Seuls sont les indomptés de David Miller : anachronique

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Dans L’Homme qui n’a pas d’étoile (1955), grand western de King Vidor, Dempsey Ray haïssait les barbelés. Incarnation de l’individualisme vidorien, il pouvait leur échapper en s’enfonçant dans le mythe de l’Ouest américain, poursuivant sa route au-delà de la dernière frontière. Le voici qui revient sous un autre nom dans Seuls sont les indomptés (Lonely are the brave) (1962), réalisé cette fois par David Miller mais toujours joué par Kirk Douglas, homme libre à la fossette impudente. A l’aube des années 1960, cette nouvelle incarnation du cow-boy solitaire est devenue anachronique, vaincue par la civilisation des barbelés, des autoroutes, des réseaux qui sillonnent l’ancien territoire vierge. John W. Burns et son cheval Whisky ne sont pas de taille à lutter contre ce monde où tout doit être nommé, contingenté, enregistré, comptabilisé. Gare à celui qui voudrait s’en affranchir.

Burns le sait sans aucun doute et les signes avant-coureurs de sa chute ne le trompent pas. Ce sont d’abord ces avions marquant le ciel de leur sillage au-dessus de sa tête dans le saisissant plan d’ouverture, deux époques s’entrechoquant. La surveillance n’est pas seulement horizontale, elle est aussi verticale ; les barbelés d’antan se sont démultipliés, sous les formes et substances les plus diverses. C’est ensuite ce duel inégal entre son cheval whisky terrorisé et les camions anonymes qui s’avancent en vrombissant sur le bitume des nationales. Autant de paraboles pour décrire la chute de l’ancien monde, la disparition d’une certaine idée de l’individu selon Kirk Douglas qui produisit le film et son ami Dalton Trumbo qui écrivit le scénario (adapté d’un roman d’Edward Abbey). Trumbo, qui fut l’un des « Dix d’Hollywood » mis à l’index sur la « liste noire » pour avoir refusé de témoigner devant la Commission parlementaire sur les activités anti-américaines mise en place par le maccarthysme.

Ce très beau film possède une grande force du fait de la simplicité même de sa mise en place et de son déroulement, en raison du découpage sans fioritures de Miller aussi, s’appuyant sur le script efficace de Trumbo. Burns, qui refuse de faire la moindre concession au nouveau monde, s’arrange pour se retrouver en prison afin d’aider son ami Paul qui purge une peine pour avoir aidé des immigrés clandestins. Lorsqu’il s’évade, le shérif Morey (Walter Matthau) et ses hommes, assistés d’un hélicoptère quadrillant le ciel, se lancent à sa poursuite. La montagne à l’horizon fait figure de seul refuge pour Burns, à condition d’en franchir le col.

Kirk Douglas, dernier des géants d’Hollywood à avoir rendu l’âme, porte le film sur ses épaules, payant de sa personne dans les impressionnantes scènes de dressage de Whisky, et l’on ne peut oublier ce plan nocturne où ses yeux égarés, comme ceux d’une chouette enlevée à son territoire, clignent sous l’effet d’une lumière violente tandis qu’il entend les hennissements hors champ de son cheval. Mais la réussite de l’ensemble tient aussi pour beaucoup au soin avec lequel les personnages secondaires ont été développés, qui contrecarrent le manichéïsme apparent du récit. Certes, en prison, Burns tombe aux mains d’un gardien de prison sadique, mais trois autres personnages donnent à penser que Trumbo et Douglas font une distinction entre le monde nouveau et ses règles impératives et les hommes et les femmes qui sont contraints d’y prendre leur part. Il y a d’abord la jeune femme jouée par Gena Rowlands, courageuse pour deux, puis Paul, désormais en prison, mais qui refuse de s’évader avec Burns, conscient des responsabilités qui lui incombent maintenant qu’il a une famille à sa charge. Ils ont trouvé d’autres moyens de résister à l’ère du temps que la rébellion ouverte, qui exclut Burns de la communauté humaine et représente, il l’admet lui-même, une sorte d’infirmité de coeur et d’esprit. Mais c’est surtout le personnage du shérif joué par Matthau qui intrigue. Désoeuvré, désabusé au point d’être davantage intéressé par les pérégrinations d’un chien de l’autre côté de la rue que par les dysfonctionnements de son bureau et la médiocrité environnante, il semble vouloir être ailleurs. Et quand il se lance à la poursuite de Burns, il reconnait son cran et sa valeur, tandis que lui accomplit simplement la tâche qui lui a été assignée le mieux possible, sans demander son reste.

