Les Cendres du temps de Wong Kar-wai : instants de beauté

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« La mémoire est le pire ennemi de l’homme » affirme Huang Yaoshi (Tony Leung Ka-fai) dans Les Cendres du temps (1994). Et cette fine lame de proposer à Ouyang Feng (Leslie Cheung), qui le reçoit dans sa tanière d’ermite, de boire avec lui un vin magique possédant la vertu d’accorder l’oubli, cette aspiration du bouddhisme. Sonder la mémoire de Huang, Ouyang et de deux autres guerriers légendaires du début du moyen-âge chinois, en extirper les instants de beauté, les souvenirs douloureux qui les hantent, pour en faire la matière d’un récit cyclique épousant le déroulement des saisons, c’est ce à quoi s’attèle le cinéaste hong-kongais Wong Kar-wai ici.

Mais des aventures héroïques et chevaleresque du Wu-xia (le film est lointainement adapté d’un roman de sabre chinois publié à la fin des années 1950), Wong Kar-wai ne retient pas les exploits des bretteurs, même si son film donne à voir quelques combats ici et là, qui semblent des apartés. Il en explore la jeunesse malheureuse, il en fait voir les chagrins d’amour dont l’ombre longue, dont les rayons ardents, s’étendront sur tout le reste de leur vie. De ce chagrin, sera tiré le venin qui fera de Ouyang un « tyran », bien après les évènements du film.

Selon la manière de Wong Kar-wai, et de manière encore plus prononcée que d’habitude, plusieurs récits fragmentés sont ici imbriqués, qui se recoupent par associations d’images, par l’entrelacs des personnages se rencontrant, histoires d’amour inachevées, inaccomplies, où le sentiment naît du déchirement du départ, grandit à partir du moment où l’homme et la femme se sont quittés. Mais c’est d’abord l’histoire d’Ouyang que conte le film, dont les souvenirs, et le visage voilé ouvrent et ferment la narration. Ouyang qui abandonna sa bien-aimée sans savoir alors combien il l’aimait, ni que les instants les plus beaux de son existence, seraient les courts moments passés auprès d’elle, c’est-à-dire passés auprès de Maggie Cheung, dont Wong Kar-wai filme le visage mélancolique comme d’une déesse au visage d’albâtre, aux yeux langoureux et brillants, aux lèvres rouges et ourlées. Tous les films de Wong Kar-wai, quels qu’en soient les avatars, les lieux (ici des étendus désertiques, une fois n’est pas coutume pour ce chantre du spleen urbain), les genres abordés, sont bâtis autour de cette idée : on n’aime que ce qui n’est plus, dans le temps mélancolique du regret, on ne reconnaît pas la beauté du moment présent, elle n’apparait que dans le souvenir, capturée dans une image du passé.

« Rien ne dure » murmure Ouyang. Ce qui ne dure pas, c’est la beauté, c’est le sentiment, qui se compose d’instants plutôt que de durée. Wong Kar-wai est le plus bachelardien des cinéastes, à moins que Bachelard ne soit le plus asiatique des philosophes français. Comme Bachelard, Wong perçoit la vie comme une suite d’instants, dont il restitue la beauté dans ses plans. L’esthétisme qui caractérise son cinéma n’est donc pas vain mais participe d’une vision du temps où l’instant prime sur la durée, où la fragmentation du temps appelle la fragmentation de la narration. C’est dans l’instant que se consume la flamme d’une chandelle, c’est dans l’instant que se déploie la beauté d’un visage, c’est dans l’instant que se dissout la beauté du crépuscule. Ces instants inoubliables s’impriment dans notre mémoire selon leur intensité et non en fonction de leur place dans la ligne d’écoulement du temps. C’est pourquoi Wong Kar-wai construit ses films en suivant la lueur ou la trace laissée par l’intensité de l’instant, et c’est pourquoi ils paraissent si singulièrement construits, échappant à la logique rationnelle d’un conteur occidental traditionnel. Et pourtant ses histoires émeuvent toujours, car elles s’articulent autour de personnages dont on connait souvent les pensées, car elles sont tissées d’un même fil les reliant : celui du regret.

