La Mule de Clint Eastwood : coupable

la mule

La Mule (2019) de Clint Eastwood possède la beauté tranquille des histoires bien conduites. On attend un film-testament : on découvre un récit de retour en grâce. On recherche ce qui dans cette histoire de rédemption d’un père absent relève de l’autobiographie déguisée : on est trop absorbé par le récit pour en faire le compte. On craint que l’électeur de Trump ne se donne le beau rôle dans un plaidoyer pro domo : on se surprend à trouver le film émouvant. On a beau fourbir ses armes avant la séance, on est obligé de les rendre après. Eastwood démontre dans ce très bon film qu’il est un narrateur toujours vert, encore capable de construire un récit en trouvant le rythme juste.

Cela n’empêche nullement d’avoir une lecture semi-métaphorique du film. Eastwood parle ici de cette Amérique qui vota (en partie) Trump, l’Amérique des perdants de la mondialisation qui voient dans la révolution numérique en cours l’instrument d’une accélération de la destruction de certains emplois non remplacés, ou alors par des substituts moins bien payés, plus précaires. On ne peut ignorer non plus les échos que le scénario rencontre avec la propre vie de l’acteur-réalisateur, longtemps accaparé par les sirènes d’Hollywood qui flattaient sa vanité au détriment de sa vie de famille. Il parle de lui et un peu de ses enfants avec un regard plus indulgent pour ces derniers qu’auparavant. Eastwood n’a jamais été tendre avec la progéniture de ses personnages et l’on se souvient du portrait presque caricatural des enfants de Sur la route de Madison (très beau film quant au reste), comme s’il lui était difficile de les imaginer sans lui, vivant indépendamment de lui. Peut-être prend-il conscience dans La Mule, à travers ce personnage qui avoue à sa fille qu’il fut mauvais père, de sa difficulté passée à s’intéresser à ses enfants pour ce qu’ils sont. Sa caméra prête cependant toujours moins attention à Alison Eastwood (sa propre fille) ou au policier qui traque les dealers (Bradley Cooper, sous-employé dans un rôle peu écrit) qu’à son grand corps ascétique, à peine courbé par les années, qui est le point de mire du réalisateur depuis plusieurs décennies maintenant.

Mais le plus important n’est pas dans ces conjectures, ni dans les quelques invraisemblances du film. Si l’on finit par s’attacher au personnage d’Earl Stone, horticulteur à la retraite devenant passeur de drogue pour aider financièrement sa petite-fille et ses amis, ce n’est pas parce que le récit recèle une part de mise en abyme. C’est bien parce qu’Eastwood conserve cet art de conteur qui fait le charme simple de ses meilleurs films, en leur conférant, par le découpage, ce rythme juste que nous évoquions. Earl passe son chargement de drogue avec un détachement qui lui permet d’échapper à la police. Plus son détachement est grand, plus notre attachement à l’histoire grandit. Le rythme du film est, comme pour la note bleue en jazz, abaissée d’un demi-ton par rapport aux normes actuelles du cinéma hollywoodien. Mais ce n’est pas un rythme pesant, ni édifiant ; ce rythme, Eastwood l’a assez régulièrement trouvé pour évoquer des destins individuels dans sa carrière, comme s’il concentrait dans son jeu d’acteur la crispation que d’autres mettent dans la mise en scène. Il est beaucoup moins inspiré, voire pontifiant, quand il se pique de parler d’Histoire dans d’autres films.

La Mule se situe dans la lignée de Gran Torino et Sully, à cette différence près qu’Eastwood y faisait alors le portrait de héros, par leurs actes et leur jugement. Dans La Mule, il n’est plus question d’héroïsme, mais de survie. La survie d’un mode de vie pour la défense duquel Earl accepte, en toute connaissance de cause, d’endosser la culpabilité de ses actes, passés et présents, sans se défausser sur les autres. Accepter sa culpabilité est le premier pas vers la rédemption. Il y avait-il bien plaidoyer pro domo, mais il était si habilement fait qu’on s’est laissé prendre. L’habituelle lumière caverneuse de Tom Stern est ici avantageusement remplacée par les éclairages moins ternes du chef-opérateur québecois Yves Bélanger.

Strum

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14 commentaires pour La Mule de Clint Eastwood : coupable

  1. lorenztradfin dit :

    « narrateur toujours vert » – en effet, je signe !

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  2. princecranoir dit :

    Complètement d’accord, y compris sur le côté esquissé des personnages gravitant autour de lui. Le film est clairement autocentré, Eastwood voulant malgré tout conserver l’attention, émouvoir dans ses postures de vieux monsieur. Il n’est plus un héros certes, mais il l’a été. Il suffit pour s’en persuader de voir ces hordes de fans qui viennent lui réclamer des fleurs (il s’en lance par conséquent). Il devient ensuite une sorte de « héros à vendre » de son autre mentor de cinéma dont on parle peu mais qui lui ressemble tant, William Wellman. Il détourne cette figure pour parler société, trouve le ton de l’humour pour faire passer la pilule, encore vert au volant comme dans sa tête. Un film plutôt riche donc dans ce qu’il transporte, et pas seulement à l’arrière de son pick-up.

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    • Strum dit :

      Oui, en effet, Eastwood est un malin derrière sa façade raide, un formidable vieillard qui n’a manifestement pas encore dit son dernier mot, plus intéressant quand il fait du cinéma que quand il participe à des meetings de l’affreux Trump.

