Miller’s crossing de Joel et Ethan Coen : « nobody knows anybody »

Millers-Crossing

Lorsque sortit Miller’s crossing (1990), la critique, en particulier américaine, fut généralement réservée, se figurant souvent que la raison d’être du film était de rendre hommage au film noir, après un Arizona Junior rendant soi-disant hommage à la comédie américaine. Maintenant que l’on connait l’objet du cinéma des frères Coen (interroger le caractère insondable voire absurde du monde), ce jugement critique apparait rétrospectivement superficiel. Plus d’un critique d’alors fut oublieux du sens du récit, négligeant ce que les Coen tentaient de nous dire à travers leur intrigue. Du reste, eux-mêmes n’en étaient pas tout à fait, à ce stade de leur filmographie, à représenter l’ordre kafkaïen du monde dans sa globalité : dans Miller’s crossing, ils posent d’abord leur regard sur un seul personnage, dont les actes demeurent largement indéchiffrables. Le monde est insondable dans la mesure où les hommes et les femmes le sont. « On ne connait pas les êtres » écrivait justement Malraux dans La condition humaine. « Nobody knows anybody », lui fait écho à sa façon Tom Reagan (Gabriel Byrne), bras droit de Leo (Albert Finney), gangster contrôlant les activités illicites d’une petite ville au temps de la Prohibition grâce à son emprise sur ses représentants élus.

Tom et Leo forment un duo très similaire à celui imaginé par Dashiell Hammett dans son excellent roman noir La Clé de verre dont Miller’s crossing est une libre adaptation – les Coen connaissaient bien la première adaptation de Stuart Heisler datant de 1942. Tom est un héros hard boiled, mutique et dur au mal, dans la tradition des héros de Hammett, qui se définissent par leurs actes sans que l’on sache toujours ce qu’ils pensent. Et c’est d’abord cela qui a intéressé les Coen plutôt que la simple opportunité de rendre hommage à un genre passé du cinéma. Dans La Clé de verre, Ned Beaumont s’éloignait de son patron et ami Paul Madvig, d’une part parce que celui-ci était tombé amoureux d’une femme aimant en réalité Ned, d’autre part parce que Madvig avait refusé de l’écouter quand il lui avait conseillé de ménager un gangster concurrent. Leur brouille tenait moins du différend amoureux que d’une remise en question de leur très profonde amitié, pour ne pas dire plus s’agissant de Ned. Ce dernier ne pouvait supporter que Madvig dédaigne ses recommandations et offrait ses services au malfrat concurrent, apparemment pour se venger. L’intrigue de Miller’s crossing est similaire et repose sur les mêmes enjeux, Ned faisant mine d’offrir ses services à l’autre clan de la ville, à ceci près que la femme dont Leo est épris, Verna (Marcia Gay Harden), est cette fois une courtisane protégeant son frère Bernie (génial John Turturro), homosexuel aux allures d’épileptique et adepte des paris truqués, deux autres personnages hammettiens, mais tirés cette fois de son premier roman, fondateur du genre hard boiled : La Moisson rouge (Red Harvest), histoire d’une ville mise à feu et à sang par quatre bandes rivales avec toujours au centre de l’intrigue l’enigmatique et versatile personnage de dur à cuir inventé par Hammett. Certaines recensions critiques indiquent d’ailleurs que La Moisson rouge est le livre adapté par les Coen mais c’est une erreur.

