La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein : de brume et d’eau

Usher

La Chute de la Maison Usher (1928) de Jean Epstein est un de ces films-lisières de la fin du muet à cheval entre le monde des morts et le monde des vivants dont Vampyr (1932) de Dreyer fut l’aboutissement : un film d’eau et de brume. Les surimpressions, les ralentis, les longues perspectives, y ouvrent une brèche entre ces deux mondes, tout en affirmant leur existence distincte selon une vision empreinte de dualisme. C’est l’un des chefs-d’œuvre du cinéma muet et du cinéma fantastique de manière générale.

Le film débute comme la nouvelle de Poe dont il porte le titre : un ami de Roderick Usher, répondant à son invitation pressante, arrive dans son manoir où dépérit sa compagne Madeline (sa sœur dans la nouvelle). Mais il s’avère bien vite qu’Epstein adapte en réalité une autre nouvelle de Poe, Le Portrait ovale, où un peintre faisant le portrait de sa femme lui ôte progressivement la vie, qui se trouve insufflée au tableau par quelque enchantement maléfique. Epstein nous le fait comprendre en deux plans successifs, le premier où Roderick appose son pinceau sur la joue de la femme du portrait, le second où Madeline se touche la joue au même endroit comme sous le coup d’une insupportable douleur. On regrette du reste qu’un carton vienne nous expliquer par la suite ce que les images avaient si admirablement dit.

Ce déplacement narratif emporte un déplacement thématique. Dans La Chute de la maison Usher de Poe, la mystérieuse maladie qui affectait les jumeaux Roderick et Madeline avait pour origine une malédiction attachée au manoir familial selon une perspective gothique. Un lieu maudit (la fameuse « Maison Usher ») dictait le cours des évènements. Epstein fait certes droit à cette atmosphère en environnant le manoir du film de miasmes délétères et en lui prêtant d’immenses salles d’apparat décaties, traversées d’ombres et de lumières, qui rapetissent la taille des personnages, comme s’ils étaient dépassés par de mystérieuses forces antédiluviennes. Y font écho les forces élémentaires de la nature, évoquées à travers des plans extérieurs d’arbres ventés, de bêtes nocturnes et d’eau filante, cette présence de l’eau reprenant un motif poétique récurrent chez Poe (identifié notamment par Bachelard). Les plans de l’étang, de l’ami de Roderick se reflétant dans une flaque d’eau, et de la barque naviguant sur l’eau appartiennent à ce motif associant l’eau à la mort.

Néanmoins, chez Epstein, contrairement au récit de Poe, l’origine du mal semble aussi résider en Roderick lui-même, qui tombe amoureux du portrait de sa femme et est le sujet d’irrésistibles emportements le forçant à peindre. Il néglige Madeline dont la force vitale est peu à peu absorbée par le tableau, qui devient « la vie elle-même », l’adoration de l’image se substituant à l’adoration de sa femme. Cette dernière n’est plus dans ses mains qu’un objet, que l’instrument de son égarement – un gros plan saisissant de ses poings se refermant le fait voir, comme s’il la maintenait prisonnière. Cette variation sur le mythe ambigu de Pygmalion (où un créateur préfère une statue artificielle aux femmes de chair et de sang) se trouve au cœur de la fascination que le cinéma exerce sur ses acteurs et spectateurs, car il est lui-même fait d’images d’une force d’attraction irrésistible. Dans Vertigo d’Hitchcock, qui prolonge cette thématique, Scottie essaie maladivement de recréer Judy à l’image de Madeleine, c’est-à-dire à l’image d’une morte, avec les conséquences funestes qui s’ensuivent, pour elle comme pour lui.

Comparaison avec Vertigo qui a toutefois ses limites car Roderick ne paie sa démence de créateur que d’une rétribution temporaire. En effet, dépassant ce deuxième temps de l’intrigue, Epstein imagine une fin qui relie les deux mondes, celui des morts et celui des vivants, où se marient visions gothiques et motifs fantastiques, plongées dans l’au-delà (l’extraordinaire séquence de l’enterrement où les surimpressions de candélabres donnent le sentiment d’une descente au flambeau) et visions de destructions dantesques sous l’effet des forces telluriques de la nature, comme si celle-ci reprenait ses droits après avoir autorisé une dernière exception à ses lois naturelles : une résurrection. Or, qui a jamais vu quelqu’un vaincre la mort sans pactiser avec le diable ? Un des essais de Jean Epstein, qui fut aussi un des premiers théoriciens du cinéma, s’appelle précisément « Le cinéma du diable », où il défend l’idée que le cinéma est moins une représentation du réel que sa démultiplication, que la révélation de son étrangeté (Dreyer dans Vampyr se réclame de cette même conception), car les images sont par nature mouvantes, ouvrent un espace de liberté, le cinéma s’opposant ainsi à Dieu qui symbolise l’impermanence des choses. A cette aune, le dernier tiers du film, où Roderick semble par la pensée démultiplier les images (étonnantes surimpressions), faire bouger le cadre, pour aboutir à la résurrection de Madeline, trahissant Poe au passage, est comme un défi lancé à Dieu ou un appel lancé au diable.

