La Huitième femme de Barbe-bleue d’Ernst Lubitsch : l’américain apprivoisé

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La Huitième femme de Barbe-bleue (1938) est l’occasion pour Ernst Lubitsch de raconter malicieusement une guerre des sexes où un américain croqueur de femmes est apprivoisé par sa dernière conquête. De tous les films de son réalisateur, c’est celui qui se rapproche le plus de la screwball comedy américaine par son sujet et par le mouvement imprimé au récit, tendant vers le perfectionnement moral de son protagoniste principal (quoiqu’en fait de perfectionnement, il s’agisse surtout d’une défaite de sa vanité de mâle américain). L’épilogue est ainsi à lui seul une comédie du remariage accélérée, proche de la définition du genre qu’en donna Stanley Cavell.

Le Barbe-bleue du titre est Michael Brandon, un milliardaire joué par Gary Cooper qui concentre, exacerbés par la satire, tous les défauts de l’américain tels que Lubitsch et surtout Billy Wider (ici au scénario avec Charles Brackett et ce n’est pas un hasard) aimaient à les brocarder : arrogant, direct jusqu’à en être grossier, croyant que l’argent lui permet d’acheter non seulement les biens mais aussi les personnes, et voulant imposer sa loi jusque dans les magasins de la Côte d’Azur (l’hilarante scène d’ouverture où Brandon tient à n’acheter qu’un haut de pyjama dans un magasin (une idée de Wilder) pourrait être vue rétrospectivement comme une sorte d’équivalent comique du principe d’extra-terrorialité en vertu duquel certaines lois américaines prétendent s’imposer aux autres pays). La satire est plus forcée que de coutume chez Lubitsch et même les anglais (le personnage servile de David Niven) et les français (la baignoire de Louis XIV qui ne servait qu’une fois l’an car il est bien connu que les français sont sales) n’y échappent pas, bien que les flèches les plus acérées soient réservées au milliardaire américain.

Michael Brandon tombe amoureux de Nicole (Claudette Colbert), la fille du Marquis de Loiselle (Edward Everett Horton), un noble ruiné qui se réjouit de cette occasion de se remplumer. Brandon est tellement habitué à ce que sa fortune lui ouvre toutes les portes qu’il ne doute pas une seconde que Nicole lui tombe dans les bras. Mais lorsque cette dernière apprend par hasard le jour du mariage qu’elle est la huitième femme de ce séducteur invétéré, elle décide de lui faire payer sa muflerie en usant d’une arme dont Aristophane fit l’argument de sa pièce Lysistrata, près de 2400 ans avant Lubitsch, où les femmes se révoltent contre la domination des hommes : la grève du sexe. L’impatient Brandon qui voit l’amour comme un business où il s’agit de gagner ne peut supporter que sa femme se refuse à lui et il perd pied peu à peu devant la résistance opiniâtre de celle qu’il croyait sienne. Car pour Nicole, tous les moyens sont bons. Scène célèbre : Claudette Colbert mâchant une botte d’oignons sauvages avant un baiser. Du reste, c’est elle la véritable héroïne du film comme nous le révèle le titre.

Ainsi, derrière la cocasserie de ses gags (ah, ce « Tchécoslovaquie » épelé à l’envers pour vaincre l’insomnie), et comme souvent chez le subtil Lubitsch, La Huitième femme de Barbe-bleue s’avère être un film moins innocent qu’on pourrait le croire, jusque dans cette fin aux accents quasi-surréalistes où les hommes sont comparés à des animaux, un chien (le père) ou un poulet (et pour cause, Brandon a perdu le panache de son orgueil comme on déplume un poulet, lui qui se voyait déjà manger sa huitième femme). La Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew) de Shakespeare est cité dans le film, mais c’est bien l’homme qui est ici maté. Nicole parvient à substituer à la définition de l’amour de Brandon (un business où il faut gagner) la sienne, un tantinet agressive elle aussi (aimer, c’est « enfermer un homme dans une camisole de force »). Claudette Colbert, fine et charmante, Gary Cooper, raide et engoncé, et Edward Everet Horton, soucieux et attentif, qui bénéficie des meilleures répliques, sont les interprètes idéales de cette fantaisie lubitschienne. Et les dialogues pleins de trouvailles sont un feu d’artifice d’idées à eux seuls. Il est étonnant que ce film où la satire est féroce ait été pour Wilder la source d’inspiration initiale du scénario de son film le plus tendre : Ariane, avec un Gary Cooper plus âgé et plus émouvant qu’ici.

Strum

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11 commentaires pour La Huitième femme de Barbe-bleue d’Ernst Lubitsch : l’américain apprivoisé

  1. princecranoir dit :

    Il me le faut celui-là ! De toute façon, un Lubitsch cela ne se refuse pas, surtout s’il y a Gary Cooper, et moins encore la plus belle et sensuelle de toutes les Claudette.

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    • Strum dit :

      En effet, de Lubitsch il faut bien voir une dizaine de films, dont celui-ci qui n’est cependant pas mon préféré. Gary Cooper en fait ici des tonnes, mais Claudette est comme d’habitude charmante (et « plus encore », non ?).

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  2. Pascale dit :

    Je suis moins enthousiaste que toi. C’est mon moins préféré du petit cycle Lubtitsch que je me suis fait chez moi récemment. Je n’aime pas quand Gary a cet air benêt, on dirait un parfait idiot parfois, même si c’est bon de le voir dans une comédie, on sent que ce n’est pas sa nature profonde.

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    • Strum dit :

      J’ai énuméré les qualités du film mais je ne dirais pas que je suis enthousiaste. Comme je l’ai ecrit la satire est plus forcée que d’habitude chez Lubitsch. Cooper en fait beaucoup en effet.

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  3. J.R. dit :

    Claudette Colbert a un physique d’époque, non ? Aujourd’hui à l’heure des Charlize Theron (une extraterrestre de toute beauté!), elle n’aurait plus aucune chance. Mais quelle coquine Claudette quand même… pour moi le must c’est New-York Miami (titre extravaguant, puisqu’il est exactement le contraire du film). Sinon pas vu ce Lubitsch… encore!

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    • Strum dit :

      Charlize est tres belle mais Claudette a plus de charme je trouve même si elle a un physique particulier. Elle est particulierement bien dans New York Miami en effet, à faire tomber les murailles de Jericho !

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      • J.R. dit :

        On est d’accord, moi aussi je suis plus Claudette que Charlize… mais, elle a déjà joué dans un bon film Charlize ? ; ) Quand je me rappelle le délire autour de Mad Max : Fury Road, une consécration aussi rapide que la combustion d’un plein d’essence en Dodge Viper…

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  4. ideyvonne dit :

    Je me souviens de la scène du mariage où du riz tombe de la poche de Gary Cooper, un petit détail subtil qui nécessitera illico presto quelques explications…
    Si le film est très enjoué c’est bien évidemment grâce aux talents multiples de Claudette Colbert. Elle savait tout exprimer par ses attitudes non verbales (et par son regard si coquin) et la seule chose qui ne changea jamais au fil des années fût sa coiffure ! 🙂

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