Gloria Mundi de Robert Guédiguian : Sic Transit ?

gloria

Après La Villa et Les Neiges du Kilimandjaro, Robert Guédiguian met de nouveau en scène un conflit de générations dans Gloria Mundi (2019). D’un côté, la vieille garde, revenue de tout mais forte encore d’élans de générosité et d’un inépuisable esprit de sacrifice. De l’autre, de jeunes gens aux dents longues, impatients de réussir, peu regardant sur ceux qui pourraient être écrasés sous leurs pas en chemin. La troupe habituelle est là : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin, trio fidèle aux gestes sûrs, à la mémoire longue. Ce sont eux les anciens aux yeux brillants, eux les bienheureux qui ont conservé l’espoir d’une vie meilleure. Mais aussi la relève, si décevante aux yeux de Guédiguian, qu’incarnent Anaïs Demoustier, Robinson Stévenin, Grégoire Leprince-Ringuet, visages désormais connus des spectateurs du cinéaste.

C’est dans le présent d’un nouveau quartier moderne de Marseille que se déroule ce face-à-face entre le passé et l’avenir. Gloria est la fille de Mathilda (Demoustier) et Nicolas (Stévenin), qui vient de naître. Promesse de l’avenir déjà fragile car Nicolas, chauffeur pour Uber, vient de perdre son travail après une agression, tandis que Mathilda peine en vendeuse surnuméraire d’un magasin de vêtements. A l’inverse, Aurore, la soeur de Mathilda, rayonne à la tête de son magasin « Tout cash » qui rachète à bas prix les objets des nécessiteux pour les marchander ensuite, exploitant la misère comme les usuriers d’autrefois, de sinistre réputation. Son compagnon Bruno (Leprince-Ringuet) l’affirme lui-même, c’est un « premier de cordée », qui va réussir coûte que coûte, en écartant de son chemin les « minables » qui ont d’autres valeur que l’argent. Sur ces entrefaits, arrive Daniel (Meylan), père biologique de Mathilda, qui vient de passer vingt ans en prison pour meurtre, à la suite d’une bagarre où il défendait un ami. Il a jadis beaucoup aimé Sylvie (Ascaride) qui vit maintenant avec Richard (Darroussin), l’homme généreux qui l’a recueillie, elle et Mathilda bébé, les sauvant de la misère. Aux enfants instables et égoïstes, les anciens vont montrer ce que c’est que d’être grands dans le malheur.

Voilà qui, sur le papier, est fort manichéen, trop pour servir d’unique boussole dans notre monde complexe, et les quelques scènes censées humaniser le couple Bruno-Aurore ne dissimulent pas la détestation que Guédiguian leur voue. Mais à l’écran, dans l’ensemble, c’est très beau, les moments de grâce compensant les scènes plus démonstratives. Très beau, parce que la candeur n’est nullement l’ennemi de la beauté au cinéma, ni les beaux sentiments, contrairement à un a priori tenace. Très beau, parce que la sublime Pavane pour une infante défunte de Ravel enrobe d’un velours d’aurore puis de nuit les images. Très beau, parce que Guédiguian, dernier cinéaste classique français peut-être, sait filmer Marseille et l’ailleurs, attentif aux bâtiments comme aux êtres, les révélant dignes ou froids d’un seul panoramique. Très beau, parce que le film fait songer à du Hugo, qui inspirait déjà Les Neiges du Kilimandjaro : comme dans Les Misérables, les méchants sont très méchants, les gentils très bons, « vêtus de probité candide et de lin blanc » comme Booz endormi, et cela élève, cela grossit le coeur, de voir de la bonté au cinéma. A l’instar d’Hugo, c’est la société que juge Guédiguian à travers ces personnages dessinés à grands traits. Richard et Daniel se partagent du reste le rôle de Jean Valjean : l’un a recueilli et élevé une enfant qui n’était pas la sienne, l’autre va en prison pour sauver les autres.