Comme dans La clé de verre (et dans une moindre mesure Red Harvest), tout le film se déroule sans que l’on sache quelles sont les intentions réelles de Tom et peu à peu se fait jour cette hypothèse : Tom non plus n’en est pas certain. Ses sentiments véritables lui demeurent cachés et il est aussi obscur à lui-même qu’au spectateur qui tente vainement de discerner les motifs de ses actes. Offrant ses services tour à tour à Leo puis au parrain italien Johnny Caspar (Jon Polito), il orchestre dans l’ombre un jeu de dupes qui plonge la ville dans le chaos, parvenant à ses fins de manière assez machiavélique, en tirant in fine du désordre un semblant d’ordre. « Look at your heart » supplie à un moment Bernie. « What heart ? » répond Tom, le visage figé, dur comme du verre poli, les yeux pareilles à deux billes sans vie. Et c’est comme une adresse au spectateur qui s’était figuré que ce personnage, dont il suivait les agissements depuis le départ, avait un coeur. Peut-être ce coeur est-il enterré quelque part à Miller’s crossing, ce lieu singulier dans la forêt où se règlent les comptes et se paient les trahisons. Peut-être se dissimule-t-il dans ce chapeau emporté au loin par un vent mystérieux, comme dans le rêve de Tom. Que recherche-t-il réellement ? Aime-t-il Verna ? Mais alors pourquoi s’acharne-t-il à agir si froidement avec elle ? Essaie-t-il par tous les moyens, au péril de sa vie, de préserver les intérêts de Leo (ce qui semble certes la réponse la plus probable, si l’on en croit le long regard final, empli de regret, comme chez Hammett) ? Mais alors pourquoi refuse-t-il son amitié à la fin ? Même lorsque Tom cite Le Cantique des cantiques (il y a souvent chez les Coen des références bibliques formant la doublure de l’image), c’est comme s’il interrogeait lui-même la nature de l’amour, dans l’espoir peut-être de connaître enfin les secrets de son propre coeur. C’est l’insondable mystère d’un être que met en scène le film, au-delà de ses oripeaux de film de gangster, et c’est là que réside son intérêt principal.

Gabriel Byrne restitue admirablement le trouble existentiel de son personnage. Ajoutons que Barry Sonnenfeld, le directeur de la photographie du début de la carrière des frères Coen, a heureusement substitué aux grands angles d’Arizona Junior, un téléobjectif suscitant une atmosphère ouatée et brumeuse, aux belles couleurs passées, aux perspectives inquiètes, propre à recréer le monde obscur où erre Tom. Tout cela fait du film un des plus beaux des frères Coen, à la fois caractéristique de leurs questionnements et fidèle aux polars hard boiled de Hammett. Il fallait néanmoins dépasser ce stade de l’interrogation des actes d’un homme pour regarder le monde dans son ensemble, en faisant appel à un humour proche de l’absurde (ici cantonné au personnage grotesque de Caspar) propre à rendre compte de son étrangeté. C’est la tâche qui attendait les Coen dans leurs prochains films, à commencer par Barton Fink et Fargo.

Strum

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14 commentaires pour Miller’s crossing de Joel et Ethan Coen : « nobody knows anybody »

  1. J. R. dit :

    J’aime beaucoup Fargo mais je dois avouer que c’est le seul film des frères Coen qui m’ait vraiment emballé. Celui-ci bénéficie d’une très bonne réputation, et je comprends bien tout son intérêt, mais j’avais dû le regarder deux fois, la même semaine, pour me dire en définitive… C’est moi qui n’arrive pas à rentrer dans ce film. J’ai le même problème avec Tim Burton pour d’autres raisons, même si j’adore Beetlejuice et Big Fish, et aime bien Ed Wood… mais c’est là vraiment une affaire de goût. Lorsque j’ai vu Charlie et la chocolaterie j’ai développé une espèce de phobie de l’univers Burtonien 🙂

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    • Strum dit :

      Moi aussi, je trouve peu d’intérêt en réalité au cinéma de Tim Burton, même si j’aime Beetlejuice et Big Fish. Les Coen, c’est différent, car leur vision de l’existence, tiré du conte yiddish notamment, m’intéresse, et c’est sous cet angle absurde, kafkaïen, que j’interprète leur film. Par exemple, quel est ton point de vue sur les raisons qui font agir Tom dans Miller’s crossing ? Ce mystère qui subsiste sur ses motivations après avoir vu le film est singulier et catactéristique. Sinon, as-tu vu Barton Fink, No country for old men, A Serious man, qui sont essentiels pour se faire une meilleure idée de leur point de vue sur l’existence et la raison d’être de leurs films ?

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      • J.R. dit :

        De point de vue sur les intentions de Tom, je n’en est pas. J’avais eu du mal à suivre l’intrigue, mais je redonnerai sa chance au film, un jour. Et oui je comprends cette vision kafkaïenne tinté de d’esprit yiddish, que tu décris très bien.
        J’ai vu des frères Cohen : Arizona Junior, il y a vraiment très longtemps, lorsqu’il était passé la première fois sur Canal+… sinon j’ai vu Miller’s Crossing, Barton Fink, Fargo, O’Brother, No Contry for old men… et même le film où George Clooney est un avocat spécialiste des contrats de mariages… Il faut dire que dans les années 90, Hollywood c’était les frères Cohen, Lynch, Tarantino et Burton… non ?

