Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma : fugere non possum

portraitdelajeunefilleenfeu-celinesciamma-width_3989_height_2166_x_51_y_0

Fugere non possum, je ne peux m’enfuir : c’est ce que chante un choeur de jeunes bretonnes autour du feu dans Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma. La prisonnière, c’est Héloïse (Adèle Haenel), recluse dans une île de Bretagne, à laquelle sa mère comtesse (Valéria Golino) impose un mariage arrangé. Le futur époux, milanais, réclamant un tableau de sa promise, Héloïse refuse de poser, vaine tentative pour échapper au mariage. La comtesse conçoit un stratagème : faire passer Marianne (Noémie Merlant), une artiste-peintre, pour une dame de compagnie, qui peindra la fille rebelle à son insu.

Les deux femmes tomberont amoureuses, mais le film est autant une histoire d’amour qu’un portrait de la condition de la femme à la fin du XVIIIè siècle, et par extension du regard qu’on porte sur elle, qui la saisit en tant qu’image plutôt qu’en qualité de femme. La structure du récit est très littéraire, avec un encadrement temporel typique des nouvelles du XIXè siècle romantique, puisque le film est construit comme un flashback où le récit se déplie dans le souvenir du passé. Littéraire également, le recours au mythe d’Orphée et Eurydice pour souligner le destin d’Héloïse : comme Eurydice qu’Orphée a trop regardée, mal regardée (dit Marianne), elle est condamnée à devenir une image, à exister à travers une image qui va se substituer à une vie qu’elle n’aura pas connue. A cette aune, le prix du scénario à Cannes n’est pas le choix incongru que l’on a dit.

Pour raconter cette histoire d’un enfermement, Céline Sciamma et sa chef opératrice Claire Mathon composent des plans-tableaux qui ne sont eux-mêmes pas enfermés. Elles filment en extérieur les promenades des deux femmes sur les côtes bretonnes avec une forte luminosité, qui met à nu les personnages en même temps qu’elle souligne leur désir et leur aspiration à une vie libre, romantisme des images qui redouble le romantisme de la structure narrative. Ces plans très composés, notamment par leur diagonale, confèrent parfois une certaine raideur au film en même temps qu’une grande clarté à son exposition de la condition des femmes, puisqu’il s’attache à dépeindre, outre l’histoire d’amour, les contraintes du cycle menstruel, la douleur d’un avortement, l’impossibilité pour les femmes de l’époque de s’émanciper. Ce que le monde d’alors leur refusait, les images féministes du film leur donnent, en leur faisant échapper aux regards des hommes, car il n’y a ici aucun personnage masculin, les femmes restant entre elles.

Le feu du titre a valeur polysémique. Seules deux voies s’ouvrent devant Héloïse prisonnière : soit mourir, par le feu ou tout autre moyen, et peut-être que la chose lui traverse l’esprit lors de la scène où elle s’enflamme, soit consumer son coeur dans son amour pour Marianne afin qu’il n’en reste plus rien pour le mari qui vient. L’image le dit lors d’une scène où l’ancien tableau prend feu : c’est le coeur qui brûle, ce qui traduit d’ailleurs le propre désir de Marianne. Quand on ne peut plus vivre, il reste l’image. C’est ce qui restera aux deux femmes, qui vivront d’images, celles du souvenir de leur amour, tandis qu’elles seront devenues elle-mêmes images au cours de leur existence, déjà presque mortes ; ainsi Héloïse apparaissant à Marianne, telle Eurydice avant d’être happée par les enfers, puisque leur coeur déjà consumé ne bat plus dans leur poitrine. La chanson mentait donc : la fuite est possible, mais uniquement, amère consolation, dans les images, dans les souvenirs, comme dans le beau dernier plan qui renverse enfin la perspective au bénéfice d’Héloïse ; auparavant, seul comptait le regard de Marianne sur Heloïse, paradoxe si l’on songe que le film avance qu’Orphée ne regardait pas Eurydice comme il fallait.

Ce beau film est bien pensé et mis en scène. Cependant, il m’a paru qu’il lui manquait quelque chose, que le feu du titre se trouvait justement plus dans l’image que dans une incarnation véritable qui aurait pu enflammer les braises de la passion qu’il met en scène. Peut-être est-ce le revers de sa très grande clarté : Sciamma éclaire si consciencieusement ses personnages et les affres de leur condition qu’il lui reste peu de mystère à nous laisser. Au début, le mystère et le feu résident dans les yeux de ses deux interprètes, similaires par leur intensité et par le trait des sourcils qui les enchâsse – à ce jeu, Noémie Merlant est plus convaincante et plus naturelle. Mais après que leur amour éclôt, ce mystère là disparait aussi. C’est comme si le portrait d’Héloïse par Marianne finissait trop tôt au cours de la narration et qu’il ne restait plus rien à peindre, uniquement à illustrer, comme s’il manquait un contrechamp : celui du regard d’Héloïse, qui arrive trop tard à la fin, dans l’émouvant dernier plan.