Sauf que chez Hugo, il y avait la consolation de l’autre monde, dont l’existence n’était pas sujette à caution. Il y avait l’ange qui attendait Jean Valjean dans l’ombre au moment de sa mort, il y avait Cosette avec la vie devant elle, munie du viatique de l’amour de Marius. Ici, qu’y a-t-il ? Aucun ange n’attend Daniel, car il est lui-même l’ange veillant sur les autres ; seul lui est réservé l’oeillet d’une porte de prison le regardant tandis qu’il regarde en retour. Il est la conscience du film, dont le secret sacrifice tombera au fond d’un coeur. Le titre apparent du film ne donne que la moitié de l’énigme. Gloria Mundi n’en est qu’une partie, précédée d’un sic transit entre parenthèses. Dans l’ancien rituel de couronnement du pape, le sic transit désignait le caractère éphémère de toute gloire puisque la mort attend même les puissants. Dans le film, quelle est cette gloire du monde (gloria mundi) à laquelle se réfère le titre ? A première vue, ce bébé dénommé Gloria (nom « tiré d’une série télé » dit Mathilda mais qui a une autre signification). Tout enfant apporte avec lui la promesse de jours meilleurs. Or, cette « gloire » ne se rapporte pas seulement à Gloria dont la naissance ouvre le film au son d’un requiem de Verdi. Guédiguian interroge, demande ce que c’est que cette gloire. Pas la réussite matérielle suggère-t-il, qui elle passera, oubliée dans la tombe, pas l’esprit de lucre, jamais rassasié, mais les petits gestes inconnus de la vie quotidienne, les sacrifices dans l’ombre comme celui de Daniel, comme dans les films de John Ford. Souvent, l’homme qui tue Liberty Valance, l’homme qui actionne la roue du destin, n’est pas celui que l’on croit. Il veille, inconnu, le coeur lourd de son secret. C’est cette gloire-là, non récompensée, qui est la plus belle, qui est la plus triste aussi, et l’on veut bien croire Guédiguian quand il nous le dit dans un avant-dernier plan très beau figeant ses personnages dans les gestes interrompus d’une passion. C’est cette gloire-là, celle de la bonté et des bonnes actions qui, peut-être, ne passera pas, continuera à trouver des êtres comme Daniel pour la porter. Voyez le titre original du film, tronqué sur les affiches et dans les critiques : (Sic Transit) Gloria Mundi. Pourquoi le sic transit figurerait-il entre parenthèses, comme un début de retrait, sinon parce que Guédiguian veut croire que la promesse de l’enfant qui naît et des actions bonnes n’est pas destinée à passer sans traces malgré le temps d’orage et l’avenir voilé ?

Strum

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25 commentaires pour Gloria Mundi de Robert Guédiguian : Sic Transit ?

  1. lorenztradfin dit :

    Tu me rends curieux pour ce film (Bach, Ravel…tes « beau »… sans ‘cacher’ les « grands traits », la crainte du manichéen, la ‘candeur’ – qui dans pas mal de films de G. m’ont fait dresser les cheveux….).

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  2. Très belle critique ! Un peu de manichéisme ne nuit pas, me semble-t-il, du moment que ce n’est pas trop caricatural. J’achèterai sans doute le DVD, du coup !

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  3. regardscritiquesho22 dit :

    Une très brillante critique, que je partage complètement! A lire, à mon humble avis, après le film, c’est mieux. Mais votre texte est très fouillé et explicite parfaitement le travail de Guédiguian!

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  4. Pascale dit :

    Guediguian a de la chance d’avoir inspiré un si beau texte !
    Helas je n’ai pas vu CE film et je le regrette bien.
    Je suis d’accord, Guediguian ne cesse de dire que les vieux sont meilleurs et que c’était mieux avant. Bravo.
    Je ne parle pas de la misogynie puisqu’elle n’a manifestement sauté qu’à mes yeux. Je ne vais pas me battre sur ce thème.
    Parmi tous ces personnages, pas aimables, un seul sort du lot avec grâce et mélancolie : Gérard Meylan. Mais bien christique le rôle…

    Pauvre Gloria ! J’ai eu mille fois envie de traverser l’écran pour l’enlever à cette… famille.

