Fitzcarraldo de Werner Herzog : un Conquistador de l’opéra face à la nature

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Serge Daney, qui n’aimait pas le film, s’est trompé : Fitzcarraldo (1982) n’est pas le journal de bord d’un tournage héroïque plus intéressant que le résultat, mais un grand film se suffisant à lui-même qui raconte le rêve fou d’un entrepreneur voulant construire un opéra dans la forêt amazonienne au Pérou pour jouer du Bellini. C’est un faux film jumeau d’Aguirre, la colère de Dieu, avec le même réalisateur et le même acteur (les « ennemis intimes » Werner Herzog et Klaus Kinski), et ce même thème, croit-on au départ, d’un homme possédé par une chimère qui veut dompter la nature. Faux non seulement parce que Fitzcarraldo est un film plus accompli sous certains aspects, malgré la plus grande notoriété d’Aguirre, mais aussi parce qu’ici, la confrontation entre l’esprit humain et la nature est moins violente et révèle autre chose de l’homme. Fitzcarraldo ne recherche pas, comme Aguirre, la Cité d’Or des Conquistadors pour lui-même en violentant la nature, il est mû par un rêve de bâtisseur, que lui inspire sa passion de l’opéra qu’il voudrait faire partager au plus grand nombre. Cette passion le détache des choses matérielles qui ne sont pour lui qu’un moyen quand elles sont une fin pour Aguirre.

Aguirre était un personnage hégelien avant l’heure, prétendant imposer à la nature sa volonté de domination comme s’il lui était intrinsèquement supérieur selon la doxa hégélienne (qui fait de la nature une partie inerte de l’esprit, inférieure à l’esprit humain ayant conscience de soi). Fitzcarraldo, en ce début du XXe siècle, n’est déjà plus un personnage hégélien, mais un personnage conradien voulant accomplir un beau rêve. Il ressemble au Charles Gould du Nostromo de Conrad, ce capitaliste désireux d’assurer la prospérité de la mine de San Tome pour le bien de tous. Werner Herzog distingue schématiquement deux types de capitalistes dans Fitzcarraldo. D’un côté, les barons du caoutchouc d’Iquitos, obscènes car jouissant de l’argent en tant que fin, ne connaissant l’extase que dans le gain, et dans la perte si elle survient au jeu. De l’autre, Fitzcarraldo lui-même, qui ne connaît que l’extase artistique exaltant ses sens, et qui ne se porte acquéreur d’une terre en vue de l’exploiter que parce qu’il y perçoit le moyen entrepreneurial de réaliser son rêve de construire un opéra dans la jungle. L’ouverture du film, qui le voit descendre 2000 kilomètres sur le fleuve Amazone jusqu’à Manaus pour voir chanter Caruso, le grand ténor italien de l’époque, dit assez la démesure de sa passion. Ce n’est pas l’or et le stuc de Manaus l’européenne qu’il réclame pour la pauvre Iquitos et ses bâtisses sur pilotis, mais la beauté immatérielle de la musique.

Cette différence entre Aguirre et Fitzcarraldo commande le point de vue de la mise en scène. Dans Aguirre, la colère de Dieu, elle semblait se méfier de l’environnement, que les couleurs froides rendaient hostile. Dans Fitzcarraldo, la photographie de Thomas Mauch fait droit à la beauté de la nature, capturée dans les feux de l’aube. Plusieurs plans du bateau de Fitzcarraldo remontant le fleuve au son des opéras de Verdi et Bellini sont très beaux, relevant d’un romantisme crépusculaire et reflétant le désir d’absolu du personnage, duquel participent aussi les mouvements souvent ascensionnels de la caméra ; d’autres, portés par la musique de Popol Vuh, relèvent de la mystique de l’art, rejoignant la mystique de la nature représentée par les indiens Jivaros. C’est pourquoi la nature ne rejette pas Fitzcarraldo dans le film, lui qui n’apporte du monde civilisé, outre son bateau rapiécé, qu’un équipage de fortune composé notamment d’un cuisiner alcoolique et d’un capitaine baroudeur dont la vue baisse. Une fois qu’il a acquis son bateau et son terrain avec les économies de sa compagne Molly (Claudia Cardinale, sous exploitée, et dont le personnage un peu lisse méritait d’être davantage développée, c’est la réserve que l’on aura), une fois qu’il a descendu le fleuve jusqu’aux confins de la civilisation pour entrer dans le territoire vierge du Pachitea, il noue une alliance avec les Jivaros qui prennent son bateau pour un véhicule sacré pouvant les emmener, selon leur mythe, dans « le pays où la mort n’existe pas ».