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        • Strum dit :

          Oui, tu en as vu pas mal. Si tu as l’occasion de voir A Serious Man et Llewyn Lewis, cependant, n’hésite pas. En effet ces cinéaste américains là étaient importants dans les années 1990, mais ils sont en fait très différents. Les frères Coen, c’est un cinéma et une vision du monde très différents de Tarantino par exemple, duquel certains critiques les avait abusivement rapprochés.

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          • J. R. dit :

            J’avais vu aussi le remake de Tueurs de dames et bien sûr The Big Lebowski… Et sur tes conseils je viens de découvrir Inside Llewyn Davis. Une question : les frères Coen sont des croyants en Dieu ? Je ne sais comment poser ma question autrement.

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            • Strum dit :

              Je ne sais pas. Mais la question de la rétribution est au coeur de leur cinéma et s’ils ne croient pas en Dieu il se pose au moins la question de leur existence. Ils ont eu en tout cas une éducation religieuse. Pour y voir plus clair, je te conseille de voir À Serious man, qui est une variation sur la parabole de Job et un filmé clé de leur oeuvre – cela fera en plus un bon complément à Llewyn Davis.

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  2. Martin dit :

    Merci pour cette chronique « rétrospective », qui, il me semble, analyse en partie « Miller’s crossing » à l’aune des films qui l’ont suivi. Je dois dire que c’est l’un des opus coeniens que j’ai trouvé nébuleux, mais ça ne m’a pas empêché de l’apprécier. Quel sens de l’image et de la mise en scène, quand même, et quelle suite de carrière après « Sang pour sang » et « Arizona Junior » !

    J’aurai bientôt vu toute la filmographie des frangins et j’espère que le « Macbeth » de Joel ne tardera pas trop à sortir au cinéma pour qu’on puisse profiter de leur talent quelques années encore ! Pour ma part, je les place sur le podium des meilleurs réalisateurs américains contemporains. J’ai pour leur cinéma un appétit de gourmant ! 😀

    Bon dimanche, Strum, et merci pour cette analyse qui, elle aussi, donne envie d’y retourner !

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    • Strum dit :

      Merci Martin. Je les place également parmi les meilleurs réalisateurs américains de ces dernières années et je pense qu’ils en ont encore sous le pied, leur cinéma ayant connu une évolution intéressante ces dernières années alors que je craignais le pire après le calamiteux Lady Killers. Comme tu le sais, il me tiens à coeur quand je le peux de replacer les films dans le contexte de la filmographie des cinéastes. Bon dimanche également !

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  3. cabot dit :

    Bonsoir. C’est mon film préféré des frères Coen. Vu à sa sortie. Emballé par l’intrigue tortueuse, la mise en scène, la galerie de personnages et un John Turturro inoubliable. U n chef-d’oeuvre.

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    • Strum dit :

      J’avais trouvé le film exceptionnel quand je l’avais vu la première fois en y voyant effectivement un chef-d’oeuvre. J’en suis peut-être moins sûr après cette révision, mais ça reste un film remarquable.

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  4. J’ai vu le film il y a quinze ans et dans mon esprit, c’est mon film préféré des frères avec Fargo . Ce dont je me souviens rejoint ce que tu dis dans ton post : un pastiche assez prenant de film noir (je ne savais pas que le film s’inspirait de Hammett, une référence) et des personnages hauts en couleurs. Du grand art oui.

    Je suis beaucoup plus réservé sur les production post Fargo mais sur celui-là, ne boudons pas notre plaisir.

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    • Strum dit :

      C’est vraiment très fidèle à Hammett que j’ai lu récemment. Tu m’avais dit que tu n’étais pas très amateur de leur production post-Fargo. Elle est inégale certes, mais pas moins bonne à mon avis : on y trouve des films aussi remarquables que personnels (A Serious man, No country for old men, Llewyn Davis).

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