Sandra de Luchino Visconti : retour vers le passé

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Sandra (Vaghe stelle dell’Orsa…) (1965) suit immédiatement Le Guépard (1963) dans la filmograhie de Luchino Visconti et c’est comme s’il passait de la splendeur du jour au coeur d’une nuit noire. Dans Le Guépard, il filmait une terre aride mais gorgée de soleil, la Sicile ; dans Sandra, il filme Volterra, en Toscane, telle une ville enténébrée. Le film raconte le retour d’une aristocrate italienne (Claudia Cardinale) dans le domaine familial des Wald-Luzzati, où gisent des secrets qu’elle a voulu enterrer, après un exil en Angleterre durant lequel elle a épousé Andrew (Michael Craig). Le générique, entièrement constitué de plans d’une voiture roulant, figure ce voyage vers le passé. Sandra y retrouve son frère Gianni (Jean Sorel), qui hante les lieux comme une présence maléfique. Dans le jardin du domaine, recouverte d’un voile blanc, a été érigée une statue en l’honneur de leur père juif, déporté à Auschwitz pendant la seconde guerre mondiale.

Visconti filme Claudia Cardinale dans la plénitude de sa beauté, pareille à une statue reconnaissant dans la demeure aristocratique le lieu auquel elle appartient. Ce sentiment est accentué par les longues robes qu’il lui fait porter le jour, les déshabillés négligés la nuit, les pièces somptueuses du palais où elle déambule, à la fois charnelle et lointaine. Son maquillage surligne l’épaisseur de ses sourcils broussailleux, l’ovale de ses yeux noirs. Elle a le visage tragique et la silhouette d’un personnage de drame antique. Le scénario de Cecchi D’Amico, Medioli et Visconti semble du reste un instant nous diriger vers une variation d’Electre vengeant avec son frère Oreste la mort de leur père Agamemnon assassiné par Clytemnestre et son amant Egisthe, du moins lorsque l’on apprend que la mère de Sandra, Corina, a épousé en secondes noces l’avocat Gilardini qui gère désormais les possessions familiales.

Mais c’est une fausse piste. Peut-être que son père a été dénoncé mais là n’est plus l’origine de la blessure qui continue de tarauder Sandra. C’est la photographie du chef-opérateur Armando Nannuzzi qui nous livre son secret avant que l’intrigue ne nous l’apprenne. Presque tout le film se passe la nuit et Nannuzzi éclaire le palais des Wald-Luzzati comme une demeure de roman gothique environnée de ténèbres. Serti à l’intérieur de ses murailles, cerné par son jardin, caché à l’intérieur des remparts étrusques de Volterra qui surplombent la plaine toscane, ce palais lugubre, d’une beauté glorieuse mais passée, semble exercer sur Sandra un mystérieux attrait. Elle en subit l’attraction néfaste, et plus encore celle du prince des lieux, son frère Gianni. Chez Visconti, les palais sont l’expression de la personnalité de leurs possesseurs, du moins possèdent-ils un esprit particulier, et ses films mettent souvent en scène un combat entre l’esprit du lieu et la volonté plus ou moins affirmée des personnages (ainsi dans Rocco et ses frères ou Ludwig).

Dans les récits gothiques, il faut parfois que brûlent les demeures, auxquelles sont attachées les malédictions familiales, pour que survivent les héroïnes. Dans Sandra, il y a bien une malédiction familiale, comme dans les récits gothiques, mais elle n’est pas rattachée à la demeure. C’est Gianni qui en est la source, par l’amour incestueux qu’il voue à sa soeur. C’est autant cet amour interdit que la déportation du père qui a détruit la famille des Wald-Luzzati et ce n’est qu’en se libérant de l’emprise de son frère, que Sandra pourra vivre en échappant au destin d’un personnage de tragédie comme d’une héroïne gothique. Visconti et Nannuzzi imaginent plusieurs plans où Sandra se reflète dans l’eau ou dans un miroir, mais c’est un reflet incertain faisant voir que Sandra n’est plus celle qu’elle était enfant lorsqu’elle entretenait cette relation trouble avec son frère et que si elle s’abandonne à l’avilissement d’un inceste, elle pourrait cette fois disparaître corps et âme. Dans cette entreprise, l’aide de son mari Andrew, un tiers qui regarde les évènements du film d’un point de vue extérieur et n’a que son amour pour Sandra à offrir – c’est déjà beaucoup. En s’habillant en blanc à la fin du film, couleur qui la libère enfin de la pénombre de la photographie de Nannuzzi, Sandra annonce son choix.