L’idée d’un cinéma sans frontière entre vie et mort, comme aimait à le penser le surréalisme, dût plaire à Luis Bunuel qui co-signa le scénario avec Epstein et l’assista à la réalisation. Cette oblitération momentanée de la frontière entre vie et mort n’enlève pas au film le dualisme fondamentale de sa représention du monde, où s’opposent l’ombre et la lumière, le corps et l’esprit, dualisme qui se retrouve jusque dans la polychromie de sa belle photographie, puisque les intérieurs comme les extérieurs ont chacun une teinte particulière, comme souvent dans le cinéma muet. Jean Debucourt, aux yeux fous, est un convaincant Roderick Usher. Un petit bijou.

Strum

PS : La Cinémathèque française a eu l’idée formidable de mettre en ligne, pendant la période de confinement, des films rares tirés de son catalogue sur une plateforme intitulée Henri (en hommage à Langlois). C’est là que l’on peut voir La Chute de la maison Usher d’Epstein : Henri.

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16 commentaires pour La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein : de brume et d’eau

  1. Marcorèle dit :

    Chef d’œuvre découvert il y a plus de 30 ans et dont certaines images continuent de me hanter. J’adore.

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  2. Maux&Cris dit :

    Si vous aimez Jean Epstein, lisez ce livre de Joel Daire, directeur du patrimoine à la Cinémathèque et néanmoins mon cher beau-frère :
    https://livre.fnac.com/a7068875/Joel-Daire-Jean-Epstein-une-vie-pour-le-cinema

    Aimé par 2 personnes

  3. Je ne l’ai pas vu mais ta critique donne envie. Je trouve que les nouvelles de Poe sont dans leur ensemble très cinégéniques et un peu surpris qu’elle n’est pas été reprise telle quelle.

    Enfin bon, il faudra que je voie le film.

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  4. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Chef d’oeuvre aux images inoubliables. Découvert après la glace à trois faces qui est déjà superbe et pleins d’inventions visuelles.

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  5. Pascale dit :

    Etrange virus qui plane sur cette maison dirait on.
    Est-ce qu’on ne peut pas faire un parallèle avec Le portrait de Dorian Gray ?
    Il y a eu 2 remakes de ce film, je n’en ai vus aucun ni lu les nouvelles.

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    • J.R. dit :

      Oscar Wilde a été influencé par sa lecture de Poe, et notamment par Le Portrait Ovale lorsqu’il a écrit son roman. Donc, toute ressemblance avec une œuvre postérieure ou antérieure n’est pas fortuite.
      Perso j’ai vu la version de Corman, dont je n’ai qu’un vague souvenir, mais qui ne ressemble en rien à cette version – elle plus proche d’un fantastique à la Hammer. Corman ne fusionne pas Le Portrait Ovale à La Chute de la maison Usher.

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    • Strum dit :

      Comme le dit JR, Wilde s’est inspiré de Poe mais je crois aussi que les récits parlent de deux choses différentes, puisque dans Dorian Gray, Wilde parle de l’amour de la beauté (le tableau devant rester caché) alors que Poe/Epstein parlent de l’amour de l’art (le tableau se substituant à Madeline). Le film d’Epstein est vraiment à voir.

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  6. Jean-Sylvain Cabot dit :

    La glace à trois faces visible en ce moment sur le site de la cinémathèque films rare. Henri.
    https://www.cinematheque.fr/henri/film/48377-la-glace-a-trois-faces-jean-epstein-1927/

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  7. princecranoir dit :

    Jean Epstein à l’honneur dans les réserves de la cinémathèque, c’est une invitation s’y perdre en voyages pelliculaire ! Invitation qui ne souffre aucun report après la lecture de ton excellent article.
    Je n’ai jamais vu encore cette version. Je ne connais, comme J. R., que celle de Corman, très gothique mais néanmoins soignée et appréciable (pour peu qu’on ne soit allergique au cabotinage de Vincent Price). J’en ai vu une autre, plus expérimentale, contemporaine de Epstein mais en versioncourt métrage. Je n’en garde pas un souvenir très prégnant.

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