Contre toute attente, les Jivaros vont aider Fitzcarraldo à réaliser une opération qui semble logistiquement impossible : faire passer le bateau par la jungle pour rejoindre le bras d’un autre fleuve donnant accès à son terrain. « Je soulèverai des montagnes ! » éructe Klaus Kinski, autant par sa bouche que par ses yeux fixes et brûlants, et on le croit sur parole puisqu’à défaut de la soulever, il fait venir un bateau à elle. Ces plans du bateau surmontant une colline ont fait la notoriété de Fitzcarraldo : Herzog a vraiment fait passer un bateau au travers de la jungle durant le tournage, sans compter une pré-production chaotique (Jason Robards devait même au départ tenir le rôle de Kinski et Mick Jagger faire partie du casting). Oublions cependant l’anecdote, qui dessert paradoxalement le film en faisant imaginer qu’il vaudrait surtout pour ses conditions de tournage, et regardons ces images hypnotiques et dantesques des Jivaros travaillant le bois, excavant le sol, et du monstre de fer fumant et grimpant la montagne tiré par une poulie, qui font croire à l’impossible : la réalisation du rêve fou de Fitzcarraldo, à moitié personnage conradien donc, puisqu’il réussit là où les personnages conradiens échouent. Aujourd’hui, toute cette séquence serait tournée sur fond vert, et la mesure de l’aventure humaine tiendrait au nombre de pixels à l’écran. La nature, telle que représentée par les Jivaros qui en sont comme une émanation, participe sans entraves à son propre éventrement, peut-être parce que ses enfants de la jungle ont eux aussi vocation à écouter les opéras. Faire croire à l’impossible, c’est bien une des tâches du cinéma, qui relie ici le rêve de Fitzcarraldo d’un opéra pour tous et celui des Jivaros d’un pays où la souffrance sera inconnue, ces deux croyances se confondant puisque l’art est précisément cet ordre esthétique inventé par l’homme pour vaincre la souffrance. A l’inverse de ce que croient les barons du caoutchouc, c’était donc Aguirre, le « Conquistador de l’inutile » et non Fitzcarraldo dans ce film plus optimiste et heureux que ce que l’on pourrait imaginer de prime abord. De son côté, Werner Herzog devait continuer durant la suite de sa carrière à explorer ces confrontations entre l’homme et la nature se tenant sur l’arête de la folie. Un grand film.

Strum

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17 commentaires pour Fitzcarraldo de Werner Herzog : un Conquistador de l’opéra face à la nature

  1. kawaikenji dit :

    pour une fois d’accord avec Daney… Fitzcarraldo c’est une tentative de refaire le magnifique Aguirre, qui s’avère au finale un tour de force un peu vain, un peu en roue libre, une succession de scènes jolies et gratuites. Comme beaucoup de film monstre (Apocalypse Now, La Porte du Paradis), ce qui est autour du film est plus intéressant que le film lui-même…

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    • Strum dit :

      Je ne suis pas d’accord et si la chute des deux films diffère, ce n’est pas un hasard. Y voir un deuxième Aguirre, c’est faire du film une analyse superficielle à mon avis. J’ai d’ailleurs pris connaissance de ce qui est autour du film après l’avoir vu. Fitzcarraldo est un film plus beau qu’Aguirre, bien plus beau que ce à quoi je m’attendais, et l’article de Daney que j’ai lu du coup m’est apparu comme parlant d’autre chose que du film (le « tourisme », les « films-monstres ») sans prendre la peine de l’analyser.

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  2. 100% d’accord avec ce post, pas un mot à rajouter. Je préfère ce film à Aguirre d’ailleurs dont la fin (trop mystique à mon goût) m’avait laissé un peu froid.

    Daney à complètement tort : les anecdotes de tournage ne sont qu’une « cerise sur le gâteau », c’est le duo Herzog / Kinski et la manière dont le réalisateur expose Kinski à l’écran qui en font un grand film (je n’ose pas imaginer ce qu’aurait fait Jason Robards dans le rôle), l’histoire du cinéma est pleine de films au tournage épique mais dont les vicissitudes du tournage ne doivent rien enlever aux qualités du film (au hasard Whatever happened to Baby Jane mais aussi bien d’autres).

    Long live Fitzcarraldo donc ! C’est un chef d’oeuvre.

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    • Strum dit :

      Nous avons le même point de vue en effet et le risque ici n’est pas celui pointé par Daney d’un tournage plus intéressant que le film mais que des spectateurs intéressés par les anecdotes entourant un film s’en fassent une fausse idée et ne prennent même pas la peine de le voir. J’ai en tout cas vu un film qui vaut mieux que sa réputation.

