L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock – version américaine : Que sera, sera ?

man who knew

Dans le remake américain de L’Homme qui en savait trop (1956), les plans ne défilent plus de manière latérale comme dans son prédécesseur anglais. Par des travellings ou des zooms, selon le cas, Hitchcock plonge à l’intérieur de l’image à intervalle régulier, soit pour nous présenter le couple américain héros de son film, Ben et Jo McKenna (James Stewart et Doris Day), soit pour pour attirer notre attention sur les conspirateurs qui fomentent un attentat contre un homme d’Etat. Les scènes d’exposition du film au Maroc sont peut-être un peu longues et celui-ci ne prend son envol véritable qu’à partir du moment où Hank est enlevé pour faire taire ses parents, Ben ayant recueilli les confidences de Louis Bernard (Daniel Gélin), un espion français, juste avant sa mort. Et ce d’autant plus qu’en raison de difficultés de production lors du tournage au Maroc, les plans tournés en transparence en studio, procédé cher au cinéaste, sont encore plus nombreuses que de coutume. Néanmoins, ce prologue étiré s’avère rétrospectivement nécessaire puisque le film nous fait pénétrer à l’intérieur d’une famille de la bourgeoisie américaine confrontée à un odieux chantage : la vie d’un homme contre celle de leur enfant. Afin que le film émeuve, il fallait que nous ayons fait préalablement connaissance avec Ben et Jo, mieux en tout cas que dans la version de 1934, première mouture de cette histoire où le conspirateur joué par Peter Lorre prenait trop d’importance aux dépens des parents.

Tout ce prologue a d’ailleurs l’avantage de montrer le regard mi-sarcastique, mi-attendri, d’Hitchcock sur les deux personnages principaux (regard d’un anglais sur les Etats-Unis, son pays d’élection depuis Rebecca) : Jo, l’ancienne chanteuse qui a renoncé à sa carrière pour suivre son mari médecin à Indianapolis, mais qui est en réalité plus observatrice, plus fine que lui, finesse de jugement indissociable d’une sensibilité exacerbée ; Ben, qui possède la franchise et cette candide arrogance naturelle de certains américains en voyage (« I’m an American citizen ! »), se définissant d’abord par sa profession (il ne cesse de s’affirmer docteur), qui est gêné par sa grande taille (très amusante scène du restaurant marocain où James Stewart ne sait comment s’asseoir), mais qui révèle une ingéniosité inattendue à la fin. Couple plus dissemblable qu’on ne le croit de prime abord en vérité – voilà leur secret à eux sans doute. L’habile scénario du film autorise cette forme d’enquête sur Ben et Jo puisque Louis Bernard les a lui-même interrogés, les prenant à tort pour les espions d’un autre service. Ces personnages ordinaires plongés dans des circonstances extraordinaires, constante chez Hitchcock pour lequel l’angoisse est la chose la plus communément partagée, le spectateur a donc très vite l’impression de bien les connaître grâce au prologue, préparation mentale qui est le levain du suspense, puisque tout cela est un prélude à la très belle séquence où Ben, ayant appris en même temps que nous l’enlèvement de Hank, se demande comment l’annoncer à sa femme. Le suspense se déplace alors de l’intrigue policière (extérieure au giron de la famille) à l’intérieur du couple formé par Ben et Jo, où l’on voit un mari tenter de ménager les nerfs de sa femme, préparer le terrain de l’annonce, tout en essayant lui-même de ne pas fondre en larmes. C’est une séquence découpée avec ce génie propre à Hitchcock qui retarde l’inévitable cristallisation de l’angoisse, où James Stewart et Doris Day sont très émouvants, cette dernière se révélant excellente comédienne dans le registre dramatique.

La suite du film où les parents enquêtent à Londres pour retrouver leur enfant tout en essayant en parallèle de déjouer les plans des conspirateurs tire parti de cette rampe de lancement. Hitchcock filme Londres et ses rues longues et parfois désertes, ses chapelles trapues et ses taxidermistes incongrus, comme un endroit inquiétant – lui, l’exilé, qui regarde le couple américain autrement qu’un réalisateur américain, regarde aussi Londres autrement désormais – s’appuyant sur l’irréprochable travail à la caméra de Robert Burks et sur le montage de George Tomasini, fidèles co-équipiers du maître. On n’a peut-être pas assez dit que la photographie du film semble parfois préparer Vertigo sur le plan visuel. Ainsi, ce plan étonnant où Daniel Gélin se trouve soudainement environné de vert dans la chambre d’hôtel de Marrakech, contaminé jusqu’à son visage, ce vert qui est la couleur de la mort dans Vertigo, et qui annonce donc en vérité le futur assassinat de Louis Bernard au souk le lendemain. Mais c’est bien sûr la scène du concert au Royal Albert Hall qui est le sommet du film, vers laquelle tout converge, en vertu d’une longue préparation, d’une lente maturation, scène entièrement dépourvue de dialogues, condensant les principes du suspense selon Hitchcock puisque nous savons ce qui va advenir, qui est constamment retardé par le découpage, redoublant l’attente du spectateur. Dans la version de 1934, la mère était assise dans le public, limitant les possibilités d’angle de la caméra. Ici, elle est debout à l’entrée de la salle, ce qui démultiplie les possibilités du découpage et intensifie donc le suspense, démultiplication qui se trouve encore amplifiée quand Ben arrive et arpente la salle à la recherche du tueur, le couple se trouvant ainsi réuni, aspiré par la même angoisse.

