Chaînes conjugales (A letter to three wives) de Joseph L. Mankiewicz : ensemble malgré tout

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Dès les premières lignes de la voix off, Mankiewicz annonce la couleur : « Any situation or character might be fictitious, any resemblance to you or me might be coincidental ». L’habituelle précaution rhétorique par laquelle un auteur se défend de s’être s’inspiré de personnages réels est détournée pour dire ironiquement que ce qui va suivre, bien que fictif, pourrait bien se rapporter à la vie de couple de tout un chacun, à l’American’s way of life ou ses émules, en 1949 ou à une époque plus récente. C’est une des forces de Mankiewicz que de continuer à nous parler, dans ses meilleurs films, par dessus les décennies. Comme dans plusieurs de ses films, Chaînes Conjugales (A letter to three wives) est construit sous la forme de flashbacks. Trois, plus précisément : un pour Deborah (Jeanne Crain), un pour Rita (Ann Sothern), un dernier pour Laura Mae (Linda Darnell). Elles ont reçu une lettre d’Addie Ross, l’égérie mondaine d’une petite ville de l’Etat de New York, leur annonçant qu’elle avait quitté la ville avec un de leur mari. Qui est l’infidèle ? C’est ce qu’elles essaient de déterminer lors d’une sortie scolaire, en se remémorant certaines scènes clés de leur vie de couple.

Chaque femme a sa propre histoire. Deborah, une fille de la campagne, se sent étrangère au sein de la bonne société urbaine que fréquente Fred et dont elle ne connait pas les usages. Rita, chroniqueuse radio bien rémunérée, subvient aux besoins de son ménage pour une part bien plus importante que son mari George (Kirk Douglas), professeur de collège. Laura Mae, issue d’un milieu défavorisée, a épousé Porter (Paul Douglas), l’homme le plus fortuné de la ville qui est à la tête d’une chaine de grands magasins, et la suspicion qu’il s’agit d’un mariage d’argent mine leur relation. Cette palette de situations différentes permet à Mankiewicz d’aborder, sur un ton souvent ironique, les relations au sein du mariage sous divers angles, en fonction notamment du degré de dépendance de la femme vis-à-vis de son mari.

Le segment consacré au couple formé par Rita et George est le plus intéressant, celui relatif à Laura Mae et Porter le plus drôle, la première histoire relative à Deborah étant plus convenue. Aux termes du partage des rôles établi entre Rita et George, l’ambition sociale a été dévolue à Rita qui souhaite une place mieux rémunérée pour son mari tandis que George ne jure que par les valeurs non matérielles qu’il enseigne à ses jeunes élèves, fut-il mal payé. Lorsqu’il parle de la « prolétarisation » des professeurs de collège aux Etats-Unis, on a l’impression qu’il évoque l’époque actuelle où la perte de pouvoir d’achat des enseignants depuis 30 ans est effrayante. De même, lorsque Porter lui rétorque que la mission des enseignants est au contraire d’apprendre aux enfants que « les hommes sont forts et les femmes faibles », ce qui fait écho à des débats contemporains. Magie ou fiction du cinéma : ces deux hommes si opposés se fréquentent et sont amis dans le film. Quant à la propriétaire de l’émission de radio vantant les mérites de ses émissions tout en étant surtout attentive aux publicités les entourant, on a l’impression d’entendre tel dirigeant de chaine française faisant référence « au temps de cerveau disponible » de ses téléspectateurs. Ce sont la pertinence et la vivacité de ces observations qui font encore le sel du film aujourd’hui.

On jubile d’avance de la chute du segment comique consacré à Porter et Laura Mae puisque l’on sait déjà que cette dernière est parvenue à ses fins et a épousé l’homme d’affaires, qui est un personnage quasi-lubitschien, en moins drôle, aussi grossier et péremptoire que le capitaliste texan du Ciel peut attendre. Il est néanmoins regardé avec aménité par Mankiewicz en particulier à la fin du film quand il se révèle plus attentionné qu’on ne l’aurait cru. C’est dans ce segment que l’on trouve le plus de gags visuels (notamment cette cuisine tremblant au passage de chaque train), fait notable dans un film où ce sont les dialogues qui dirigent la narration plutôt que les images, comme souvent chez Mankiewicz. A cette aune, ce film annonçait sa manière pour les années à venir. Linda Darnell est parfaite dans cette histoire d’une femme manoeuvrant habilement pour se faire épouser, et qui fait indirectement écho à la relation extra-conjugale qu’elle entretint avec Mankiewicz lui-même durant le tournage, à ceci près que le réalisateur refusa finalement de quitter sa femme pour elle.