Strum

Cet article, publié dans cinéma, Cinéma français, critique de film, Sciamma (Céline), est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

25 commentaires pour Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma : fugere non possum

  1. lorenztradfin dit :

    Vu hier soir, quelle coïncidence ta critique – « content » de voir que contrairement à pas mal de critiques toi aussi tu as trouvé « plus de mystère » dans la 1ere partie avant l’éclosion de leur amour (j’ai en effet préféré la 1ere partie et mois la 2e avec l’utilisation de métaphores trop appuyée dans de somptueux tableaux (les vagues qui s’écrasent avec fracas quand les deux se prennent dans les bras, l’avortement avec la présence du petit enfant, le miroir sur le con pour l’autoportrait…). Le mythe d’Orphée a été bien utilisé à mon goût (et cadre parfaitement avec le chapitre « Anti-Orphée » de Camille Laurens dans « Ni toi – ni moi » dans lequel elle déconstruit le mythe…. Enfin belle utilisation de « l’été » tirés des 4 saisons, une peinture en soi, en notes juxtaposée à la peinture avec les yeux. Un très beau film avec des actrices aux yeux au top.

    Aimé par 1 personne

  2. kawaikenji dit :

    Merci au lobby LGBT+- d’avoir permis ce très beau film qui sinon n’existerait pas (et le reste de l’œuvre magistrale de Sciamma dans son ensemble non plus)

    J’aime

  3. princecranoir dit :

    J’aime beaucoup les films de Céline Sciamma, je n’ai toujours pas eu le loisir de voir celui-ci. Ton très beau texte me permet d’entrevoir déjà les liens qui l’unissent à ses prédécesseurs, et pas seulement par le truchement de Mlle Haenel, mais également de ces passions inflammables. Je note la très belle prestation de Noémie Merlant que je ne connais pas, et la présence notable de Valeria (et non Valerio si je puis me permettre 😉 ) Golino que j’apprécie.

    J’aime

    • Strum dit :

      Tu peux te permettre, merci pour la relecture ! J’aime bien Valeria Golino aussi qui a cependant un petit rôle ici. C’est un beau film mais il m’a manqué quelque chose pour être en mesure de m’enflammer pour le film.

      Aimé par 1 personne

  4. Pascale dit :

    Beau texte qui illustre les magnifiques images.
    Le féminisme du film est un de ses atouts je trouve.
    Je sais ce qui m’a manqué : l’émotion.
    Jamais on est emporté par le souffle de la passion.
    J’ai trouvé Adèle un peu engoncée dans son rôle et ses habits. Sauf dans la scène de l’opéra où ENFIN surgit l’émotion… mais un peu tard.
    Et rien sur Luana Bajrami qui m’a impressionnée et dont le personnage évolue et s’impose.

    Aimé par 1 personne

    • Strum dit :

      Merci. Et bien, je pense exactement comme toi : dans la scène de l’opéra, la plus belle du film, l’émotion surgit enfin, et oui, c’est un peu tard. Luana Bajrami, que je ne connaissais pas, est bien en effet.

      J’aime

  5. Ping : Embrasement par le regard | Coquecigrues et ima-nu-ages

  6. tinalakiller dit :

    Un film qui a indéniablement certaines qualités et de bonnes idées mais je suis restée en dehors. Ca manque d’émotion et de passion selon moi. Et Adèle Haenel, qui est pourtant une très bonne actrice, n’est pas faite pour le rôle qu’elle interprète.

    J’aime

  7. Vu hier soir. J’y allais a reculons car je n’avais pas du tout aimé Bande de filles de la même Cèline Sciamma et contre toute attente, j’ai trouvé cela pas mal du tout, beaucoup mieux que ce à quoi je m’attendais (ce qui n’était pas trop difficile).

    Le film est plastiquement assez beau, il y a des scènes qui font penser à des tableaux de Georges de La Tour, c’est assez envoûtant.

