Un Prophète de Jacques Audiard : esclave et maître

prophète

Un Prophète (2009) de Jacques Audiard conte l’histoire d’un esclave qui peu à peu devient maître. C’est un tour de force narratif qui tout en suivant les codes du polar illustre la dialectique chère à Hegel du maître et de l’esclave, laquelle passa à la postérité dans le sang au XXè siècle.

L’esclave selon Hegel, c’est l’homme qui pour continuer à vivre accepte toutes les compromissions, toutes les humiliations, tous les crimes, et dont la vie compte plus que celle des autres. Au début du film, Malik (Tahar Rahim) qui entre en prison est un esclave. On le découvre le dos strié de marques de fouets sans que l’on en sache la provenance, comme autant de symboles de son asservissement. Il est sans passé, sans famille, sans aucune place déterminée dans le tissu social ; personne ne l’appelle par son nom, il n’est qu’un numéro. Cet anonymat et l’absence de cadre social relèvent de la fable. Malik va commettre le pire crime qu’un esclave peut commettre : tuer un autre esclave (Reyeb, le seul homme qui lui ait montré un peu de sympathie en prison). Ce crime, Malik l’exécute pour le compte de celui qui va devenir son maître (faux père de substitution), un parrain corse (Niels Arestrup) lui ayant proposé sa protection. Audiard montre ce qu’ont fait de tous temps certains hommes pour survivre : devenir esclave.

Le maître, à l’inverse, c’est l’homme dont la vie compte pour lui moins que les honneurs, celui qui a réussi à maitriser son désir de vivre pour lui préférer un désir de domination. La valeur de sa vie se mesure à l’aune de son degré de domination sur autrui, des richesses matérielles auxquelles il peut prétendre ; pour assouvir ses besoins, il est prêt à la risquer. Dans Un Prophète, Malik devient un maître au moment même où, prenant des risques insensés, il entre l’arme au poing dans une voiture blindée pour y capturer un homme dans un torrent de sang ; il se venge alors du parrain corse qu’il servait jusque-là. Indifférent à la mort, habité par son désir de revanche, il est enfin maître. Auparavant, il avait déjà recouvré la parole et l’usage de son nom (lorsqu’il était esclave, dépourvu de nom, il était simplement « les yeux et les oreilles »).

Dans Un Prophète, les rapports humains (y compris ceux entre Malik et son ami Ryad) sont donc systématiquement viciés par la question de la domination. Audiard filme ces rapports de force comme l’affrontement de deux volontés, deux corps envahissant l’écran, oscillant tel un pendule entre l’ombre où vit le dominé et la lumière qui éclaire le dominant. Sa caméra épouse parfois le point de vue subjectif de ses personnages. Pour accentuer l’impression que le spectateur partage son champ de vision avec lui, la main de l’opérateur est posée partiellement devant l’objectif de la caméra, formant un arc de cercle et obstruant ainsi l’espace, le réduisant à la vision primitive et subjective du personnage. Le cadre de la prison du récit devient presqu’anecdotique, car le monde est déjà filmé comme une prison personnelle. Ce subjectivisme, et un savoir-faire indéniable dans la conduite du récit, rendent le film tendu comme une corde, paraissant fait de tendons et de viscères mis à nus.

Peu à peu, sous cette tension permanente, se glisse une énigme : pourquoi le film s’appelle-t-il « Un Prophète » ? Le prophète, c’est a priori Malik, l’esclave analphabète devenu maître. Reyeb, l’homme qu’il a tué, est aussi celui qui prête ses traits au double qui le visite la nuit, tel un ange ensanglanté, pour l’initier au Coran. Audiard filme au ralenti un Combat avec l’Ange comme une rude mêlée dans un lit. Ce Dieu dont Reyeb est l’intercesseur est sanglant et violent. Plus tard, nous voyons Reyeb crier en tournant sur lui-même : « Allah ! Allah ! Allah ». Mais le plan suivant nous détrompe : c’était Malik qui dansait et criait. On peut aussi comprendre ce Reyeb esprit de vengeance comme figurant le lent et souterrain mûrissement qui s’opère chez Malik, dont le visage insondable ne laisse pourtant rien transparaitre. L’ancien Reyeb devient peu à peu pour Malik un « frère » qu’il a tué et c’est en son nom qu’il se venge des corses. Une fois la vengeance de Malik accomplie et son honneur lavé, Reyeb, vengé, disparaît à jamais. Malik, lui, a retrouvé ses « frères » musulmans, selon une vision pessimiste de la société, ou de la religion, tenue comme ciment communautaire expulsant l’autre de son cercle.