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      • Idem, ma préférence va à FItzcarraldo plutôt qu’à Aguirre. De plus, FItzcarraldo, mon Herzog préféré donc, est le dernier film du genre film d’aventure au sens premier du terme. Scénario halluciné, film hallucinant ou scénario hallucinant, film halluciné ? J’ai l’intime conviction que le scénario et le film sont tout autant hallucinés qu’hallucinants. Dans son genre, chef d’oeuvre indépassable. Aucun producteur ne se lancera dans une telle avneture. Strum, ce que tu ne mentionnes pas dans ton article, c’est la part essentielle des bruits naturels qui hantent ce film. A regarder sur grand écran et matériel audio de qualité => résultats garantis.

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        • Strum dit :

          Bonjour InCiné, en effet, je n’ai d’ailleurs pas vu le film sur grand écran. Cela doit valoir le coup. Je suis d’acccord, aucun producteur ne se lancerait plus dans une telle aventure vraisemblablement, a fortiori avec les moyens numériques actuels. Halluciné, hallucinant, et hallucinogène sur le tournage aussi, certainement.

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  3. Martin dit :

    Hello Strum. Assez d’accord avec toi pour dire que Fitz est plus aimable qu’Aguirre. Est-il aussi fou ? Possible aussi, mais d’une folie plus sympathique, donc. C’est vrai que le personnage de Molly aurait mérité d’être un peu plus développé.

    J’aime beaucoup ce film, en réalité. Il m’a donné le goût de voir d’autres oeuvres de Herzog. Doucement mais sûrement. Les occasions sont malheureusement rares, sauf à acquérir les DVD.

    Hormis les deux films précités, je n’ai vu « que » « Signes de vie » et « Nosferatu ». En aurais-tu d’autres à me conseiller ?

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  4. J.R dit :

    Fitzcarraldo est, certes à mes yeux aussi un personnage plus positif et sympathique que Aguirre (on conviendra que ce n’est pas vraiment difficile) et en effet les deux films sont très différents : les deux hommes partagent le même goût de la démesure, mais comme tu l’expliques si bien, la finalité de leur action est fort différente… mais d’un point de vue « artistique » Aguirre est un chef-d’oeuvre… le plus réaliste et le plus halluciné des films « d’aventure » qui est jamais été réalisé (Apocalypse Now est un divertissement produit pour Netflix à côté). Fitzcarraldo n’a pas cette dimension (mais je l’ai vu il y a longtemps en buvant une excellente grappa… donc l’expérience est à retirėter).
    Tu dis que Claudia Cardinale est sous exploiter : mais pourquoi donc la plus belle femme du monde, a si souvent eu un demi-rôle principal?…

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    • Strum dit :

      Aguirre est sans doute plus réaliste que Fitzcarraldo, mais d’un point de vue artistique pour le coup, je trouve ce dernier plus accompli. C’est vrai, Claudia Cardinale n’a pas toujours eu des rôles à la hauteur de sa beauté (là, son rôle est celui d’une potiche) … Et pourtant, c’était une excellente actrice. La rançon de la beauté sans doute, comme on le voit dans La Fille à la valise. Elle était trop belle…

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      • J.R dit :

        C’est ce que je me disais pour me consoler, il n’y a pas de rôle à sa mesure, elle ne peut être qu’un rêve (j’aime beaucoup Le Bel Antonio et je crois que si j’avais épousé Claudia je n’aurais pas était non plus capable… mais je suis beaucoup moins beau que Marcello, comme la plupart d’entre nous, et plus souvent incapable sans doute ; ) )…Les premières minutes d’Aguirre sur le flanc des montagnes des Andes me sidérent et cette musique… on ne se departagera pas ce soir.

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  5. eeguab dit :

    Le dyptique est assez fabuleux. Effectivement le making of du film, voire des deux films, serait devenu presque plus important. Mais je préfère de peu Aguirre (faire d’un Autrichien contrefait un hidalgo flamboyant, fallait oser, mais on sait maintenant la démesure de Herzog et Kinski). Fitz recèle aussi bien des beautés baroques, à commencer par ce costume tout blanc d’un Kinski immaculé (?).
    P.S. A propos d’Herzog je me suis « coltiné » Les nains aussi ont commencé petits. Rarement film ne m’aura mis aussi mal à l’aise. L’as-tu vu et si oui qu’en penses-tu? Merci pour ce beau voyage amazonien.

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  6. Sentinelle dit :

    Ca y est, tu l’as enfin vu ! Très contente que tu l’aies apprécié (mieux que tu ne l’espérais). Pour ma part, je suis dans Nostromo de Conrad. J’ai pris mon temps aussi mais j’y suis 😉

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    • Strum dit :

      Oui, j’ai pris mon temps car je craignais une redite par rapport à Aguirre. Pas du tout, c’est vraiment très bien en effet ! J’adore Nostromo, content que tu le lises, tu me diras ce que tu en as pensé quand tu l’auras fini. 🙂

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