    Ensuite il soulève des problémariques à mon avis bien exposées et cela d’autant plus que les personnages parlent comme des livres – on ne parle pas comme ça dans la vie réelle – mais le dilemme liberté / égalité ou l’interprétation du mythe d’Orphée « Ce qu’Orphée voulait rappoorter des enfers, ce n’était pas Eurydice mais l’image d’Eurydice », je trouve cela assez bien vu.

    En fait, ce film est pour moi une sorte de Rohmer féministe, avec des beaux décors et des actrices professionnelles.

    J’aime

    • Strum dit :

      Comme toi j’ai beaucoup aimé cette idée littéraire et forte d’Orphée qui regarde Eurydice comme une image, qui s’intègre bien dans le film. Je te suis moins pour le rapprochement avec Rohmer car la mise en scène est différente.

      J’aime

  8. Ping : Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma – Pamolico, critiques romans et cinéma

  9. oussadi dit :

    J’ai trouvé le film beau, recherché mais abstrait, théorique. Il lui manque l’incarnation de la vie d’où l’ennui que j’ai ressenti. Ce qui m’a gêné aussi, c’est l’absence d’un vrai contexte. Le XVIII est un décor sans profondeur, or c’est un siècle riche en femmes célèbres ce que n’a pas l’air de considérer Céline Sciamma. Enfin je n’ai pas trouvé Adèle Haenel crédible, déjà en tant qu’ado découvrant l’amour (à 30 ans dans ces milieux, on mariait sa fille ou son fils) et ensuite en tant qu’artiste sortant du couvent.

    J’aime

    • oussadi dit :

      Aristo sortant du couvent.

      J’aime

    • Strum dit :

      C’est vrai qu’il y a quelque chose d’un peu abstrait dans le film et qu’Adèle Haenel n’est pas très crédible. En ce qui concerne le statut de la femme française au XVIIIe siècle en revanche, l’existence de femmes célèbres, arbre cachant la forêt, n’empêche pas le fait que ce statut était inégalitaire et peu enviable.

      J’aime

  10. oussadi dit :

    Certes mais le XVIII a été plus favorable aux femmes que le XIX avec le code Napoléon, du moins dans les milieux aisés (nobles et bourgeois) où le libertinage se pratiquait chez les hommes mais aussi chez les femmes. Héloïse aurait pu devenir veuve comme Mme de Merteuil et ensuite vivre comme bon lui semblait par exemple ou recevoir du beau monde dans son salon, y compris Marianne.

    J’aime

    • Strum dit :

      Elle aurait pu, mais cela aurait été un autre film. D’ailleurs, Mme Merteuil est durement punie de sa liberté de moeurs chez Laclos. Je ne pense pas que la situation décrite par Sciamma dans le film ait été moins fréquente que le libertinage, dont on peut penser que s’il a été autant abordé/fantasmé par la littérature de l’époque c’est parce qu’il n’était pas si fréquent dans la réalité.

      J’aime

  11. oussadi dit :

    Le personnage de Marianne qui semble être l’une de ces femmes libres issue d’un milieu aisé du XVIII aurait pu être davantage développé. Et ce d’autant que Noémie Merlant a un jeu beaucoup plus juste que Adèle Haenel. Ce que je reproche au film de Céline Sciamma, c’est son manque de nuances, sa volonté de plaquer un discours très théorique sur une réalité historique forcément plus complexe.

    J’aime

  12. Bildan Bernard dit :

    C’est curieux, mais je ne retrouve pas le texte du film (que je viens seulement de voir) dans les commentaires ci-dessus. Que Orphée fasse le choix du poète, et que le film donne la proéminence à la peinture / image, d’accord ! Mais Héloïse / Eurydice propose pourtant sa version : c’est elle qui appelle Orphée. « Retourne toi » ! Elle se suicide, … comme sa sœur. Un suicide en forme de salut, comme proposé dans le tableau de Marianne, dans son exposition. Un retour à la nuit des Enfers avec la porte qui claque et coupe la lumière. D’ailleurs Orphée vient vient d’allumer la passion au plus profond des Enfers. Même les Dieux sont percés par l’émotion ! En quelques instants, Orphée a tout offert à Eurydice. Je pense que c’est elle qui fait le choix du poète et retourne dans l’obscurité de la mort, illuminée par l’amour, maintenant éternel, d’Orphée.

    J’aime

    • Strum dit :

      Bonjour, faites-vous référence aux commentaires qui suivent ou à l’article ? En ce qui concerne votre interprétation, elle est possible en effet, même si j’ai une vision plus pessimiste du sort d’Eurydice, qui pleure beaucoup à la fin du film.

      J’aime

Laisser un commentaire