Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret : vengeance contrariée

mademoiselle

Emmanuel Mouret adapte ici avec bonheur l’histoire de Madame de la Pommeraye, un des récits composant Jacques le Fataliste (1780). Le film est fidèle à Diderot dont il reprend in extenso plusieurs dialogues. On en connait la trame qui avait déjà servi à Bresson pour Les Dames du bois de Boulogne (1945) : délaissée par le Marquis des Arcis (Edouard Baer), Madame de la Pommeraye (Cécile de France) ourdit une vengeance propre à satisfaire son orgueil. Ses manigances ont pour but de faire souffrir son ancien amant comme elle a souffert de son inconstance, et de lui faire épouser une prostituée (Mademoiselle de Joncquières) qu’elle aura fait passer au préalable pour une femme vertueuse.

Comme souvent chez Mouret, le film possède une morale amoureuse : l’intrigante verra sa vengeance se retourner contre elle tandis que les plus vertueux seront récompensés. Pour parvenir à ce résultat, Mouret ajoute au récit une dimension peu mise en exergue chez Diderot et Bresson : son Marquis poursuit moins les plaisirs du libertinage qu’il ne recherche la vertu chez la femme. Elle seule le fait tomber amoureux. Au début du film, il discourt sur les liens unissant l’amour et la nature qui ont en commun le principe de l’harmonie. Mouret illustre cette profession de foi par un beau plan d’étang illuminé d’une lumière d’été. On retrouve cette lumière plus d’une fois dans les scènes en extérieur qui introduisent l’idée de nature dans le récit de Diderot. Cette sensibilité romantique rapproche le Marquis du XIXe siècle et l’éloigne du libertin du XVIIIe siècle qu’incarnait si bien le Valmont des Liaisons dangereuses (1782) de Laclos.

Ces ajouts opèrent un rééquilibrage du récit en faveur du Marquis sans pour autant négliger Madame de la Pommeraye qui gagne une confidente par rapport à Diderot et Bresson. L’attention que porte Mouret aux sentiments des personnages lui permet à la fois de convaincre de la bonne foi du Marquis et de montrer que Madame de la Pommeraye continue d’être amoureuse. Le résultat de ce partage équitable est heureux. On éprouve même de la compassion pour elle (odieuse pourtant avec Mademoiselle de Joncquières) qui prétend dissimuler par orgueil une blessure encore ouverte alors que chez Bresson la haine s’est emparée tout entier du personnage qui disparaît du cadre une fois la vengeance accomplie. Ce n’est pas le cas ici malgré sa défaite. Car la femme qui prétendait « corriger les hommes » (Diderot) ou « venger son sexe » (Laclos) perd la partie, à l’instar de Mme de Merteuil chez Laclos avec laquelle elle partage certains points communs (« le monde est mensonge » disent-elles). Sa vengeance était excessive si bien que le film donne le beau rôle au Marquis. C’est pourquoi les critiques qui croient trouver un lien direct entre ce film et le mouvement « me too » ou l’idée d’émancipation féminine font à mon avis fausse route, faute de prendre en compte la chute du récit. Cécile de France et Edouard Baer apportent à leur rôle un naturel qui convient fort bien au film. Une belle réussite d’Emmanuel Mouret, déjà auteur des charmants L’Art d’aimer (2011) et Un Baiser s’il vous plait (2007).

Strum

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28 commentaires pour Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret : vengeance contrariée

  1. lorenztradfin dit :

    « avec bonheur » – ce que j’ai dit/écrit en sortant de la salle…

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  2. Carole Darchy dit :

    Bonsoir Strum, je ne connaissais pas Emmanuel Mouret et n’avais jamais vu jouer Cécile de France ni Édouard Baer… J’avais un a priori négatif sur le film mais j’en suis sortie ravie et j’ai passé un excellent moment. La chute est intéressante !
    Ce n’est pas un chef d’œuvre mais un très joli film avec des acteurs vraiment convainquants.