Un film méconnu de la filmographie de Visconti, à la forme plus modeste que de coutume (l’insertion dans le montage de la scène de dispute avec la mère ne se fait pas sans heurts), mais qui contient toutes ses obsessions, toutes ses interrogations sur les atavismes familiaux, la fragilité des familles, et les germes de tragédie qui sont en elles. Le visage inquiet et tourmenté de Claudia Cardinale en porte les stigmates tout le long du film et le Prélude, Fugue et Variation de César Franck, retranscrit au piano, y fait écho.

Strum

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8 commentaires pour Sandra de Luchino Visconti : retour vers le passé

  1. Sylvain J dit :

    Vu une seule fois, à l’occasion d’une projection à la cinémathèque française il y a une quinzaine d’années. J’avais été ébloui par la beauté des lieux, des corps, de la lumière, par Volterra, et par la Cardinale évidemment. Et cette utilisation magistrale d’un très beau morceau classique, « Prélude, chorale et fugue » de César Franck ! J’aimerais beaucoup le revoir dans de bonnes conditions, le fichier vidéo que j’ai trouvé est de qualité très moyenne. Et pas d’édition vidéo française à l’horizon…
    Ton texte me donne encore plus envie de le revoir ! D’ailleurs comment as-tu vu ce film ? Redécouverte ?

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    • Strum dit :

      Merci Sylvain ! Tu as raison de souligner l’usage récurrent du Prélude… de Franck, j’ai oublié d’en parler. J’ai vu le film en DVD (dans l’édition Films sans frontières parue en 2019 – l’image est d’ailleurs un peu sombre – une réédition DVD serait la bienvenue en effet).

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      • J. R. dit :

        Je veux le voir. Visconti est un cinéaste qui me plaît de plus en plus… À savoir, que Rocco et ses frères sera bientôt rediffuser sur France 5, le 6 avril, et que parmi les films que tu as récemment chroniqué sur le même thème Le Jardin des Finzi-Contini, que j’ai hâte de découvrir, sur diffusé sur Classic ce mercredi …
        À la défense du personnage joué par Jean Sorel : mieux vaut avoir une sœur moins jolie que Claudia Cardinale, pour ne pas nourrir d’ambiguïté…

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  2. Eeguab dit :

    Je n’ai vu qu’une fois Sandra et il ya bien longtemps. J’avoue ne plus trop me souvenir vraiment. Mais j’aimerais le revoir.

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  3. Jean-François Dichamp dit :

    Très belle analyse sur ce film sublime de Visconti certes moins connu qui pourtant reçut le Lion d’Or au Festival de Venise en 1965.
    Toutefois l’œuvre jouée au piano que l’on entend tout le long est bien de César Franck mais il s’agit du Prélude, Choral et Fugue. (le Prélude, Fugue et Variation est une œuvre écrite pour orgue dont on trouve également une version transcrite pour piano)
    Le Prélude, Choral et Fugue est une œuvre beaucoup plus pianistique, plus virtuose et naturellement plus appropriée pour distiller en contrepoint du récit le souvenir de la mère pianiste concertiste.
    L’œuvre dont vous parlez est généralement réservée aux récitals d’orgue dans les églises ou cathédrales.

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