Scène sans dialogues, mais non sans musique, qui fait corps avec les images, Bernard Herrmann, que l’on voit diriger baguette à la main, réorchestrant une musique d’Arthur Benjamin, compositeur de la pièce de concert d’origine. Son et images, donc, quand la version de 1934 n’était qu’image défilante – bien qu’une version plus courte du morceau de Benjamin ait alors déjà été utilisée. Car le son est ici indissociable de l’image, il semble en élargir l’espace et la profondeur. C’est par la grâce du son (le fameux coup de cymbale) que le coup de feu sera tiré, que le cri de Jo sera émis, que le secret de Bernard avait été préalablement chuchoté dans le creux de l’oreille de Ben, autant dire dans le creux de l’image, lançant alors pour de bon l’intrigue, et bien sûr que Jo pourra chanter ce superbe « Que sera, sera », message d’amour à l’attention de son fils qui dit les liens les unissant, et qui les libéreront elle et son fils, ainsi que le spectateur, de l’insoutenable sentiment de l’attente, qui est au principe de tout le cinéma d’Hitchcock des années 1950 (a contrario, le film de 1934 s’achève plus conventionnellement par une fusillade). Les paroles de la chanson ne sont du reste pas anodines : « Que sera, sera, whatever will be, will be » (ce qui doit être sera), ce qui semble signifier que le destin qui vient est immuable, qu’il faut soit « attendre et espérer » selon la devise du Comte de Monte Cristo, soit se préparer d’ores et déjà au pire selon un destin envisagé comme couperet et passion, comme dans les films de Fritz Lang et comme dans la version de 1934 où le destin de Peter Lorre est déjà gravé sur son visage de vaincu. Or, cette chanson que chante (très bien) Doris Day pour que son fils l’entende et lui réponde à la fin (écho de Richard Coeur de Lion sifflant en réponse depuis la forteresse où il fut prisonnier d’après Bill Krohn), c’est justement un défi, une manière de dresser un rempart face au destin en lui déniant le droit d’écrire un scénario où le fils serait tué, de contredire les paroles chantées. Ce classique ne possède pas la puissance de feu et d’expression des chefs-d’oeuvre d’Hitchcock, mais il réserve dans sa deuxième partie une puissance d’émotion qui en fait une très belle pièce de sa filmographie.

Strum

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16 commentaires pour L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock – version américaine : Que sera, sera ?

  1. J. R. dit :

    « elle a un visage ravagé par l’angoisse après l’enlèvement et est très émouvante en mère en larmes »… Certes je la sous-estime un peu, mais n’exagérons rien non plus 🙂
    Tu n’évoques pas la scène étrange chez les taxidermistes. C’est anecdotique mais j’ai toujours était intrigué par cette fausse piste sans en comprendre les ressorts…
    Il paraît que la copie projetée à la cinémathèque française était exceptionnelle ?

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    • Strum dit :

      Je n’exagère pas, je dis juste ce que j’ai ressenti : son visage en pleurs m’a beaucoup ému, davantage que dans mon souvenir. Je l’ai trouvée vraiment très bien dans le film. Pour le reste, moi aussi, j’ai toujours trouvé étrange cette séquence chez les taxidermistes, Ambrose Chappel, père et fils. Je voulais y faire une allusion quand je parlais du « Londres inquiétant », mais j’ai oublié, merci de m’y refaire penser. Hélas, je n’ai pas le temps d’aller voir les Hitch à la cinémathèque, mais la copie d’aujourd’hui était en effet une originale en 35mm avec un système sonique particulier.

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  2. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir. Il en manque cher Strum. Vous n’allez pas vous arrêter là. Pensez à Lifeboat, Agent secret, la loi du silence, Dial M for murder, mais qui a tué Harry ?, Jeune et innocent, le faux coupable etc..

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  3. Pascale dit :

    Je l’ai en DVD dans un coffret. Je le reverrai vite à la lumière de ton beau texte qui donne envie.
    Je me souviens de Daniel Gelin au Maroc, de Doris au piano, du coup de cymbales, du petit garcon et d’un grand escalier… Je pense que ce sera une re-découverte grâce à toi.

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  4. Pascale dit :

    C’est exactement tout comme tu as dit.
    Je me suis régalée.
    Effectivement l’escalier est plutôt rouge.
    Plus que la séquence taxidermiste, une fausse piste sans grand intérêt, c’est celle de la bande de copines actrices chanteuses qui attendent dans l’appartement, après avoir empêché Jimmy de téléphoner… qui m’a paru totalement incongrue.
    Enfin, pour être encore d’accord avec toi je dois dire que Doris Day est tout à fait merveilleuse dans ce rôle, grave, profonde et très crédible en mère éplorée.

    Hitchcock aurait adoré cettre époque de smartphones… le nombre de coups de fil dans ce film est impressionnant !

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    • Strum dit :

      J’aime bien les scènes humoristiques avec les copines chanteuses, qui paraissent sorties d’un autre film, et ne connaissent rien d’ailleurs du drame qui se joue. N’est-ce pas pour Doris Day. Je ne sais pas ce qu’Hitchcock aurait fait de notre époque mais il l’aurait sûrement bien fait.

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  5. princecranoir dit :

    Ton texte est si fouillé qu’il faut absolument que je le revoie. Rendez-vous à Ambrose Chappel.

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