarde par procuration.

Il n’est dès lors pas interdit d’imaginer un lien souterrain entre Toute la ville en parle et Marie Stuart que Ford réalisa un an plus tard et durant le tournage duquel il tomba amoureux d’une autre future icône de la screwball comedy, cette fois dans la réalité : Katharine Hepburn, leur idylle secrète faisant écho, d’une certaine façon, à celle de Jones et Wilhelmina et confirmant le goût de Ford pour les femmes au fort tempérament, autonomes et insoucieuses des convenances du temps. Comme Jones/Mannion, Ford était double, cherchant à dissimuler sa sensibilité d’esthète, d’intellectuel à lunettes, derrière le paravent d’un dehors viril et rugueux qui ne trompait nullement ses interprètes féminins. Le film perd un peu de son dynamisme au milieu du récit, mais Toute la ville en parle n’en demeure pas moins un Ford aujourd’hui méconnu qui mérite d’être redécouvert.

Strum

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7 commentaires pour Toute la ville en parle de John Ford : dédoublement

  1. J. R. dit :

    Je vois que tu as réceptionné ton beau coffret.
    Je trouve que le film est de belle facture, il était très estimé à sa sortie, puis sa réputation s’est émoussée injustement avec le temps…
    Le lien avec certaines comédies de Capra est en effet certain, n’oublions pas que Robert Riskin est l’un des deux scénaristes. Un des Ford qui met le plus en évidence le jeu des contraires propre à son cinéma. C’est en plus un brin subversif car le problème de Jones en somme c’est qu’il est trop sage.
    Bonnes projections, pour les films suivant !

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    • Strum dit :

      Oui, réceptionné, avec une rapidité étonnante comme tu le disais. Merci encore de m’avoir parlé de ce chouette coffret. Un film qui met en exergue le côté facétieux de Ford. En effet pour Riskin, je voulais le mentionner mais j’ai oublié.

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  2. princecranoir dit :

    J’ai eu ma période Ford, réalisateur que je tiens toujours parmi les plus grands entre tous. Entre éditions DVD et Cinéma de Brion, j’en ai vu quelques uns, espéré d’autres, dont ce « toute la ville en parle ». Je le découvre en detail sous ta plume, très finement décortiqué comme à ton habitude, et il me prend à rêver de le voir. On évoque ici un coffret ?

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