Une Vie cachée de Terrence Malick : accaparés

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On trouve dans Une Vie cachée (2019) de Terrence Malick une série d’accaparements exclusifs. Fani (Valerie Pachner), l’épouse fidèle, accaparée par son amour pour Franz (August Diehl) ; Franz, l’objecteur de conscience inflexible, accaparé par son amour pour Dieu ; la caméra, accaparée par les paysages du Sud-Tyrol, où les clochers d’églises et les éminences de calcaire montent au ciel à la verticale. On y retrouve aussi ces plans filmés en grand angle, marque du cinéaste depuis plusieurs films, qui élargissent le champ de vision jusqu’à lui conférer, parfois, une dimension quasi-sphérique (Emmanuel Lubezki a cédé sa place de directeur de la photographie, mais Jorg Widmer, qui le remplace, fut opérateur caméra des films du cinéaste depuis Tree of Life et assure une continuité esthétique). On a souvent écrit, à juste titre, que Malick s’inscrivait dans la tradition américaine du transcendantalisme emersonien. Il aperçoit dans la nature le visage de Dieu, comme autrefois Emerson. On n’a pas assez interrogé, cependant, la pertinence esthétique de ce grand angle, accentué depuis To the Wonder, l’effet qu’il produit sur le spectateur. S’il exalte les paysages (ici très beaux), le grand angle étire les corps et les visages sur le devant de l’écran, en des perspectives parfois disgracieuses et peu naturelles, nous éloignant paradoxalement des personnages. Un comble pour un cinéaste qui prétend rendre l’homme à sa condition de créature de la nature. De plus savants que moi sauront expliquer pourquoi, d’un point de vue neurologique, les conventions cinématographiques habituelles, fondées sur une perspective monoculaire, paraissent plus naturelles que les expériences malickiennes censées rapprocher le cinéma de l’expérience binoculaire réelle.

Malick s’inspire ici d’une « histoire vraie » (selon la formule consacrée), celle de l’objecteur de conscience autrichien Franz Jägerstätter, qui fut condamné à mort en 1943 pour avoir refusé de prêter serment d’allégeance à Hitler – après avoir été le seul de son village, déjà, à voter contre l’Anschluss au référendum d’avril 1938 qui rattacha l’Autriche au reich allemand. Le film ne fait pas mystère des raisons pour lesquelles Franz se fit objecteur de conscience (Hitler était l’anté-Christ et Franz ne pouvait confier son âme au diable), mais il le fait toujours à travers la narration fragmentée que Malick affectionne (inspirée de la technique littéraire du flux de conscience et du transcendantalisme), qui continue ici à guider le récit, certes plus linéaire dans son déroulement chronologique que dans les derniers films mais pas si différente – la différence étant l’enjeu et le prime historique du film. Malick ne dit pas par quels moyens Hitler hypnotisa les peuples germaniques au point de leur faire perdre la raison, mais il montre le résultat de ce sortilège à travers d’impressionnantes images d’archives où l’on voit le dictateur au sinistre visage, paradant en voiture au milieu d’un champ de bras levés à Nuremberg, s’exhibant sur la terrasse du nid d’aigle alpin de Kehlsteinhaus. Malick conjure le caractère quasi-satanique de ces bras levés en direction du dictateur par l’image du clocher tendu vers le ciel. Car Franz va s’opposer à cette vision guerrière et nihiliste de la vie au nom de la loi morale qui est en lui, confiant son destin au Dieu des alpages qui est au-dessus de sa tête.

L’accaparement de son être par l’idée de Dieu, et sa résistance au pouvoir en place, signifient qu’il va laisser sa femme Fani et leurs trois enfants dans la peine et le labeur, les condamnant au mépris d’un village fanatisé qui les injurie, les rabroue, les agresse quotidiennement. Le propre du fascisme est moins d’adhérer à une idéologie irrationnelle que de vouloir détruire tous ceux qui refusent de prendre part à cette construction mentale, qui par leur existence même menacent sa légitimé. Dans sa forteresse à Ens, puis à Berlin, Franz aperçoit la lumière de Dieu dans les coins du ciel laissés libre par les murs d’enceinte et les barreaux, assure qu’il n’est pas emprisonné, prétend qu’il n’est pas en enfer. Pourtant, c’est un enfer qu’il fait subir à sa femme et ses enfants laissés derrière lui. Cet argument du mal que fait indirectement subir son esprit de résistance à sa propre famille est précisément utilisé par les militaires et le prêtre du village pour le convaincre de revenir sur sa décision, de faire comme tant d’autres qui ont prêté allegeance en pensant l’inverse dans leur coeur. On peut regretter sur le plan de la dialectique que ce contrepoint qui concerne une problématique difficile en tant de guerre soit porté par un nazi. Il est difficile de savoir si ces mots ont instillé le doute dans l’esprit de Franz, car la caméra de Malick, elle, ne doute pas. Elle cherche continuellement à attraper le ciel dans son viseur, par de très fréquents angles en contre-plongée, elle recherche la lumière que déverse le haut du cadre, y compris dans les plans de la prison à Berlin, elle avance au gré des nombreux travellings avant, elle prétend attraper la vie, mais n’en donne d’une certaine façon qu’une version exclusive et non discutable, nourrie de la foi du cinéaste. C’est comme si elle cherchait à capturer une lumière de Dieu qui est en dehors des personnages, une représentation du visage divin dans la nature, confiante dans l’amour d’un Dieu pourtant resté silencieux durant ces années de carnage. Si le film est un peu long, c’est peut-être parce que la recherche ne fut pas aussi féconde qu’espérée. Du reste, dans les films religieux de Borzage, la lumière était dans les personnages, qui irradiaient le cadre par leurs actions, non en dehors d’eux – et ils étaient exempts de cette voix off faisant ici office de doublure de l’image et reliant explicitement les actions de Franz à Dieu.