Ces trois personnages représentent une autre branche de l’alternative se présentant à Burns et qu’il s’imagine à tort duale : le choix ne se résume pas à respecter les règles de la société moderne ou errer seul dans ce qui reste du paysage recomposé par la main de l’homme, en croyant faussement que se conformer à la loi serait se trahir. On peut aussi prendre silencieusement un chemin intérieur, en ayant conscience de ce qui est autour de soi, en gardant par devers soi ce que l’on pense, plutôt que s’agiter à grand bruit sur les chemins extérieures poussiéreux qui condamnent Burns à l’inéluctable. Fuir à l’intérieur de soi, comme une échappatoire possible. Au fond, ce film raconte l’histoire déjà relatée du destin qui attend ceux refusant de s’adapter à la marche du temps parce qu’ils estiment ne pas faire partie de ce qui vient. Burns incarne cet être anachronique. Lorsque l’intelligence artificielle aura fait les progrès que nous promettent les apprentis sorciers de la Silicon Valley, ce sera peut-être le tour du malheureux chauffeur de camion du film.

Seuls sont les indomptés peut également faire valoir une belle photographie de Philip Lathrop et une musique élégiaque de Jerry Goldsmith. Kirk Douglas s’arrogea une partie de la réussite du film en affirmant par la suite qu’il l’avait co-réalisé avec Miller (prétention contestée par Bertrand Tavernier dans le bonus du DVD paru chez Sidonis Calysta ; ancien attaché de presse de Douglas, dont il connaissait la tendance aux exagérations, il connut également Trumbo qui tenait Miller, assez largement inconnu au bataillon pourtant, en haute estime).

Strum

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20 commentaires pour Seuls sont les indomptés de David Miller : anachronique

  1. lorenztradfin dit :

    Tu vas rire : je m’étais dit à l’époque de vouloir voir ce film qui est une adaptation d’un roman qui a été réédité en 2015…. Très beau sujet – et ta critique me donne envie….. https://lorenztradfin.wordpress.com/2015/07/23/the-brave-cowboy/

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  2. princecranoir dit :

    Douglas tenait ce film en très haute estime, ce qui explique sans doute cette propension à vouloir à tout crin s’en arroger une part de la mise en scène. Comme tu l’as très finement analysé ( ton texte brillant faisant honneur une fois encore à la qualité du film), la force du film tient autant de la mise en scène que de l’écriture, alchimie qui ne saurait prendre sans l’interprétation convaincue et convaincante de Douglas et de Matthau.
    Notons que la traque dans la montagne semble préparer celle filmée par Kotcheff dans son adaptation de « first blood », film dans lequel Kirk Douglas faillit jouer le rôle du colonel Trautman.
    Autre influence ce possible, celle qui nous rapproche des « Trois enterrements » de Tommy Lee Jones qui propose aussi une cavale dans les montagnes à l’heure où le « brave cowboy » (pour reprendre titre du roman qui inspira ce « Lonely are the brave ») n’est plus que le fantôme d’un temps révolu.

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    • Strum dit :

      Tu as raison de souligner que Kirk Douglas tenait ce film pour l’un de ses meilleurs. Il est formidable dans le rôle. Je n’ai toujours pas vu (Rambo) mais il faudra bien que je le vois un jour ne serait-ce que pour voir ce qu’il en est de cette filiation. A mon avis, Trois Enterrements est un film un peu différent. Peut-être qu’il y a aussi une filiation avec No Country for old men où le vieux shérif joué par Tommy Lee Jones ne reconnait plus son pays.

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  3. Ronnie dit :

    Jamais vu 😦
    J’avais cru comprendre ici ou là que c’était le Misfits du pauvre, ça m’avait découragé du coup…

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  4. ideyvonne dit :

    Kirk aurait pu chanter « I’m a poor lonesome cowboy » 😉
    Film que j’ai vu il y a trop longtemps et qui me redonne l’envie de le voir sous un nouveau regard

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  5. Valfabert dit :

    Belle et juste réflexion sur ce film poignant !
    A l’annonce de la mort de Kirk Douglas, c’est précisément à « Lonely are the brave » que j’ai pensé en premier lieu. Par ailleurs, je trouve que Burns a quelque chose de Don Quichotte, le cinéaste rendant toutefois son personnage plus sympathique que le chevalier errant légendaire.

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  6. dasola dit :

    Bonsoir Strum, comme Ronnie, jamais vu ce film et ton billet donne des regrets de ne pas l’avoir encore visionné. Merci. Bonne soirée.

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