Addie Ross, la némésis de ces trois femmes, celle qui semble au début régenter le récit à travers la voix off, ne sera jamais vue à l’écran, sinon par métonymie via un verre de champagne se brisant. Sa défaite est autant celle de son assurance qui transparait dans sa voix venimeuse, que celle de son refus de jouer le jeu de l’organisation sociale américaine et de l’institution du mariage, avec ses hauts et ses bas, chaîne autant que lien, qui reste ici préservée de tout outrage. C’est la défaite aussi, d’une certaine façon, du personnage féminin le plus indépendant. La prétention de la société américaine à abolir les classes sociales était une des choses qui fascinait le plus Douglas Sirk, qui s’appliqua à en démontrer l’envers dans certains de ses films – pensons au Mirage de la vie, film tourné, il est vrai, une décennie plus tard. A contrario, Mankiewicz, tout en restituant les différences de milieu, tout en dénonçant par la satire certains travers de la société et le poids de l’argent, conforte plutôt ici cette prétention, car le film réconcilie ou agrège à lui des visions du monde, des origines, différentes, les couples restant ensemble malgré tout. Cette comédie de moeurs reste donc, in fine, optimiste si l’on considère sa chute, et moins critique, moins désillusionnée, qu’Eve (All about Eve) qui suivra un an plus tard, annonçant le cinéma américain plus désenchanté des années 1950. Chaînes Conjugales devait être le dernier film où Kirk Douglas, très bien comme à l’accoutumée, jouerait les seconds rôles.

Strum

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16 commentaires pour Chaînes conjugales (A letter to three wives) de Joseph L. Mankiewicz : ensemble malgré tout

  1. Pascale dit :

    J’adore ce film où tout est remis en cause et tout rentre dans l’ordre.
    J’aimerais évidemment le revoir. Je pense l’avoir en DVD.
    Évidemment Kirk est parfait. J’ai vu une photo récente avec son fils de 73 ans, il en a 103, c’est incroyable. Fragile comme un fetu de paille mais souriant.

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  2. eeguab dit :

    Je viens seulement de le voir pour la première fois. A la Cinémathèque. Je le pensais plus dramatique. Je reste plus sensible à La Comtesse… ou Eve. Mais Mank quoi qu’il en soit ça vaut le coup.

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  3. Jean-Sylvain Cabot dit :

    un jalon important dans la filmographie de Mankiewicz.Essentiel.

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  4. ideyvonne dit :

    Dans le même style, mais plus sur un plan familial, il a fait « Un mariage à Boston », ville emblématique de l’aristocratie où, là aussi, il y a un personnage d’enseignant…
    Sa manière de passer au scalpel la société reste tellement d’actualité !

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  5. ornelune dit :

    Quelles belles sur cette photo !

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  6. Pascale dit :

    Rien à voir avec ce film mais j’ai cherché Marty dans ton index sans le trouver. J’imagine pourtant que tu l’as vu car il est cité comme un chef d’oeuvre aux 4 Oscar dont celui du meilleur acteur pour Ernest Borgnine.
    Des années qu’il est dans ma pile à voir… c’est faut depuis hier. Que c’est NIAIS. Je n’ai cru à rien et n’ai jamais été touchée. Personnages bornés et à la limite de la bêtise, dialogues lourds et répétitifs, situations sans intérêt.
    Le pire du pire est la scène où Marty déverse sa logorrhée sur la pauvre Betsy Blair sans pouvoir s’arrêter tout en répétant « Oh que je suis bavard ! ».
    Et quel courage pour la ravissante Betsy Blair de ne cesser de s’entendre dire qu’elle est moche et de devoir prétendre tomber amoureuse d’un balourd.
    Enfin, au moins ai je vu ce chef d’oeuvre à présent…

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    • Strum dit :

      Je n’ai jamais vu Marty. Je regarde plus les films en fonction des réalisateurs qu’en fonction des oscars (qui se sont plus d’une fois trompés). Peut-être aussi que j’ai du mal à imaginer Borgnine dans un tel personnage. Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu ne me donnes pas envie de voir le film. 🙂

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      • Pascale dit :

        Ah dommage, j’aurais aimé un avis.
        Le réalisateur (Delbert Mann) est responsable de plusieurs films que j’ai vus.
        Dont Jane Eyre… mais je suppose que j’étais plus emballée par le livre que par le film.
        Et des films avec Rock Hudson et Doris Day. Apparemment il a fait tourner pas mal se stars d’Hollywood de la grande époque.
        Ernest Borgnine amoureux !!! ça a dû lui arriver (il s’est marié 4 fois) mais franchement il est totalement à côté de la plaque.

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