Cette approche du récit, fidèle à sa philosophie de l’instant, valut à Wong Kar-wai bien des déboires pendant le long montage des Cendres du temps (qu’il interrompit pour tourner le génial Chungking Express en manière de récréation). Le film fut un échec commercial à sa sortie, et on peut le voir aujourd’hui sous l’appellation des « Cendres du temps Redux », remontage d’une version d’origine peu compréhensible narrativement et dont le négatif original aurait été perdu. Même aujourd’hui, l’intrigue sibylline des Cendres du temps Redux, qui n’est pas le film par lequel il faut découvrir Wong Kar-wai, peut dérouter, mais le langage de la mélancolie est universel et le film est prodigue d’images baroques et superbes, illuminées des miroitements de la lumière, caressées du chatoiement des étoffes, dorées par le sable du désert, à la lisière du kitsch parfois. Et puis, les acteurs et les actrices, Leslie Cheung et Maggie Cheung, Tony Leung Chiu-Wai et Brigitte Lin, Carina Lau et Charlie Yeung, toujours les mêmes qui ont accompagné fidèlement le cinéaste de film en film, sont beaux comme des dieux descendus sur Terre. Les éclairages impressionnistes du chef-opérateur fétiche du cinéaste, le mystérieux Christopher Doyle, jouent avec leur visage comme un pinceau épris de son tableau et William Chang, son habituel directeur artistique fait des merveilles avec presque rien, une pièce étroite, un panier en osier, un costume usé.

Les quelques combats ne sont que prétexte à d’autres explorations esthétiques et remporelles, qui mixent images accélérées et ralentis, selon une esthétique particulière que l’on ne trouve que chez Wong Kar-wai pour ce qui concerne le Wu-xia-pian ou film de sabre, aussi éloignée de l’ampleur de la mise en scène chez King Hu que de la frénésie du Tsui Hark de The Blade. Par cela-même, du fait de ce style assez unique (même s’il s’inscrit dans le cadre du cinéma hong-kongais), Wong Kar-wai, cinéaste de l’instant, est un cinéaste précieux qui s’est fait trop rare ces dernières années.

Strum

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9 commentaires pour Les Cendres du temps de Wong Kar-wai : instants de beauté

  1. J.R dit :

    Les Cendres du temps dont parle le titre, semble avoir été pour moi celles de la durée de ce navet prétentieux et kitsch…

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    • Strum dit :

      Tu es dur. Est-ce que tu avais vu les autres films de Wong Kar-wai avant (les années, sauvages, Chungking Express, etc…) qui permettent de mieux appréhender celui-ci, qui n’est certes pas son meilleur ? Et as-tu vu la version initiale (Les Cendres du temps) ou la version remontée par Wong, Les Cendres du temps redux ? Et kitsch, peut-être par moment, mais pourquoi « prétentieux » ?

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      • J.R dit :

        Oui, bien sûr que je suis trop dur… mais pour tout dire, j’avais été sidéré en voyant ce film, au cinéma il y a quelques années. Ce n’était pas lors de sa sortie,mais bien 10 ans plus tard, et Wong Kar-Wai était déjà consacré (je n’avais, en revanche, jamais rien vu de lui). Et j’avoue que le film fut pour moi, absolument impénétrable, je n’ai absolument jamais rien compris, les images étaient tantôt belles, tantôt kitchs, mais d’un esthétisme tellement appuyé que je ne les ai juste pas digérées. J’ai dit prétentieux à cause de la l’ennui qu’il a voulu m’imposer, il n’était pas obligé de faire ça ; ) … Puis je ne fus jamais en sympathie avec aucun personnage. Voila pour être moins radical et exposer mon ressenti – je n’ai pas toutes les clés pour analyser ce cinéaste. Au plaisir de te lire… et de relire.

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  2. princecranoir dit :

    Tu évoques ce film si délicieusement que je ne puis sur l’instant réprimer l’envie de te relire à nouveau. La perception que tu en as réveille celle qui fut la mienne en voyant « The Assassin » du compatriote Hou Hsiao-hsien, peut être davantage tourné vers le complot que sur les tourmentes sentimentales.
    De Wong je me souviens du très graphique Grandmaster, que j’avais également aimé pour sa dilatation du temps.

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    • Strum dit :

      C’est le seul film de Wong kar-wai que je n’avais pas encore vu. Pas son meilleur, mais il y a des images magnifiques, et puis il fait tellement écho à ses autres films (mêmes acteurs et actrices, mêmes histoires, mais dans un cadre différent), qu’une mélancolie persistante s’en dégage, non seulement par son sujet, mais par ce système d’échos avec les autres films. Je n’avais pas tellement aimé The Assassin de Hou que j’avais trouvé encore plus sybillin et parcellaire, où le style ne fonctionnait pas très bien avec l’histoire. J’avais bien aimé The Grandmaster aussi, pour son dernier tiers surtout, mais qui reste là aussi loin des meilleurs films de Wong Kar-wai.

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