D’autres indices désignent Malik comme une sorte de prophète : Malik a des visions, et à travers ses yeux de prophète annonçant peut-être la revanche des esclaves, nous voyons nous aussi apparaître des biches folâtres qui lui sauveront la vie, pareilles à un signe de son Dieu. Le Prophète récite un verset du Coran via Reyeb, et le mot « récite » s’affiche sur l’écran, car le film est divisé en chapitres dont le titre s’écrit en surimpression, comme autant de versets ou de sourates – manière sans doute de souligner ce qui rattache le film aux récits prophétiques du Coran. Et aussi : Malik reste « 40 jours et 40 nuits » au trou, comme Elie, comme Moïse, peut-être comme Mahomet. Pendant ce temps, ce n’est pas la pluie du déluge qui tombe mais un déluge de sang chez les corses. Et encore : ce dernier plan du film, où Malik marche suivi d’une procession de voitures, cohorte de fidèles le suivant. Car Malik n’est pas un prophète au sens spirituel du terme. Il est avare de mots et de discours. C’est un prophète des valeurs matérielles, de la violence, de l’argent et des voitures, versant certes son argent à un imam, mais comme un écot obligé (quoique son monde intérieur nous soit pour l’essentiel fermé). Ce qui le fait sourire, c’est la découverte de l’avion ou de l’argent, valeurs matérielles s’il en est. Faux prophète ou prophète sécularisé, dégradé, car mû par l’attrait du veau d’or, autrefois dénoncé, aujourd’hui plus que jamais adoré. Mais quelle que soit l’appréciation que l’on porter sur ce que le récit prétend prophétiser (car on peut discuter du fond), vrai polar et grand film à sa manière raide et heurtée (c’est en tout cas ce que je pensais à sa sortie il y a plusieurs années).

Strum

Cet article, publié dans Audiard (Jacques), cinéma, Cinéma français, critique de film, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

10 commentaires pour Un Prophète de Jacques Audiard : esclave et maître

  1. Pascale dit :

    « Va y avoir des animaux »… je me souviens de cette réplique, de cette scène sidérante où Malik s’en sort dans la voiture, de la voix de Niels Arestrup…
    Malik va devenir Calife à la place du Calife sans même l’avoir anticipé. Il apprend le corse sans rien prévoir. C’est encore plus fort.
    Je me souviens aussi d’une relation père/fils plutôt que maître/esclave, car les 2 hommes sont peu à peu très attachés l’un à l’autre. La chute de l’un et la trahison de l’autre n’en sont que plus bouleversantes.
    Et puis il y a Niels Arestup IMMENSE et LA découverte Tahar Rahim très attachant (c’est fou comme on lui pardonne tout) mais qui hélas depuis n’a jamais été aussi impressionnant.
    J’ai hâte de lire ta note sur les frangins. Ce sera psychanalytique 🙂 j’imagine. Il y a de la matière.

    Valeurs matériels

    J’aime

    • Strum dit :

      Il m’a semblé en effet que la sortie du dernier Audiard pouvait servir de prétexte à la publication de ce texte écrit au moment de la sortie du Prophète. Niels Arestrup et Tahar Rahim sont très bien dans des registres différents. Merci pour les « valeurs matérielles ».

      J’aime

  2. J.R. dit :

    Vu hier soir, Brothers Sisters… voici une petite impression – avant de lire la chronique consacrée au film. (attention de brefs spoilers)
    Un western hors cadre : tourné en Europe, et qui se déroule en 1851 (choix signifiant). Un western hors-codes à la recherche d’insolite. Un propos anti-patriarcal, très agaçant. Des tueurs à gages philosophes. Un réalisme de façade (typique des westerns contemporains) qui n’empêche pas les coups de pistolets de donner la nuit des effets de feux d’artifices… beaucoup de violence, de pénombre, de reflets flous dans les miroirs, bref une forme qui tourne volontiers au maniérisme. Un western qui n’a pas le sens de la frontière – on se balade sur une plage du Pacifique (Brothers Sisters rejoint le club très fermé des westerns où l’on peut contempler l’océan). Quelques très beaux plans, hélas, perdus dans un magma de plans stylisés. Une excellente interprétation… mais Bon Dieu! pourquoi nous infliger un type qui se masturbe dans son sac à coucher, et un plan long de bras coupé à la scie, filmé de plein champ… Mais respecter la pudeur des spectateurs! Tout voir, c’est du voyeurisme!
    Décidément, si je comprends les intrigues d’Audriard, je ne comprends pas ses films!
    L’utopiste (qui a la préférence d’Audiard) me rappelle un personnage d’un épisode du dessin-animé Lucky Luke (vu il y a plus d’une dizaine d’années), un trotskiste débarquant en Amérique pour créer une société idéale. Sauf que dans le dessin-animé le personnage est dépeint avec beaucoup plus de sarcasme!

    J’aime

  3. Ping : Les Frères Sisters de Jacques Audiard : nouvelle | Newstrum – Notes sur le cinéma

  4. dasola dit :

    Bonjour Strum, pour moi, Un prophète est le dernier grand film d’Audiard. De rouille et d’os, Dheepan et même Les frères Sisters ne sont pas à la hauteur. C’est surtout les histoires qui ne m’ont pas passionnée. Bonne journée.

    J’aime

Laisser un commentaire