L’église a fait de Franz Jägerstätter un martyr en le béatifiant, si bien que l’on ne saurait dire si la vie de Franz est aujourd’hui encore une « vie cachée », selon les mots de la dernière phrase de Middlemarch de George Elliot d’où est tiré le titre du film. Tree of Life était une manière pour Malick de ressusciter son frère disparu grâce au cinéma, et c’est cette recherche éperdue du frère qui était belle, car ce frère, on le voyait vraiment à l’écran. Une Vie cachée a parfois des allures de film-tombeau justifiant la mort et le sacrifice de Franz, et cette prière à Dieu est plus univoque et moins émouvante car celui qui était caché toutes ces années, ce n’était pas Franz, c’était bien Dieu et son soi-disant amour universel que vante la voix-off. La narration fragmentée de ces deux passions (celle de Franz, et celle parallèle de Fani, joués par deux acteurs irréprochables) réserve néanmoins de beaux moments, ainsi quand se lève La Passion selon Saint Matthieu de Bach pour accompagner le départ de Franz pour son voyage sans retour, ou ce retour au passé au moment de l’exécution de la sentence.

Strum

PS : Joyeuses fêtes à tous et à l’année prochaine !

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20 commentaires pour Une Vie cachée de Terrence Malick : accaparés

  1. princecranoir dit :

    Merci pour ce sublime article qui me conforte dans l’idée que ce Malick nouveau est sans doute fait pour mes yeux. Je ne sais pas si l’élargissement du cadre me permettra d’y voir une quelconque présence divine, mais je trouve intéressant ton propos liminaire sur l’optique choisie par le réalisateur en lien avec son rapport à la trenscendance. Quoiqu’il en soit, encore un film « tombeau » comme tu sembles le décrire sur la fin de l’article, ce qui ajoute une pierre sépulcrale supplémentaire au jardin du souvenir que constitue cette fin d’année cinématographique.

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  2. Pascale dit :

    Merci pour cet article savant.
    Mais ces bondieuseries sans fin ont raison de ma patience. Les croyants, dévots, bigots ont bien du mal à convaincre de l’existence de Dieu. Malgré l’application et le mal que se donne de Malick à filmer une nature sublime et à déformer l’écran et les visages, il peine à convaincre.
    Finalement tu as raison, Franz est un homme égoïste et sa foi ne déplace rien.
    August Diehl est comme tu dis irréprochable.
    Et je crois que clocher n’a pas de chapeau 😊

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  3. lorenztradfin dit :

    …et en effet, le moment « Saint Mathieu » est une belle charge émotionnelle.

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  5. tinalakiller dit :

    Quel magnifique film qui m’a terrassée, dans mon top 10 de l’année. Malick est vraiment de retour (j’ai détesté sa trilogie Song to song/A la merveille/Knight of cups) !
    Très bonnes fêtes !

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    • Strum dit :

      Je me répète mais j’ai du mal avec ses grands angles qui sont les mêmes que dans A la merveille – du coup, je ne vois pas de vraie césure avec ses derniers films. Bonne année !