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  3. Pascale dit :

    Délicieux et cruel, ce film est vraiment beau pour les yeux et les oreilles.
    Du mouvement metoo ici ??? Eueueuh le rapport ??? Je passe. On ne peut pas dire que les femmes soient des modèles d’émancipation ici (et surtout pas la plus jeune) même si elles en donnent l’illusion un temps.
    Heureusement que je vois en général les films avant de te lire. Tu racontes vraiment tout, même la chute.. ah non pas tout à fait 🙂
    Cela dit si on a lu Jacques et vu Les dames (et qu’on s’en souvient), on sait…
    Mme de la Pommeraye fait beaucoup de peine mais qu’est ce que j’ai aimé cette fin.

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  4. J.R. dit :

    Je profite de ce film d’actualité pour commettre un hors sujet maladroit. Est-il prévu sur cet excellent blog une note sur Brothers Sister, le « western » de Jacques Audiard. Je vais sortir de ma retraite de spectateur pour exceptionnellement accompagner quelqu’un… mais ce Mademoiselle de Joncquières me fait davantage envie, j’aurais je crois beaucoup de mal à convaincre la personne que j’accompagne à choisir ce film plutôt que le Audiard. Mais peut-être as-tu vu les deux, et me conseillerais-tu le meilleur pour mon retour dans les salles obscures.

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    • Strum dit :

      Hello, j’aimerais bien voir le Audiard et donc je dirais que c’est « prévu », mais ce sera au mieux le week-end prochain sauf imprévu. Désolé du coup de ne pas pouvoir te conseiller l’un plutôt que l’autre pour le moment. Et rien de maladroit dans ton intervention bien sûr !

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  5. Martin dit :

    Hello Strum.

    Je suis allé voir ce film en toute confiance, attiré par les talents de Cécile de France et d’Edouard Baer, que j’imaginais complémentaires. Je n’ai pas été déçu, d’autant moins en fait que, dans ce film très « écrit », les personnages secondaires sont loin d’être négligés… et les acteurs très bien choisis. Et puis, bien sûr, la langue est un enchantement !

    D’accord avec toi quand tu dis que ce serait faire une erreur que de ne juger ce long-métrage qu’à l’aune du mouvement Me Too. Toutefois, il me semble quand même qu’il y a quelque chose de féministe dans le propos. Même si la conclusion vient un peu tout renverser. Reste à imaginer ce qui arrive après… et ça, c’est la possibilité qui nous est laissée, à nous, spectateurs.

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  6. Benjamin dit :

    Incisif et heureux ! Comme le film, ton article est très bien, très bien écrit. Et je partage ton plaisir pour ce film et pour les autres films cités de Mouret, réalisateur au style assez unique dans le cinéma actuel.

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    • Strum dit :

      Merci Benjamin ! Il restait au moins une typo puisque je viens de repérer un « Moret » en y jetant un oeil grâce à toi. 🙂 On est d’accord sur Mouret, qui mine de rien fait son petit bonhomme de chemin.

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  7. Benjamin dit :

    Mais oui et le voir tenter le film à costume avec réussite est d’autant plus plaisant !

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  8. princecranoir dit :

    Fine analyse qui éclaire mon ignorance du contenu de Jacques le Fataliste et du point de vue de Diderot. Mouret fait un joli pas de côté en effet, qui l’entraîne comme tu l’as bien noté, vers le romantisme XIXeme. C’est d’ailleurs chez Musset qu’on aimat le voir fouiner lorsqu’il tournait ses précédents films au contexte contemporain. Ces aléas amoureux sont quoiqu’il en soit si intemporelles que le contexte ici n’est que pur décorum destiné à justifier l’usage du beau langage.

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  9. Ping : Bilan de l’année 2018 | Newstrum – Notes sur le cinéma

  10. J’ai vu le film en DVD il y a quelques jours et j’ai été charmée, les dialogues très littéraires m’ont beaucoup plu, le scenario est habile et prenant, les décors et costumes sont très jolis …
    Je vous rejoins tout à fait dans l’idée que le Marquis n’est pas un libertin mais un romantique.
    Par contre, les motivations de Mme de la Pommeraye pour se venger laissent un peu perplexe : elle se présente comme un sorte de justicière de la cause des femmes, ça m’a semblé anachronique … Mais j’ai beaucoup aimé ce film tout de même.

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  11. Ping : Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait d’Emmanuel Mouret : désir inconstant et effacement | Newstrum – Notes sur le cinéma

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