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    • Strum dit :

      Merci Pascale. Justement, christique, ou plus sûrement angélique le personnage de Meylan. C’est ça qui est beau. Mais je trouve aussi que les personnages de Darroussin et Ascaride (elle a le droit de ne pas faire grève – je te trouve dure avec elle car elle a souffert) sont de beaux personnages. Reste effectivement ce portrait plein de ressentiment des jeunes. Mais comme je perçois ce ressentiment de Guédiguian envers la jeune génération depuis plusieurs films, je m’y attendais et j’y ai moins fait attention je suppose, me concentrant sur ce qui est beau dans le film. Et si ce texte, qui n’est que le modeste commentaire de l’oeuvre d’un artiste, t’a plu, c’est bien parce qu’il y a quelque chose dans le film qui l’a inspiré.

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  5. Pascale dit :

    Ah mais tout à fait, Ariane a le droit de ne pas faire grève et je trouve ses arguments justes et forts dans le film. Je me suis mal exprimée car je voulais juste relever les différences avec les autres films de Guediguian. Ariane fait TOUJOURS grève 🙂
    Autre nouveauté : ne plus croire en rien et surtout pas en la jeunesse. Il déteste ses personnages.

    C’est toujours un plaisir immense de te lire, même si ça me donne souvent envie de lâcher mon blog (mais je n’y arrive pas).

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  6. J.R. dit :

    Vu hier… rien a rajouter! J’ai l’avantage pour apprécier le film de ne pas avoir les mêmes idées politiques que Guédiguian, mais d’avoir le même désenchantement que lui. C’est ainsi lorsque je vois la grande verrue de verre défigurer les docks de Marseille, une ville devenue épouvantable; que je contemple un monde ubérisé, où la poésie est mise en prison. Un monde où l’on vit vieux mais avec un alzheimer culturel permanent.
    Bruno est un jeune homme caricatural, à condition de pas l’avoir trop souvent croisé, on le déteste dès la deuxième minute du film, on le croise parfois dans le reflet d’un miroir.

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  7. Sicard dit :

    Merci pour cette belle analyse .
    Vous êtes sûr que c’est du Bach , au début du film ?

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    • Strum dit :

      De rien. Non, je ne suis pas sûr pour Bach au début ; pour être honnête, j’ai suivi les dires de Guédiguian qui le dit dans une interview sans trouver le temps de vérifier. 🙂 Tous les titres utilisés sont cités dans le générique de fin, la vérification pourrait commencer là.

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    • J.R. dit :

      Selon un interview il s’agirait du Requiem de Verdi lors de l’ouverture du film, je me rappelle sur le générique de fin une référence à Artavazd Pelechian :

      « À l’occasion de ce préambule, vous citez explicitement un court métrage sublime d’Artavazd Pelechian, Life, qui filmait lui aussi un accouchement sur le Requiem de Verdi. Comment vous est venue cette inspiration ?

      J’ai réfléchi à la façon dont je pouvais mettre en scène cette naissance, à sa fonction dans le récit, et je me suis dit qu’il fallait la présenter comme quelque chose de sacré, en opposition avec le reste du film qui exposera plutôt des situations triviales, quotidiennes – des petits arrangements avec le réel. Cette naissance devait ainsi apparaître comme une sorte de miracle – un événement sans contextualisation, sans explication. Cela m’a rapidement emmené vers Pelechian, à qui j’étais ravi de pouvoir rendre hommage, et pas simplement à cause de mes origines arméniennes. »

      Sinon on entendrait aussi :
      « Pavane pour une infante defunte » – Maurice Ravel
      « Ma mère l’Oye – Apotheose : le jardin féérique » – Maurice Ravel
      « Deux trois barres » – AMG
      « En attendant » – Lossa
      « Coming Up » – The Spectre
      « Goodnight » – La Griffe, Pierre Terrasse
      « Broken English » – Marianne Faithfull

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  9. josephcurwan dit :

    j’espère que vous allez aussi parler du dernier mallick. c’est quand même autre chose que les petits téléfilms scolaires de guédigian. -dh

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