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  6. Félix dit :

    Beau texte, comme d’habitude, et je partage tes réserves sur ce film, que j’ai toutefois globalement su apprécier, moi qui avais cordialement détesté Song to Song et beaucoup des précédents Malick. Celui-ci m’a permis de renouer avec lui, disons d’être en bons termes. Bien qu’il soit trop long, qu’il y ait encore des tics de mise en scène avec lesquels j’ai beaucoup de mal, et d’autres trucs gênants (ils ont l’air si idiots quand ils s’amusent à se balancer de l’eau avec leurs seaux ou à faire guiliguili dans les hautes herbes… par ailleurs, je serais curieux d’avoir l’avis d’un spécialiste de l’agriculture de cette période, car ils s’y prennent parfois bizarrement pour travailler la terre, il me semble – quand bien même j’ai aimé le regard attentif que pose Malick sur le travail paysan, les outils, etc), je préfère en retenir ce que j’ai aimé : il y a quelques très beaux moments (la fin, quand il attend son tour et se remémore des doux souvenirs, puis au village quand un autre va sonner les cloches à sa place, est très réussie), la citation finale de George Eliot vise dans le mille aussi (là où d’autres auraient mis une phrase nous informant de la béatification de Franz Jägerstätter) et ce personnage, son choix, ses conséquences, finissent par nous habiter durablement.

    Cet article est également intéressant : http://www.debordements.fr/Une-vie-cachee-Terrence-Malick
    qu’en penses-tu ? 🙂

    Et au passage, bonne toute fin d’année à toi !!

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    • Strum dit :

      Merci Félix et bonne année ! Tu as raison de retenir d’abord ce que tu as aimé. Il faut en toutes choses voir le verre à moitié plein – même si j’ai du mal à dépasser ici ma réticence vis-à-vis des grands angles. Merci pour la référence, je vais lire l’article.

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    • Strum dit :

      Hello Felix, j’ai enfin lu la critique dont tu m’indiquais le lien. Je la trouve très bien et je m’y retrouve sur plusieurs points. Merci !

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  7. Martin dit :

    Merci, Strum, de parler ainsi de ce beau film, tout à ta pondération habituelle. Ton dernier de 2019 aura été mon premier de 2020. J’en reparlerai avant la fin de ce mois. J’ai beaucoup aimé.

    Décidé à ne pas être trop bavard aujourd’hui, je te souhaite malgré tout une très belle année, au cinéma et dans la vie de tous les jours. Et merci encore de continuer à nous présenter tes analyses sur les longs-métrages qui ont rythmé ton parcours de cinéphile.

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  8. Jean-Sylvain Cabot dit :

    J’ai arrêté de voir les films de Malick après le Nouveau Monde et je ne souviens même plus d’avoir vu Tree of Life. C’est dire que je partais avec une certaine méfiance mais au final j’ai été complètement subjugué par la splendeur visuelle et la mise en scène époustouflante. J’avais oublié combien les films de Malick sont pour le spectateur des expériences sensorielles, notamment pour ce qui est du son, de l’infime au plus élevé. Chez Malick, les parquets craquent, le bois respire, on entend le bruit des feuilles, le murmure du ruisseau et le bruit du seau qu’on remonte du fond du puits. Toute la partie villageoise autrichienne est visuellement à couper le souffle et les plans des montagnes enbrûmées et leur mer de nuages m’ont fait penser à Caspar David Friedrich. Dieu est certainement dans la Nature, et chez Malick la nature est sublime (ée), et dans le cœur de certains hommes comme ce Franz, qui est seul contre tous, et dont on ne sait s’il faut louer la grandeur d’âme et ses convictions ou blâmer son entêtement, son orgueil et son égoïsme, son intransigeance. Je ne discuterai pas du fond, ni même de la longueur du film ou de ces grands angles qui ne m’ont guère gênés. Ce film de presque trois heures, d’une beauté visuelle confondante, me réconcilie avec le cinéma de Malick et cette Vie cachée, poème lyrique majestueux était taillée, à mon sens, pour une vraie et belle Palme d’or, quand celle-ci voulait encore dire quelque chose, comme au temps de l’Arbre aux sabots (1978) d’Ermano Olmi par exemple.
    Bonne année Strum !

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    • Strum dit :

      Bonjour Jean-Sylvain et bonne année ! Je suis heureux de vous lire si enthousiaste. C’est un beau film où la nature est magnifiquement filmée mais je continue de me poser la question de la pertinence du grand angle pour filmer des êtres humains – et la narration façon flux de conscience m’a paru mieux fonctionner dans La Ligne Rouge, Le Nouveau Monde et Tree of life.

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  9. cabot dit :

    Bonsoir. Je n’ai pas revu les films mentionnés mais je trouve la narration fluide et le discours intérieur pas trop envahissant par rapport à d’autres..Le grand angle sur les personnages est peu fréquent je trouve, même si il est très voyant… Cela reste mineur pour moi comparé à la richesse visuelle et à la très grande réussite du film au final. bonne soirée

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    • Strum dit :

      A mon avis, le grand angle est systématique, l’homme étant filmé comme un paysage. C’est une approche particulière, mais tant mieux si cela ne vous a pas gêné. Merci et bonne journée.

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