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  3. Pascale dit :

    Je trouve qu’il s’offre en pâture, physiquement depuis longtemps, pour qu’on le plaigne qu’on l’aime ou qu’on lui pardonne ou les 3. J’ai revu Impitoyable cette semaine. Il tombe de cheval, ne sait plus tirer, on le pousse dans la boue… mais il laisse ses 2 très jeunes enfants seuls chez lui pour aller gagner 500 dollars et venger une pute balafrée. Puis il avoue qu’il a tué des femmes et des enfants… Il veut qu’on l’aime et qu’on lui pardonne TOUT.
    J’ai cessé de le bouder (oui je l’ai boudé) pour ses prises de position… tant pis, il lui sera beaucoup pardonné… parce que 9 fois sur 10 devant ses films c’est différent de ce qu’on voit ailleurs et unique.
    Comme tu le dis justement, il sait raconter une histoire et c’est ce que j’attends en grande partie au cinéma.
    Et puis c’est lui et même si c’est vrai qu’il offre aussi la possibilité de se perdre en conjectures (sans doute parce qu’on l’aime tant qu’on aimerait qu’il soit parfait et vote du « bon » côté), son cinéma finira par faire une sacrée somme.
    J’ai l’impression qu’il se courbe quand ça l’arrange… mais quand il sourit, il a 30 ans.
    La lumière et la musique font aussi partie du voyage.
    Ça m’agace qu’on parle de testament depuis qu’il a 60 ans (ok c’est un âge où l’on y pense…) mais merci de préciser que ce n’est pas le cas. On peut parler de retour en grâce mais pourquoi pas de nouvelle vie… car après l’horticulture, le rôle de mule, Earl/Clint démontre que ce n’est pas fini.
    Bon, j’arrête.
    Vivement le prochain et les suivants…

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    • Strum dit :

      Le talent cinématographique (comme le talent en art de manière générale) n’a de toute façon jamais été corrélé aux opinions politiques ou à la morale. Il ne se décrète pas. Eastwood a ce talent de raconteur d’histoire, qu’on aime le personnage ou non. Et il tient une sacrée forme pour un homme de 88 ans. Pourvu que le prochain ne soit pas un film historique cependant.

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    • princecranoir dit :

      Tu as raison Pascale. Il jouait déjà un type en bout de route dans Honky-tonk Man et Bronco Billy. Et c’était dans les années 80. Mieux encore, on peut considérer Harry Callahan comme un flic bon pour le rebut avec ses méthodes. Eastwood s’est donc très souvent mis en scène comme un type hors des clous, voire fini. Et c’est aussi comme ça qu’on l’aime.

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      • Pascale dit :

        Voilà, c’est ça. Merci Principe de m’agréer. Il ne cesse de nous faire croire qu’il est un vieux débris.
        Je pense qu’il est masochiste et… immortel (en tout cas il a intérêt) !

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        • Strum dit :

          Je peux avouer que pour ma part, je n’ai jamais adoré Eastwood en tant que personnage justement à cause de sa façon de tirer la couverture à lui avec sa caméra tout en affectant une crispation de tous les instants quand on le regarde. Mais il sait raconter une histoire…

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  4. Valfabert dit :

    « Construire un récit en trouvant le rythme juste », comme tu le dis fort bien, c’est là en effet le talent incontestable d’Eastwood. Son art du découpage a de quoi inspirer des générations de futurs cinéastes.
    Plaider coupable, aller de soi-même vers l’expiation, c’est, me semble-t-il, chez Earl Stone, un moyen de se débarrasser de sa mauvaise conscience pour pouvoir continuer personnellement à apprécier la vie. Conception de la justice finalement assez individualiste, pourrait-on objecter, mais qui témoigne d’une recherche de l’attitude juste, tout à l’opposé de la mentalité du jeune narcotrafiquant, engagé dans la voie du crime pour « être quelqu’un », comme il l’explique à Stone lors de la grande fiesta.

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    • Strum dit :

      Oui, voilà, c’est le découpage qui confère aux films d’Eastwood leur qualité particulière, ce talent de raconteur d’histoire qui vaut plus que le fond de ce qu’ils racontent.

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      • Valfabert dit :

        N’étant pas un inconditionnel d’Eastwood, je ne cherche pas à le défendre. Mais je trouve un peu sévère l’idée selon laquelle le propos de ses films vaudrait toujours moins que son talent narratif. Ce jugement est certes approprié pour nombre de ses films, mais j’estime que d’autres (« Mystic river », par exemple), quant à eux, ne manquent pas de substance. Il me semble d’ailleurs que les deux articles de ce blog consacrés au cinéaste témoignent bien de la substance en question.
        Quant à la vision des choses qui apparaît dans ses films, je n’ai pas besoin de la partager pour trouver intéressant ce qu’elle traduit, à savoir notamment la persistance de certains invariants de la psyché profonde de la population des États-Unis depuis les Pilgrim Fathers, tels que la fétichisation de la faute et celle de l’expiation. Eastwood me paraît être, avant tout, un Américain s’adressant à un public américain.

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        • Strum dit :

          Ma foi, je ne voulais pas suggérer que le fond de ses films n’avait pas d’importance ou était dénué de substance (je partage complètement ce qu’il dit dans un film comme Sully par exemple), mais plutôt que d’un point de vue cinématographique la valeur de ses films tient d’abord à son talent narratif.

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