Dans Bonne Chance (1935), Sacha Guitry utilise la figure de l’inversion qu’il affectionne tant. Il met la charrue avant les boeufs, un voyage de noces avant une noce, le cinéma avant le théâtre, et, dans l’euphorie du moment, il souhaite « bonne chance ! » au couple qu’il vient de former avec la délicieuse Jacqueline Delubac et à la série de film qu’ils s’apprêtent à tourner ensemble. En 1935, il s’est marié avec cette femme devenue sa muse. Commence alors sa grande période d’avant-guerre, de loin sa meilleure.
Tout cela, on le devine en voyant le film, sans même connaitre son contexte, et c’est pourquoi il est prodigue d’un bonheur assez communicatif. Guitry est heureux et cela se voit. Bien sûr, il est égal à lui-même, monopolisant souvent la parole quand il est avec Delubac. Mais il lui réserve plusieurs bons mots (« ne fais pas l’enfant » lui dit sa mère qui voudrait qu’elle se marie. « C’est ce à quoi je m’expose ! », répond-elle). Il fait aussi d’elle une femme de tête, très fine, qui dupe aisément le personnage de Guitry à la fin en décidant pour lui de l’identité du marié.
Guitry n’a jamais fait de théâtre au cinéma, il n’a jamais pris le cinéma comme un prétexte pour continuer à faire du théâtre (en tout cas avant-guerre). Au risque de me répéter parce que je l’ai déjà écrit ailleurs (dans un texte sur Mon Père avait raison), il a toujours utilisé toutes les possibilités du cinéma. Bonne Chance multiplie les montages parallèles, les ellipses, les clins d’oeil au spectateur, avec une liberté de ton et d’imagination qui force l’admiration. Guitry filme la route en caméra subjective, tout en parlant technique de cinéma en voix-off, avec 30 ans d’avance sur le Godard de Pierrot le fou qui racontait d’ailleurs, comme ici, un voyage en voiture vers le sud de la France. Cette idée qui lui prend dans le film de prétendre reconnaitre en paternité Jacqueline Delubac alors qu’il va l’épouser est un joli pied-de-nez à ses critiques (Delubac a la moitié de son âge), une plaisanterie de collégien, qui fait de la mise en abyme un moyen de rire du qu’en-dira-t-on avec sa partenaire et les spectateurs mis dans la confidence. De même que cette autre invention simple que l’on croirait sortie de Pirandello mais sans l’intellectualité rébarbative de ce dernier : dans le film, Guitry, un peintre, et Delubac, une femme sur le point de se marier avec un autre, découvrent qu’ils sont chanceux dès qu’ils sont ensemble, malchanceux dès qu’ils sont séparés. Ne gagnent-ils pas de concert à la loterie comme Antoine et Antoinette de Becker ? Plus d’un réalisateur français doit quelque chose à Guitry.
Bien sûr, il s’est choisi dans le film un rival pâlot et antipathique qui prétend que la place d’une femme est à la maison, quand lui, Guitry, propose à Delubac de partir en voyage. Bien sûr, en matière de mise en scène, Guitry n’est pas Lubitsch – qu’il talonne presque, cependant, sur le plan des bons mots – et il ne possède pas non plus la grâce de ces grands réalisateurs qui créaient une harmonie dans un plan par le moyen d’un plan séquence mouvant, ses scènes ayant parfois ici la durée de vignettes. Mais le dynamisme et la liberté du montage donnent le change ; et puis que d’idées de situations, de dialogues, quel brio dans le récit ! « Les gens heureux donnent toujours l’impression de la folie » dit Guitry dans le film. C’est vrai. Mais le bonheur fait naître cette autre faculté : comprendre que tout est permis quand on a du talent.
Strum
Je ne connaissais pas ce Guitry. Je constate qu’il vaut largement le coup d’œil et tu confirmes ce que je pense de Guitry depuis bien longtemps : Guitry était un moderne. On pourrait presque le voir comme une sorte d’Orson Welles français au regard de l’influence qu’il put exercer sur le cinéma à venir.
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C’est son premier film avec Jacqueline Delubac et je le recommande volontiers. Oui, sur le plan de la narration cinématographique, Guitry était un moderne. Je n’irais pas jusqu’à en faire un Orson Welles français cependant. 🙂 Et puis, Welles était à part, c’était un baroque. Sinon, plus généralement, les années 1930 dans le cinéma français furent à plus d’un égard un laboratoire de ce qui allait advenir avec la nouvelle vague.
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Je reconnais volontiers que leurs styles respectifs divergent. C’est leur origine théâtrale commune et leur manière d’envisager le cinéma comme un langage à part entière qui m’amène à ce rapprochement.
Voilà trop longtemps que j’ai délaissé l’œuvre de Guitry, ce pourrait être une jolie piste de retour en effet.
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Oui, c’est vrai pour cette origine commune.
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Je crois l’avoir vu au cinéma de Minuit il y a longtemps mais je n’en suis pas certain..donc à revoir. j’adore Guitry et je pense, ppur ma part, qu’il talonne Lubitsch de très très prés quand il réalise « Désiré », un de ses meilleurs films.
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Oui, j’aime beaucoup Désiré aussi, dont je parlerai sûrement un jour. Dans le domaine de la comédie « spirituelle », Lubitsch est dans une classe à part je trouve.
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Bizarrement je ne garde aucun souvenir de film de Guitry (sauf vaguement Si Versailles/Paris m’étai(en)t conté(s)). Mais devant l’abondance de l’oeuvre on a que l’embarras du choix. Je ne pense pas m’y précipiter. Il se donne toujours le 1er rôle et je trouve qu’il joue horriblement mal pour ce que je m’en souviens.
Jacqueline Delubac est en effet ravissante.
égal à lu-même
« ne fait pas l’enfant »
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Merci. Plusieurs de ses films d’avant-guerre valent vraiment le coup. Je suis moins amateur de ce qu’il a fait après-guerre (Versailles…). Il parle beaucoup mais c’est loin d’être un mauvais acteur.
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Je retenterai le coup alors.
Ah si on avait encore le ciné de minuit de Claude Jean. C’était là qu’on apprenait presque tout.
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Claude Jean, c’était plutôt Le Ciné Club… Le Cinéma de Minuit c’était Patrick, il existe toujours son ersatz sur la cinquième. Du Ciné Club de Claude Jean (et non celui de Fredo) je me souviens surtout, avec la nostalgie qui est la mienne, de fameux cycle consacré à Chaplin, au film noir, à Antoine Doinel, et aussi l’un très original intitulé l’Autre Amérique…
« Ô jeunesse voici que les noces s’achèvent »
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